Juliette Benzoni
Le roman des châteaux de France
Préface
Que serait la France sans ses fiers châteaux qui constellent notre territoire d’un patrimoine historique et architectural que le monde entier nous envie et que les touristes viennent visiter en masse ? Austères ruines qui défient le temps, forteresses patinées par les siècles, manoirs et gentilhommières aristocratiques qui ont résisté à la folie des guerres et des révolutions, les châteaux français sont les vivants témoins d’un glorieux passé et, s’ouvrant toujours davantage aux visiteurs, ils ne demandent qu’à raconter leur histoire. Sillonnant la France des châteaux au gré des tournages pour la télévision de « Secrets d’Histoire », j’ai pu mesurer l’incroyable richesse patrimoniale qu’ils représentent et, par-delà leur rôle essentiel de conservatoire du beau et des savoir-faire artistiques, ils rendent toute sa saveur à la grande Histoire dont ils ont été, souvent, le cadre grandiose. Derrière les lambris et les stucs dorés, les plafonds à caissons, ou les épais murs de tuffeau et les voûtes peintes, il y a la vie trépidante et souvent aventureuse de hauts personnages qui ont écrit des pages du roman national.
Certes, l’histoire est devenue le parent pauvre de l’enseignement, délaissée au profit des sciences dites exactes, mais jamais l’appétence du public n’a été aussi grande pour le récit des grandes heures du passé. Les paroles de l’archiduc Otto de Habsbourg sont restées gravées dans ma mémoire : « Quand les langues se taisent, les pierres parlent encore. » Les châteaux de France sont nos meilleurs livres d’histoire. Ils maintiennent d’autant plus vivante la flamme du souvenir qu’ils sont avant tout des constructions humaines. Des êtres de chair et de sang y ont vécu, aimé, souffert, pleuré, prié, et œuvré sans relâche à leur embellissement tandis qu’ils défendaient un monde ancien, avec ses valeurs familiales et son code d’honneur qui, dit-on, serait englouti aujourd’hui. C’est aussi ce qui fait l’attrait singulier des châteaux, lieux magiques d’une mémoire préservée et réceptacles de toutes les passions humaines : la soif de pouvoir, le désir de plaire, l’art de la conquête, la course à la fortune et la domination. Avec en prime un grain de folie qui autorisait toutes les audaces et les constructions les plus démesurées. Derrière l’histoire de tous ces châteaux, il y a des bâtisseurs au destin hors du commun que Juliette Benzoni nous fait revivre avec talent. De sa plume alerte et précise, elle se glisse dans le sillage des rois, princes, seigneurs ou écrivains qui ont nourri des rêves de grandeur et de gloire, et fait construire leur château souvent pour défendre leur territoire, parfois par amour, mais toujours pour s’ancrer dans l’Histoire. À chacun de ces châteaux s’attache une histoire unique, flamboyante, romanesque, et c’est ce qui explique que ces palais d’autrefois continuent d’être habités, sinon hantés. Il fallait toute la maîtrise de cette écrivaine prolifique qui a rendu à l’Histoire toute sa saveur par ses milliers de romans, pour nous entraîner de Vaux-le-Vicomte à Chambord, de Lunéville à Amboise, de Dampierre à Chenonceau, de l’Élysée à Eu et d’Uzès à Chantilly… Entrez dans la folle aventure de l’Histoire, le roman vrai des châteaux de France qui s’éveillent par la magie du verbe.
Stéphane BERN
Il n’a rien d’un château, guère plus d’un palais en dépit de ses jardins mais, résidence du chef de l’État, il m’est apparu normal d’ouvrir cette assemblée de demeures historiques – et à histoires ! – par l’évocation des aventures tragi-comiques de ce joli bâtiment qui n’en demeura pas moins la maison du châtelain de ce beau pays que l’on nomme la France…
L’Élysée
Folies en tout genre
Cette bâtisse trop froide n’a pas été trempée par le jeu de l’Histoire. Trop peu d’événements historiques ! Trop peu d’hommes illustres !
Inutile d’ajouter que le Général n’aimait pas l’Élysée. Il jugeait cette maison frivole et peu adaptée aux exigences du pouvoir. On sait qu’il lui eût cent fois préféré Vincennes, plus inconfortable et plus austère mais plus noble. Néanmoins, il sut s’en contenter sans songer un instant qu’il allait apporter à la demeure de tant d’êtres farfelus cette grandeur qui lui manquait mais qui n’est pas forcément transmissible.
