— Étonnant, n’est-ce pas ? fit derrière la jeune fille une voix amusée. Le Roi n’a autorisé que les dames : Monsieur son frère ne sera appelé qu’au tout dernier moment. Le duc de Bouillon et le comte de Soissons, entrés en rébellion ouverte, sont hors du royaume, le duc de Vendôme toujours exilé dans son château de Chenonceau où son fils Mercœur lui tient compagnie. Quant à son autre fils, Beaufort, il vient tout juste de rentrer de Flandre avec une jambe appareillée et le Roi ne tient pas à le voir…

Marie abandonna son poste d’observation pour prendre le bras de Mme de Senecey, la fidèle dame d’honneur de la Reine, et soupira :

— Oui, je crains que la Cour ne soit pas bien gaie ces temps-ci. Le Roi ne cesse d’écrire au Cardinal qu’il a hâte que la Reine accouche pour s’en aller d’ici… et nous n’avons même plus les chansons de notre petite Sylvie pour alléger l’atmosphère !

— Elle vous manque ?

— Oui. Je l’aimais beaucoup et j’enrage que l’on n’ait pas cherché à en apprendre davantage sur une mort aussi étrange. Qu’elle se la soit donnée à elle-même, je refuse d’y croire : cela ne lui ressemble pas. Je croirais plutôt…

Elle se tut en se mordant les lèvres.

— Eh bien, que croiriez-vous ?

— Non… rien ! Une idée folle…

Elle avait confiance en sa compagne, mais pas au point de l’introduire dans les secrets de la chambre de la Reine, ce secret qu’ils étaient trois seulement à partager : Pierre de La Porte, toujours en exil depuis sa sortie de la Bastille, elle-même et Sylvie. Il était bizarre, tout de même, que l’enfant eût disparu après un long entretien avec Son Éminence, et Marie n’était pas loin de penser que les oubliettes de Rueil n’étaient peut-être pas une légende. Si Richelieu se doutait de quoi que ce soit touchant les relations de la Reine avec Beaufort, il n’aurait de cesse d’éliminer les détenteurs du secret. Surtout si l’enfant était un garçon. Or Sylvie était morte. La Porte semblait avoir disparu. Quant à elle-même, peut-être n’était-elle qu’en sursis ? L’amour de ce roi qu’elle maltraitait si fort saurait-il la défendre contre les sbires du Cardinal si naissait le Dauphin tant désiré ? Le danger ne l’avait jamais effrayée, mais les palais royaux sont pleins de chausse-trappes et de serviteurs si faciles à acheter ! Restait encore Beaufort, le pion principal. Celui-là, avec sa fulgurante bravoure, on le ferait tuer sur quelque champ de bataille. Lui aussi s’était volatilisé en même temps que Sylvie. On disait qu’il avait touché terre à Paris quelques semaines plus tard, mais un ordre royal l’avait aussitôt expédié en Flandre. Y était-il encore ?

— Où êtes-vous, ma chère, se plaignit gentiment la dame d’honneur. Je vous parle et vous ne m’écoutez pas…

Un page qui arrivait en courant lui évita de chercher un mensonge : le médecin royal réclamait Mme de Hautefort. Tout de suite inquiète, celle-ci ramassa à deux mains ses jupes de satin gris clair, découvrant des pieds charmants dans des mules de taffetas rouge, et s’élança sans attendre sa compagne qui suivit à une allure plus modérée. Elle trouva Bouvard qui faisait les cent pas devant les portes de la Reine, gardées par des Suisses. Elle n’aimait pas beaucoup le disciple d’Esculape à qui elle reprochait sa passion pour les saignées et les clystères, mais elle n’eut pas de peine à deviner, cette fois, ce qui causait sa mauvaise humeur : un bruit de volière en folie s’échappait des doubles portes magnifiquement ouvragées. Il ne lui laissa pas même le temps d’ouvrir la bouche :

— Où diable étiez-vous passées toutes deux ? s’écria-t-il en envoyant la fin de son coup d’œil noir à Mme de Senecey. J’étais en train d’examiner Sa Majesté quand nous avons été assaillis par toutes les couronnes princières de Paris ! D’abord Mmes de Guéménée et de Conti, puis Mademoiselle qui s’est mise à sauter partout et tenait absolument à toucher le ventre de Sa Majesté, puis Mme de Condé…

— Elles sont déjà là ? Je viens tout juste de les voir arriver.

— Elles ont dû galoper dans l’escalier tant leur hâte était grande et moi, débordé, impuissant, j’ai dû leur céder la place. Que suis-je auprès d’elles ? ajouta-t-il avec aigreur. Écoutez-les ! Chacune apporte son conseil, son élixir, que sais-je encore ?

