L’empereur n’apprécie toujours pas et, poussé par le prince Eugène et par Mme de Prie, il fait arrêter l’insolent qu’il envoie réfléchir dans la forteresse d’Anvers. S’il croit le calmer, il se trompe : Bonneval écrit plus que jamais et couvre Sa Majesté de missives aux termes desquelles il laisse entendre, de façon fort transparente, que son auguste correspondant règne avec autant de bonheur sur l’Autriche que sur l’empire des imbéciles admirablement représenté par le marquis de Prie.
Excédé, Charles VI l’extrait d’Anvers pour l’envoyer en Moravie, à la forteresse de Spielberg mais, chose étrange, on le laisse y aller tout seul. Il en profite pour s’accorder quelques vacances, prend son temps pour rentrer en Autriche, va visiter certaine belle dame d’Amsterdam et, chemin faisant, s’offre la satisfaction d’une dernière lettre adressée au prince Eugène et qui assimile le grand chef à un criminel : ne laisse-t-il pas traiter indignement son meilleur général ? Et, en conclusion, il réclame réparation par les armes.
Résultat : en arrivant à Vienne il est arrêté et traduit devant un conseil de guerre qui le condamne à un an de réclusion au Spielberg.
Il purge sa peine avec d’autant plus de décontraction qu’il se fait un ami du gouverneur de la forteresse avec qui il joue aux échecs. Et qui lui raconte de belles histoires : celles de ses combats contre les Turcs pour lesquels cet homme a conservé la plus vive admiration. Aussi, une fois libéré, Bonneval pense-t-il que l’Orient pourrait lui offrir certaines joies.
Il tire sa révérence à l’Autriche, gagne Venise où il mène joyeuse vie mais en part plus vite qu’il ne le croyait pour éviter d’être repris par les Autrichiens ; le prince Eugène, qui trouve la punition trop douce, souhaite lui en faire infliger une plus grave. Et Bonneval s’en va tout droit à Constantinople offrir son épée au sultan.
Mahmoud l’accueille à bras ouverts, lui confie son artillerie, le rebaptise Ahmet pacha et l’incite vivement à se convertir à l’islam. Mais, en France, la nouvelle est accueillie avec horreur. Voltaire, pour sa part, ironise et, comme le bruit court de vagues démêlés entre le nouveau pacha et son nouveau maître, qui ont envoyé le premier réfléchir en Asie Mineure, il écrit :
« Ce qui m’étonne c’est qu’ayant été exilé en Asie Mineure il n’allât pas servir le sophi de Perse puis il aurait pu avoir le plaisir d’aller en Chine en se brouillant successivement avec tous ses ministres. »
Et Judith dans tout cela ? Eh bien ! la nouvelle de l’apostasie de son époux est pour la comtesse un coup terrible. Elle comprend que Claude-Alexandre est définitivement perdu et elle cesse d’écrire enfin. Quatre ans plus tard, dans l’hiver 1741, elle meurt. Avec elle s’éteint cette branche de la famille Bonneval.
Chose étrange, la fin de l’interminable correspondance a frappé Ahmet pacha. Et plus encore la mort de Judith. Ce soir-là au souper, il se met à pleurer en écoutant une mélodie limousine. Alors, il prend une fois de plus la plume mais c’est pour écrire à son frère aîné. Le mal du pays le tient et le tient bien.
« Essayez de trouver une frégate napolitaine, répond le marquis, et venez à Rome. Vous y ferez votre paix avec Dieu et trouverez le repos. Ensuite, nous verrons. »
Mais il est tard. Bonneval-Pacha a soixante-douze ans, sa passion des vins – il a fait visiter à Casanova sa « bibliothèque » composée de grands crus – lui a valu toutes sortes d’incommodités. En juillet 1747, il meurt sur les rives du Bosphore où il dort de son dernier sommeil sans avoir jamais revu son pays ni la fidèle Judith. Il importe pourtant de dire qu’il fit toujours jouer son influence auprès du sultan en faveur de la France et que, de cette façon, il a peut-être mieux servi son pays qu’en y restant.
Le château de Bonneval est demeuré propriété de sa famille dont la dernière illustration est le général de Bonneval qui, jusqu’à la mort du général de Gaulle, fut son aide de camp totalement dévoué. La silhouette de cet officier qui suivait le Général comme son ombre, le protégeant de son mieux, a été longtemps familière aux Français.
HORAIRES D’OUVERTURE
Juin et septembre 14 h 30-18 h Juillet 14 h 30-19 h
Un célèbre « son et lumière » est donné le premier week-end d’août.
http://www.bonneval.com.br/index_1407504448000.html
Le Bouilh
La marquise-fermière
Je voulais savoir tout ce qui était utile
pour toutes les circonstances de la vie.