Remontons à présent les siècles.
La construction du palais de l’Élysée, résidence parisienne et habituelle du président de la République, a eu deux causes initiales, totalement différentes et cependant liées l’une à l’autre : un mariage arrangé, véritable mésalliance, et une exigence du Régent. Le premier précédant l’autre.
Dans les toutes premières années du XVIIIe siècle, l’aimable Louis-Henri de La Tour d’Auvergne, comte d’Évreux et colonel-général de cavalerie, se retrouve soudain d’autant plus impécunieux que son régiment représente pour lui une lourde charge. Cette grande disette d’argent tient à ce que ses parents, le duc de Bouillon et Marie-Anne Mancini, dernière des nièces du cardinal Mazarin, ont allégrement dévoré en folies de toutes sortes une fortune cependant considérable et due tout entière au cher oncle. En effet, la duchesse, ravissante mais acariâtre et débauchée, n’a jamais su garder d’argent. Pour comble de disgrâce, elle s’est laissé compromettre, avec sa sœur Olympe, comtesse de Soissons, dans la dangereuse affaire des Poisons et a dû prendre le large. C’est dire que son époux n’a pas eu la vie heureuse, d’autant que le sort l’a nanti d’un frère, homme d’Église cependant, mais que la charge de Grand Aumônier de France n’a pas guéri d’un goût prononcé pour les enfants de chœur.
Grâce à ce concours de circonstances, l’héritier d’un des plus beaux noms de France, parvenu à l’âge de trente ans, se trouve réduit aux expédients. Et c’est pour tenter de le tirer d’affaire que le comte de Toulouse, fils légitimé du roi Louis XIV et de Mme de Montespan, lui propose un beau matin un riche mariage, et même un mariage fabuleux à condition qu’il ait la sagesse d’accepter un beau-père de basse extraction. Quel beau-père ? Le financier Crozat que l’on a surnommé Crozat le Riche pour le distinguer de son frère puîné Crozat le Pauvre, lequel était déjà passablement riche.
De toute évidence, le nom dut arracher une grimace au jeune comte d’Évreux qui, cependant, n’avait pas lu Saint-Simon : « Crozat était du Languedoc, écrit le mémorialiste, où il s’était fourré chez Pennautier en fort bas étage. On a dit qu’il avait été son laquais. Il fut petit commis et parvint à devenir caissier. Il donna dans la banque, dans les armateurs et devint l’homme le plus riche de Paris. Le roi voulut qu’il fût intendant du duc de Vendôme. Il était glorieux à proportion de sa richesse. »
En fait, Crozat, qui est très habile financier, a surtout fait fortune en obtenant le privilège du commerce avec la Louisiane. Il se double d’un mécène et le bel hôtel qu’il vient de faire construire place Louis-le-Grand (notre place Vendôme) s’emplit de collections où se côtoient Titien, Tintoret, Van Dyck et autres seigneurs d’égale importance, que Catherine II rachètera par la suite.
Secrétaire du roi qui l’a fait marquis du Chastel, Crozat pourrait fournir une copie de l’image élégante du surintendant Fouquet de fastueuse mémoire. Malheureusement, il n’est pas aussi raffiné et surtout il est snob comme il n’est pas permis. Et follement désireux de se faire une place dans une société qui ne semble pas tellement pressée de l’accueillir.
L’idée de marier sa fille à un La Tour d’Auvergne, cousin du roi, lui met la tête à l’envers et lui vaut, de la part de son épouse, une scène en tout point digne de Molière. Car, fidèle au modèle de la sage Madame Jourdain, Mme Crozat, bien qu’appartenant à une excellente famille bourgeoise, n’approuve ni les prétentions nobiliaires de son époux ni les dépenses folles auxquelles il se livre pour « régaler » des gens qui ne songent qu’à profiter de sa fortune.
La scène se prolonge. Décidément, Mme Crozat n’a aucune envie de devenir la belle-mère d’un comte d’Évreux dont on clabaude un peu partout les succès féminins. Mais les lois de l’époque donnent tous pouvoirs au père de famille et, au printemps de l’an 1706, la jeune Anne-Marie Crozat, qui n’a guère plus de douze ans, épouse Henri-Louis qui en a vingt de plus.