Sans répondre, Marie commença par barrer le chemin à la duchesse de Vendôme qui arrivait avec sa fille et la comtesse de Soissons.

— Vous aurez le temps de voir la Reine tout à l’heure, plaida-t-elle. Pour l’instant, il faut que je fasse le chemin au docteur Bouvard. Venez Senecey !

Les deux femmes s’engouffrèrent dans l’appartement où régnait à présent une chaleur de four. Une bonne âme avait jugé utile de fermer les fenêtres et l’accumulation des parfums et des souffles de ces femmes rendait l’air irrespirable.

Au milieu de tout cela, la pauvre Reine, rouge et suante sous ses satins qui collaient à son corps déformé, s’efforçait de répondre à toutes, étouffant sans que personne s’en soucie en dépit de l’éventail agité mollement par l’une de ses filles d’honneur. Ce début de septembre restait très chaud et, sur les hautes fenêtres du Grand Cabinet, le soleil de cette fin de journée tapait dur.

Marie commença par une rapide révérence adressée à la compagnie, courut rouvrir les fenêtres puis lança, de toute sa voix :

— Mesdames, ne comprenez-vous pas que vous incommodez la Reine et qu’en outre vous empêchez son médecin de lui donner ses soins ?

— N’exagérez pas, madame de Hautefort, coupa sèchement la princesse de Condé. Nous avons apporté des présents destinés à aider Sa Majesté…

— J’implore votre pardon, Madame la Princesse, mais ne voyez-vous pas que la Reine suffoque ? Vous pourriez être accusées de régicide… surtout si l’enfant est un Dauphin ! Ne serait-il pas temps de gagner vos appartements ?

Bougonnant, ronchonnant mais matées, les princesses sortirent l’une après l’autre tandis que Bouvard se précipitait vers sa patiente qui tendait une main tremblante vers sa dame d’atour :

— Pourquoi m’avez-vous laissée, Marie ? fit-elle d’une voix mourante. Je ne me sens pas bien… pas bien du tout…

Quiconque serait resté quelque temps sans voir Anne d’Autriche l’aurait difficilement reconnue tant sa grossesse parvenue à son terme l’avait changée. Son visage toujours si éclatant de fraîcheur en dépit de ses trente-huit ans portait le « masque » redouté par toute femme enceinte. Elle avait longtemps souffert de nausées et, par crainte qu’elle ne perde son fruit comme les fois précédentes, on lui avait interdit tout exercice et jusqu’à la simple marche : on la portait de son lit à un fauteuil et d’un fauteuil à un autre avant qu’elle rejoigne le lit. Gourmande, elle s’était épaissie et son ventre était énorme.

— Seigneur ! se dit Marie tandis que l’on rapportait la Reine dans sa chambre, je me demande ce qu’en penserait ce fou de François s’il la voyait ?

Elle n’en prodigua pas moins les plus tendres soins à celle qui allait peut-être donner le jour à un Dauphin. Même si ce Dauphin signait son arrêt de mort, à elle.

Ce fut au cours de cette nuit du 4 au 5 septembre que les douleurs commencèrent. On alla prévenir le Roi au Château-Vieux et réveiller toutes les personnes qui devaient être témoins de l’accouchement. Un courrier partit pour Paris afin d’annoncer la nouvelle à Monsieur.

Il était environ minuit quand tout commença, mais trois heures plus tard l’atmosphère était devenue insoutenable dans la chambre où la future mère se tordait de douleur au milieu de femmes en grand habit qui semblaient là comme au spectacle et sans plus d’émotion. On avait refermé les fenêtres par crainte de la fraîcheur de la nuit et, à nouveau, on étouffait. Le travail se faisait mal parce que l’enfant ne se présentait pas comme il l’eût fallu. Vers six heures, on entendit le médecin grogner que les difficultés grandissaient…

Marie de Hautefort, réfugiée comme elle aimait à le faire dans l’embrasure d’une fenêtre, se mit à pleurer. Le Roi qui jusqu’alors s’était tenu immobile et muet dans un fauteuil se leva et s’approcha d’elle :

— Cessez de larmoyer ! lui dit-il avec rudesse. Il n’y a là aucune raison de s’affliger. Puis, plus bas, il ajouta : « Pour moi je serai assez content que l’on sauve l’enfant et vous, madame, vous aurez lieu de vous consoler de la mère… »

— Comment pouvez-vous être aussi cruel, aussi insensible ? gronda-t-elle révoltée. C’est votre enfant qui torture ainsi votre épouse…

— Justement. C’est lui le plus important…

— Vous mériteriez une fille !