Commencer la construction d’un château en 1787, à deux ans de la Révolution et alors que certains signes avant-coureurs se manifestaient déjà, c’était faire preuve d’un bien grand courage et d’une véritable foi en l’avenir. C’est pourtant ce que décide Jean-Frédéric, marquis de La Tour du Pin-Gouvernet, quand, cette année-là, il commande Le Bouilh à l’architecte Victor Louis. Un immense château qui ne sera construit qu’à moitié car lorsque, en 1789, Louis XVI confie au marquis le ministère de la Guerre, celui-ci fait arrêter aussitôt les travaux : il ne veut pas que l’on puisse supposer que les fonds du ministère aient été utilisés pour lui-même. Ce qui lui vaudra la sincère admiration de sa belle-fille.
Mais parlons de celle-ci, parce qu’elle en vaut la peine et parce qu’elle aimera Le Bouilh, même s’il ne comporte qu’un seul corps de logis et une aile basse !
Henriette-Lucy Dillon, appartenant à une très ancienne famille d’origine irlandaise, n’a pas eu une jeunesse heureuse. Sa mère meurt quand elle est tout juste âgée de douze ans, en 1782. Son père qui commande le régiment de Dillon est alors en Amérique où il combat avec l’amiral d’Estaing pour l’Indépendance. Elle vit chez sa grand-mère au château de Hautefontaine, près de Soissons, et le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas pour son bonheur, si l’on en croit le portrait qu’elle en trace : « Ma grand-mère, du caractère le plus altier, de la méchanceté la plus audacieuse, allant parfois jusqu’à la fureur… » En fait, Mme de Rothe est une femme rapace, acariâtre, méfiante et jalouse, qui ne fera jamais rien pour le bonheur de sa petite-fille, au contraire. Il y a aussi le grand-oncle, l’archevêque de Narbonne, Richard-Arthur Dillon, président des états du Languedoc, un prélat de cour, magnifique et fastueux, généreux et aimable, mais qui s’intéressera davantage à la chasse, aux femmes et aux chevaux qu’à la religion ; ce qui lui vaudra de mourir ruiné1. Il est le seul à montrer quelque gentillesse à la jeune Lucy qui est battue plus souvent qu’à son tour.
L’adolescente aimerait quitter cet enfer mais la seule issue est le mariage. Encore faudrait-il que la grand-mère soit d’accord… En effet, à l’un de ses retours des îles d’Amérique, où il s’est installé, son père a mentionné un jeune homme appartenant à la famille de La Tour du Pin-Gouvernet qu’il a rencontré là-bas, et qui ferait un mari possible. Mais, tout de suite, Mme de Rothe s’est mise en colère. Quelle folie est-ce là ? Elle connaît ce garçon qui « est chétif et disgracié et qui doit à Dieu et au diable ! ». Pas question de lui donner Lucy !
Tous les ans, Mme de Rothe et sa petite-fille accompagnent Mgr Dillon qui s’en va présider les états du Languedoc et toucher ses revenus. Le voyage se fait en grand apparat, sans lequel l’archevêque ne saurait se déplacer. Lucy aime assez ces voyages qui apportent à sa vie un peu d’évasion. L’un d’eux va changer sa destinée.
En 1785, on revient de Narbonne par Bordeaux. Or, un matin, le coiffeur de Lucy, tout en arrangeant ses cheveux, lui demande une permission : celle d’aller passer la soirée dans les environs, au château du Bouilh – celui qui existait avant les bâtiments commandés par M. de la Tour du Pin – où il a servi jadis et où il conserve quelques bons amis. Il rejoindra le cortège le lendemain, devant Cubzac, au passage de la Dordogne.
Lucy accepte mais interroge l’homme sur le maître de ce château et acquiert l’assurance qu’il s’agit du père de ce jeune homme dont elle a entendu parler une fois, une seule fois, et son imagination, très vite, va l’occuper toute la soirée. Elle aimerait apercevoir ce château mais, de la route, c’est impossible. Ce qu’elle pourra voir, c’est le pays, un très beau pays et, au passage de la rivière, Lucy regrettera que sa grand-mère se soit opposée à un mariage qui lui aurait permis de vivre dans cette belle région.