Mariage somptueux dans le bel hôtel paternel mais mariage blanc : en échange de la dot royale qu’il reçoit, M. le comte d’Évreux n’accorde à Mlle Crozat que la joie contestable de devenir comtesse. Sa personne, estime-t-il, n’a rien à faire dans cette histoire de gros sous. Au soir de ses noces, le jeune époux salue courtoisement celle qu’il appelle son « petit lingot d’or » et s’en va passer la nuit chez sa maîtresse en titre.
On peut admettre que la mariée est un peu jeune mais l’âge est alors de peu d’importance. En outre, Anne-Marie est loin d’être laide. C’est une jolie fille brune avec des yeux noirs magnifiques et qui en grandissant va encore embellir. D’autant qu’elle a le bon esprit de cultiver aussi bien ses connaissances que sa personne dans l’espoir d’attirer enfin l’attention d’un époux qu’elle adore en silence. Résultat : à vingt ans, Anne-Marie est devenue non seulement une jolie femme mais une grande dame.
Contrairement à ce qui se produit généralement en pareil cas, le comte d’Évreux est peut-être un mari volage, un mauvais mari mais ce n’est pas un mari dépensier. Tout au contraire. Entré en possession d’une fortune inespérée, il se met en devoir de l’augmenter et, pour éviter les frais, s’est installé dans l’hôtel de son beau-père, ce qui lui évite d’entretenir une maison. En outre, il ne cesse de briguer des charges royales afin d’arrondir son magot. C’est ainsi qu’il harcèle le Régent pour obtenir de lui la capitainerie des chasses de Monceaux.
Or, Philippe d’Orléans, fin psychologue, se prend un jour à confesser la jeune comtesse d’Évreux et, à sa grande stupeur, finit par apprendre que son époux n’a jamais daigné en faire sa femme selon l’amour. Généreuse, Anne-Marie attribue ce dédain au fait qu’elle et son époux habitent toujours l’hôtel du financier et que cette cohabitation rappelle trop quotidiennement ses origines plébéiennes.
Fort de cette confidence, le Régent convoque le mari récalcitrant et lui tient à peu près ce langage : « Vous aurez votre capitainerie et je vous en porterai le brevet moi-même quand vous habiterez un hôtel vous appartenant. »
C’est un ordre déguisé. Aussitôt Évreux se met en campagne, achète au financier Law un terrain de mille deux cents toises d’une valeur de 77 090 livres situé sur l’ancien « marais des Gourdes ». Comblés, ces marais forment à présent un beau terrain situé entre le Grand Cours – futurs Champs-Élysées – et le village du Roule.
L’architecte Mollet se met au travail sur ce terrain et, à la fin de l’année 1718, l’hôtel d’Évreux est inauguré au cours d’une fête donnée dans les salons du rez-de-chaussée. Il n’est pas question de visiter le premier étage car, toujours fidèle à son avarice, le maître des lieux n’a pas jugé utile de le faire décorer. Il n’en reçoit pas moins le brevet tant désiré mais ne s’en va pas pour autant frapper à la porte de sa femme.
C’est au cours de cette fête inaugurale que la jeune Anne-Marie comprend son erreur en voyant la maîtresse en titre de son époux, la duchesse de Lesdiguières, s’efforcer de prendre ouvertement sa place. Elle sait à présent qu’elle ne sera jamais la femme de son mari et d’ailleurs elle s’aperçoit en même temps d’une étrange opportunité : elle ne le souhaite plus.
Quelques mois plus tard, après avoir demandé la séparation de corps et de biens, Anne-Marie quittait l’hôtel d’Évreux pour rentrer chez son père où elle mourut en 1729, à peine âgée de trente-cinq ans. De son côté, le mari, usé par les débauches, apoplectique et retombé en enfance, trouva le moyen de lui survivre de nombreuses années dans le palais qu’il avait fait construire et où il entretenait un train chiche. Ce n’était plus guère qu’un déchet humain quand la mort le prit en 1753. Quelques mois plus tard, l’hôtel d’Évreux devenait la propriété de la marquise de Pompadour.
Quand elle achète l’hôtel, la marquise n’est plus favorite qu’en titre. Sa santé jointe à une certaine froideur de tempérament lui interdit l’alcôve royale mais elle demeure pour Louis XV la confidente, l’amuseuse, l’amie irremplaçable. Elle le demeurera encore plus de dix ans mais, elle le sait, sa situation de maîtresse platonique a des pieds d’argile. Le roi tient à elle, certes, mais qui peut dire si son cœur et surtout ses sens ne vont pas un jour ou l’autre l’attacher à quelque jolie femme particulièrement habile… aussi habile qu’elle l’a été elle-même ?
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