— Il en sera ce que Dieu voudra. Je vais parler à Bouvard !

Et l’interminable attente recommença, épuisante même pour ceux qui ne faisaient que regarder. Partagé entre l’espoir et l’horreur, Gaston d’Orléans était gris… Pour apaiser un peu sa nervosité, Marie s’approcha d’Élisabeth de Vendôme qui priait sans relâche auprès de sa mère et s’agenouilla à côté d’elle :

— Avez-vous des nouvelles de votre frère Beaufort ? chuchota-t-elle.

— Il est rentré il y a trois jours avec une nouvelle blessure. Pas trop grave heureusement. Il a échappé de peu à la mort : une mine qui a éclaté presque sous ses pas alors qu’il revenait vers sa tente.

Le cœur de la dame d’atour manqua un battement. Un attentat ! Il venait d’échapper à un attentat… Échapperait-il au suivant ?

Vers onze heures et demie du matin, alors que les assauts de la souffrance accordaient une accalmie à la Reine, Bouvard conseilla au Roi de ne pas différer son dîner. Il accepta avec empressement, invitant les seigneurs présents à l’accompagner, mais il eut à peine le temps de s’asseoir : un page accourait pour dire que la Reine venait enfin d’accoucher.

— Sait-on ce que c’est ?

— Pas encore, Sire : on m’a envoyé dès que la tête est apparue…

Jetant sa serviette, Louis XIII court chez sa femme. Au seuil, il trouve la révérence de Mme de Senecey qui lui annonce :

— Sire, la Reine vient de donner le jour à Mgr le Dauphin…

Il s’élance vers le lit où dame Péronne, la sage-femme, tient dans ses bras un paquet enveloppé de linge fin et qui gigote :

— Votre fils, Sire !

Louis XIII est tombé à genoux tandis qu’éclatent autour de lui des acclamations frénétiques et qu’un signal fait partir, depuis la cour du château, des messagers dans toutes les directions. Son action de grâce achevée, le Roi ordonne que soient ouvertes les portes de l’antichambre. Passant devant son frère qui n’a pas l’air bien, il s’apprête à recevoir les félicitations de ses gentilshommes quand Marie de Hautefort le rejoint, l’arrête en lui touchant le bras avec audace.

— Ne l’embrassez-vous pas ? demande-t-elle en désignant le lit autour duquel s’affairent les femmes. Il me semble qu’elle l’a bien mérité.

L’échange de regards entre ces deux étranges amoureux est sans tendresse. De mauvaise grâce, Louis se laisse ramener vers sa femme, à moitié morte dans ses draps froissés et souillés. Il se penche sur elle, la baise au front :

— Grand merci, Madame ! dit-il seulement, puis il se retourne pour accueillir le Grand Aumônier qui va, sur l’heure, ondoyer le bébé.

La Reine s’est endormie. Marie de Hautefort, épuisée elle aussi, est rentrée chez elle, s’est déshabillée et couchée avec une curieuse envie de pleurer. Certes, elle est arrivée à ses fins : le Roi a un héritier et le spectre de la répudiation qui planait depuis si longtemps sur la tête de sa chère souveraine vient de s’enfuir, mais comment oublier qu’elle-même est désormais en danger… et qu’elle a seulement vingt-deux ans ?

Elle n’en dormit pas moins profondément et le soleil du jour nouveau qui faisait étinceler les gouttes de rosée dans les jardins en terrasses du Château-Neuf lui rendit tout le courage dont avait besoin la dame d’atour d’une reine pour affronter une rude journée. En effet, la Seine où l’on prenait de si agréables bains aux jours chauds de l’été se chargeait déjà de bateaux venus de Paris et amenant dames et gentilshommes désireux de faire leur cour au nouveau-né. Le chemin de l’eau, plus lent sans doute, était tellement plus agréable que les carrosses d’apparat où l’on était si fort secoué !

Ce fut pourtant à cheval que vint, accompagné d’un seul écuyer, le marquis d’Autancourt. Marie, qui l’avait vu arriver, s’arrangea pour se trouver sur son passage. Il lui était devenu cher depuis qu’il s’était déclaré tellement amoureux de Sylvie et, en le voyant approcher au long de la grande galerie, mince et élégant à son habitude dans un costume de velours bleu foncé, elle pensa que la vie était mal faite : ce garçon aimable, bien fait et charmant en tout point, riche et promis à un titre ducal, possédait tout au monde pour être heureux mais le Destin l’avait placé sur le chemin de Sylvie et Sylvie n’était plus. Aussi la trace du chagrin marquait-elle ce jeune visage un peu sévère mais si séduisant quand un sourire venait l’éclairer.