Elle le regrette encore plus quand, de retour à Paris, on lui propose un brillant parti : le duc de Biron… qui a quatre-vingt-cinq ans ! Lucy, faisant preuve pour la première fois du caractère plein d’énergie qui toujours sera le sien, refuse, et on n’osera pas la forcer. Elle refusera de même plusieurs autres partis. Le seul qui lui plairait, c’est ce jeune homme qu’elle n’a seulement jamais vu mais dont quelque chose lui dit qu’il saurait la rendre heureuse… Et, soudain, le miracle s’accomplit : en novembre 1786, Mme de Rothe apprend à sa petite-fille que M. de la Tour du Pin a renouvelé sa demande pour son fils. Il est à présent maréchal de France et la reine désire ce mariage.
— Pensez-y, lui dit-elle, et décidez-vous !
— Mais, madame, répond Lucy, je suis toute décidée. Je ne demande pas mieux !
Réponse qui ne plaît pas du tout à la grand-mère qui, du coup, réitère ses objections méchantes. Lucy tient bon. Elle veut épouser « Monsieur de Gouvernet » et aucun autre.
Il lui faudra néanmoins attendre encore quelques mois avant de voir enfin cet homme dont elle rêve. Encore devra-t-elle se cacher derrière un rideau pour l’apercevoir quand il descendra de voiture « en deux sauts » le jour où il vient faire sa demande officielle et apporter l’autorisation de son père. Autorisation qu’il est allé chercher au Bouilh dont il aura fait l’aller et retour à cheval en huit jours.
« Je ne le trouvais pas laid comme on me l’avait annoncé. Sa tournure assurée, son air décidé me plurent au premier coup d’œil ! »
Le 21 mai 1787, on les marie au château de Montfermeil, près de Paris, et ce mariage décidé par des familles, cette union de deux inconnus sera la mieux assortie, la plus tendre, la plus solide qu’il y eut jamais.
Le jeune couple vit d’abord à Versailles où Lucy, logée avec son mari dans l’hôtel du ministère de la Guerre, tient la maison de son beau-père à qui elle voue une véritable affection. Mais les jours sombres sont déjà là. Lucy voit le peuple envahir Versailles en octobre 1789, manque de se faire tuer et assiste au départ de la famille royale. C’est à son époux que Louis XVI, au moment de partir, confie la fastueuse demeure qu’il ne reverra plus.
— Tâchez, lui dit-il, de me sauver mon pauvre Versailles !
Une mission impossible que M. de La Tour du Pin s’efforcera néanmoins de mener à bien. Cependant, la situation est devenue intenable au ministère de la Guerre. Le beau-père de Lucy a démissionné, cependant que la jeune femme donne le jour à un fils… Bientôt, il faudra se cacher…
Après la mort du roi, le marquis supplie ses enfants d’aller se réfugier au Bouilh et, le 1er avril 1793, ils se mettent en route. Dans le château neuf, ils vont vivre quelques mois de tranquillité et même de bonheur. Lucy à nouveau enceinte coud et tricote, s’occupe de sa maison. Dès l’enfance, elle a tenu à apprendre tout ce que devrait savoir une bonne maîtresse de maison. Son mari dévore les livres de la bibliothèque réunie par son père. C’est presque un tête-à-tête car les serviteurs sont rares, mais on est bien… Pas pour longtemps. La Révolution s’installe à Bordeaux en la personne de Tallien. Il n’y a plus de sécurité pour quiconque. Mais auprès de Tallien, il y a sa maîtresse, l’ex-marquise de Fontenay, la belle Thérésa qui sera un jour sa femme. Grâce à elle, les La Tour du Pin vont pouvoir s’embarquer pour l’Amérique avec leurs deux enfants et un ami, M. de Chambeau.
Le 9 mars 1794, ils prennent place à bord de la Diane qui les conduit à Boston. C’est là qu’ils apprennent la mort sur l’échafaud de leur père. M. de La Tour du Pin, qui a comparu comme témoin au procès de la reine et l’a défendue avec une grande fermeté, a été guillotiné le 28 avril. Ce sera un grand chagrin.
Cependant, le jeune couple achète une petite ferme près d’Albany et se met en devoir de la faire prospérer. Lucy, tout de suite, a aimé l’Amérique, et c’est avec courage qu’elle se met à l’ouvrage, s’occupe de sa maison avec l’aide d’une esclave noire, soigne les bêtes, file la laine ou le chanvre et donne tous ses soins à la confection du beurre – elle a huit vaches – qu’elle va vendre au marché. Elle a adopté le costume des paysannes : « la jupe de laine bleue et noire rayée, la petite camisole en toile de coton rembrunie, le mouchoir de couleur, les cheveux séparés et relevés par un peigne… ». On est bien loin du grand habit de satin blanc brodé d’argent et des huit rangs de diamants sous lesquels, lors de sa présentation, Lucy avait fait ses révérences au roi et à la reine !…
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