À un physique agréable, il joint « beaucoup d’esprit orné de lectures, bien disant, éloquent avec du tour et de la grâce ». Mais, à côté de cela « fort gueux, extrêmement débauché, grand escroc et fort pillard ». Le portrait étant de Saint-Simon, chacun peut en prendre ce qu’il veut.
C’est en 1675 que Claude-Alexandre vient au monde dans cet admirable château au charme médiéval intact que les descendants d’Aymeric de Bonneval et de sa femme Sybille de Comborn, les bâtisseurs, ont su conserver tel qu’il était lors de sa construction au XIVe siècle – avec tout de même plus de confort. Il descend de ce Guillaume de Bonneval qui, en 1248, partit pour la croisade, de ce Germain de Bonneval qui fut, à la bataille de Fornoue, l’un des sept preux armés et vêtus comme le roi Charles VIII et qui se fit tuer à Pavie en défendant François Ier. Il descend des rois de Navarre et des vicomtes de Limoges. Ses ancêtres comptent parmi les premiers barons chrétiens ; ils ont acquis le droit de se dire cousins du roi et, chez eux, la bravoure est chose toute naturelle : on ne saurait concevoir un Bonneval qui ne soit la vaillance même.
Pour Claude-Alexandre, tout commence en 1685, quand il atteint ses dix ans. À un âge où l’on n’est encore qu’un petit garçon, il s’engage sur les vaisseaux du roi comme garde-marine. Je dis bien : il s’engage. Nul ne l’a poussé. Il pense seulement qu’il n’est jamais trop tôt pour se faire une réputation. Un cousinage avec M. de Tourville fait le reste et décide de sa vocation momentanée : ce Limousin sera marin !
Un marin pittoresque. Il est de ceux à qui l’on peut demander le plus pur héroïsme et le sacrifice suprême mais certainement pas de se plier à une quelconque discipline : brave jusqu’à la folie mais impossible à faire plier.
À treize ans, ce gamin se voit convoqué par le ministre Seignelay, fils du grand Colbert, qui le tance vertement et le menace de le renvoyer dans ses foyers. Cela vaut au grand personnage une non moins verte réplique :
— On ne casse pas un homme de mon nom !
Seignelay sait jauger les gens. La riposte lui plaît. À cet enfant à l’échine raide dont les yeux bruns le défient, Seignelay sourit :
— Le roi casse le garde-marine mais le fait enseigne de vaisseau, monsieur !
Enchanté, Claude-Alexandre retourne à la mer sans trop savoir s’il préfère se faire tuer pour un si grand roi ou devenir amiral… Hélas, quelque temps après, le nouvel enseigne, traité « comme un croquant » par un lieutenant du même vaisseau, se prend de querelle avec lui, le gifle, l’affronte en duel et le tue. C’est un exploit pour son âge mais les conséquences sont graves : il faut quitter la marine.
Il n’en éprouve guère de regrets. La discipline lui est décidément insupportable et il se sent fait pour le commandement. Mais où le trouver ?
Comme tous les Bonneval passés, présents et futurs, c’est un cavalier-né. Comme tel, il persuade son père de lui offrir un régiment alors que s’ouvre la guerre de Succession d’Espagne. Et le voilà parti. En fait, il vient de trouver sa véritable vocation car c’est à la fois un stratège et un entraîneur d’hommes. Il s’illustre si fort sous Villeroy et Catinat que sa réputation franchit les lignes de feu et s’en va résonner jusque chez l’ennemi aux oreilles du prince Eugène de Savoie-Carignan qui applaudit. Décidément le jeune capitaine pourrait se retrouver un jour maréchal de France.
Seulement, voilà ! Il a, sur la conduite du soldat en campagne, des idées bien personnelles : le pillage lui paraît chose normale ainsi que la levée de contributions arbitraires sur les populations qui ont l’honneur de l’accueillir avec ses hommes. C’est ainsi qu’ayant fort malmené les gens du Piémont il se retrouve, un beau jour, debout dans le cabinet d’un ministre.
Cette fois, il s’agit du marquis de Chamillart, installé à la Guerre par la volonté de Mme de Maintenon beaucoup plus pour son assiduité à la messe que pour ses talents militaires. Il fait preuve, en l’occurrence, d’une insigne maladresse. C’est ainsi qu’il donne, concernant notre tête chaude, des ordres féroces. On doit « retenir tout ce qu’il [Bonneval] pourra toucher [en fait de traitement] en attendant qu’on pût lui faire payer le reste ». Pour un cadet, c’est la misère à brève échéance. En outre, Chamillart, fils d’un robin de Rouen ayant fait carrière dans la magistrature et portant son marquisat tout neuf comme un trophée, n’impressionne pas Claude-Alexandre. Un échange de lettres parfaitement acides s’ensuit.
Au reçu de la dernière épître ministérielle, Bonneval voit rouge. Chamillart ne lui dit-il pas qu’il n’est pas « assez grand seigneur pour faire des présents au roi » ? Et le roi a l’air d’être d’accord sur cette prose insultante ? Il ne fait rien pour défendre la meilleure noblesse de France contre les sottises de ses fonctionnaires ? Du coup, l’offensé reprend la plume et la plonge dans son encre la plus tempétueuse :
« Si, dans le terme de trois mois, je ne reçois pas une satisfaction raisonnable sur l’affront que vous me faites, j’irai au service de l’empereur où tous les ministres sont gens de qualité et savent comment il faut traiter leurs semblables. »
Naturellement, Chamillart refuse d’obtempérer et, au mois de mars 1706, Bonneval passe à l’Autriche avec armes et bagages sans éprouver un seul instant le sentiment qu’il a peut-être tort. Les torts, s’il y en a, ne sont pas de son fait mais de celui du roi !
Malheureusement il ne part pas seul. D’autres capitaines le suivent, soit pour raisons financières, soit par déception intime ou soit encore pour avoir eu maille à partir avec le ministre.
À la cour de l’empereur Joseph Ier, Bonneval est reçu avec tous les honneurs qui lui sont dus. Le prince Eugène, autre transfuge qui sait de quoi ce diable d’homme est capable en temps de guerre, le prend en amitié et lui offre le grade de général.
Le nouveau promu se couvre de gloire en Italie, en Flandre, dans les Alpes et en Hongrie. En Bosnie, devant Petrovaradin, il reçoit au ventre une terrible blessure dont on pense un moment qu’il va mourir. Il s’en garde bien. D’ailleurs, bâti à chaux et à sable, Claude-Alexandre a l’âme chevillée au corps. Il trouve le moyen de guérir mais devra porter, sa vie durant, un bandage assujettissant sur ses entrailles une plaque d’argent.
Du coup, le voilà célèbre. On crie au miracle, même en France où, Louis XIV ayant rendu son âme à Dieu, le Régent pense qu’il vaudrait peut-être mieux récupérer un homme de cette trempe. Et par le truchement d’un autre Limousin, le cardinal Dubois, il lui fait savoir que sa condamnation pourrait être révisée s’il consentait à regagner la France.
Car, déserteur, il a bel et bien été condamné à mort par contumace. Et même exécuté en effigie en place de Grève, au grand désappointement des badauds peu friands de ces exécutions sans participation authentique.
Heureux malgré tout à l’idée de revoir son pays, Bonneval demande son congé à l’empereur – c’est à présent Charles VI – et s’en revient à Versailles voir ce que le Conseil de Régence pense de lui. Il est reçu à bras ouverts par la majorité de la cour. Seuls, quelques grincheux comme Saint-Simon lui font grise mine. Le mémorialiste a quelque peine à comprendre par quelle alchimie un déserteur doublé d’un traître peut se transformer aussi aisément en héros.
Car, bien entendu, on passe l’éponge. On rend l’enfant prodigue au château familial et à la famille qui pense avoir trouvé la panacée en proposant le mariage. L’idée peut séduire car Claude-Alexandre aime les femmes. Elles tiennent, dans sa vie, la troisième place après la table et le vin. Alors pourquoi pas un mariage ?
La fiancée choisie pour ce pandour de quarante-deux ans est de bonne noblesse, douée d’un charmant visage et d’un cœur plein de tendresse, riche de surcroît et d’une touchante jeunesse. Elle se nomme Judith de Biron. Elle est fille du lieutenant général, duc de Biron. On ne saurait donc trouver future épouse plus digne de continuer le vieux nom. En foi de quoi Claude-Alexandre consent, pour une fois, à écouter son frère aîné, le marquis de Bonneval : il accepte de se laisser marier.
C’est alors, au château, une belle fête où chacun peut voir briller de joie les yeux de la petie mariée tombée amoureuse au premier regard de son général « ventre d’argent ». La pauvre enfant croit, de bonne foi, que ce jour de joie entame une longue suite d’années heureuses, d’années d’angoisse aussi comme il convient à une femme de soldat mais adoucies et embellies par l’arrivée successive de nombreux enfants.
Hélas, dix jours exactement après la cérémonie, le nouveau marié constate que la vie conjugale ne l’intéresse pas plus que le service de la France et, sans crier gare, sans dire au revoir à personne, il boucle ses bagages, fait seller son cheval et reprend tranquillement le chemin de l’Autriche.
Dix jours de mariage quand on a espéré toute une vie ! Judith pleure toutes les larmes de son corps, refusant de croire à son malheur. Son époux est parti, bien sûr… mais il reviendra ; et puis peut-être porte-t-elle déjà en elle l’espoir d’une maternité qui le ramènera obligatoirement ? Et longtemps la jeune femme va garder l’espoir, refusant de croire que son héros ait pu, aussi brutalement, aussi vilainement il faut bien le dire, abandonner son foyer et déserter une seconde fois le pays natal qui lui avait pardonné.
Alors, elle se met à lui écrire et elle va écrire comme cela pendant des années. C’est le début d’une immense correspondance à une seule voix, d’une interminable lettre d’amour qui va durer autant que Judith. Et à laquelle, jamais, il ne répondra. Pourtant, que de gentillesse, que de tendresse pudique :
« Je suis aussi constante à me tourmenter que vous l’êtes à me négliger. Il faut se conformer à vos désirs qui sont peut-être d’aimer en gardant un parfait silence. Il fallait m’en avertir pour éviter la surprise d’un effet si singulier. »
Pauvre Judith, aveugle au point de prêter à l’absent des pensées, des délicatesses dont il est bien incapable. Et peu à peu, parce qu’elle veut y croire, elle prend l’habitude de recevoir de ses nouvelles par ceux qui en apprennent sur les champs de bataille.
Claude-Alexandre se couvre de gloire sous Belgrade et Judith exulte, heureuse d’être l’épouse d’un si grand héros. Et naturellement, elle le lui écrit, espérant une petite réponse qui ne vient pas. Alors elle écrit à nouveau :
« Je vous prie seulement de dire, une fois tous les huit jours à votre valet de chambre, que vous avez une femme qui vous aime et qui demande qu’on lui apprenne seulement que vous êtes en vie. »
Peut-on être plus touchante ? Bonneval se contente d’ordonner à son valet de donner les nouvelles que l’on réclame et, bientôt, Judith entame une sorte de dialogue à distance avec le serviteur de son mari, chacun d’eux parlant d’une troisième personne – le général – comme les fidèles parlent de Dieu.
Pour le moment, d’ailleurs, le dieu en question fait des siennes. Il y a trop longtemps sans doute qu’il est en bons termes avec le prince Eugène. Cela ne peut durer et Bonneval, bavard et sardonique, commet la faute grave de moquer les mœurs spéciales de son chef et de révéler, après boire, que jadis, à Paris, on appelait Eugène de Savoie-Carignan « Madame ». Et de souligner :
« C’était parce qu’il faisait souvent la dame pour les jeunes gens. »
On rit mais l’affaire fait scandale. Pour fuir la colère du prince et la police impériale, il ne reste à Bonneval qu’à plier bagage et à chercher refuge à Bruxelles.
Il n’y restera guère car il se met bientôt sur les bras une nouvelle affaire : cette fois elle concerne la reine d’Espagne Louise-Élisabeth d’Orléans qui aurait été surprise par son royal époux en compagnie du marquis d’Aiseau. Cette fois, le bavard n’est pas Bonneval. Au contraire, il s’indigne que l’on ose clabauder sur le compte d’une princesse de sang français, la fille de « son ami » le Régent. La coupable, c’est la marquise de Prie, épouse d’un favori du prince Eugène. Et Bonneval qui n’écrit jamais à sa femme saute sur sa plume et fulmine : « Les hommes qui font de pareils discours sont des coquins et des malheureux, les femmes sont des putains et des carognes qui mériteraient qu’on leur coupât la robe au c… puisqu’il ne convenait à personne d’attaquer la réputation d’une aussi grande princesse sortie de l’antique maison de France. »
Et, pour être bien certain que nul n’en ignore, Bonneval récite son libellé à qui veut bien l’entendre. Tout le monde n’apprécie pas. L’empereur en tout premier rang : il trouve pour le moins surprenant d’entendre un transfuge impénitent chanter ainsi la gloire de ceux qu’il a désavoués. Cela lui vaut, pour lui tout seul, un échantillon de la prose bonnevalienne daté du 30 août 1724. Notre héros y rappelle qu’il a l’honneur d’être allié au sang royal de France par les maisons de Foix et d’Albret et qu’en conséquence il entend continuer à se faire le champion de feu Monseigneur le Régent, qui fut son ami, et de sa famille.
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