Cette vie lui plaît. On reçoit quelques visites venues de France qui apportent des nouvelles : M. de Talleyrand, entre autres.

Mais la France ne manque guère à Lucy, devenue la meilleure des fermières. Et quand une lettre, arrivée au début de 1796, invite les La Tour du Pin à revenir pour récupérer leurs biens car ils n’ont pas été inscrits sur la liste des émigrés, Lucy ne se résigne au départ qu’avec une grande tristesse. D’autant plus grande qu’elle laisse dans la terre américaine sa petite Stéphanie, emportée par une maladie brutale. On repart tout de même, le 6 mai… et Lucy ne cessera plus de regretter sa ferme.

À l’automne, on retrouve Le Bouilh. Mais dans quel état ! Tout a été volé, pillé, saccagé : « Cette maison, je l’avais laissée bien meublée et si on n’y trouvait rien d’élégant, tout y était commode et en abondance. Je la retrouvais absolument vide : pas une chaise pour s’asseoir, pas une table, pas un lit… » Rien ! Il faut repartir de zéro avec une fortune bien diminuée mais, une fois de plus, la fermière d’Albany se remet à l’ouvrage.

Le château va renaître, toutefois, parce que Lucy est incapable de vivre et de faire vivre les siens dans un taudis ou un désert. Sa maison redeviendra agréable à habiter. Elle en sortira quelques années plus tard pour répondre à un ordre de Napoléon Ier qui, lors du passage de la reine d’Espagne à Bordeaux, lui demandera de remplir auprès de celle-ci les fonctions de dame d’honneur. Cependant que son époux deviendra préfet de Bruxelles. Mais le cœur des La Tour du Pin est légitimiste et c’est avec joie qu’ils saluent le retour des Bourbons.

Lors du fameux Congrès de Vienne, le marquis accompagne Talleyrand au palais Kaunitz et y trouve l’occasion de mettre largement en valeur ses qualités de diplomate. Il sera, par la suite, ministre plénipotentiaire à La Haye puis ambassadeur à Turin.

Hélas, l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe va, une fois encore, détruire leur vie. En effet, leur dernier fils, Aymar – l’aîné Humbert a été tué en duel en 1816 – s’est attaché aux pas de la duchesse de Berry ; elle passera d’ailleurs une nuit au Bouilh. On sait la fin de l’aventure. Condamné à mort par contumace, Aymar aura juste le temps de s’enfuir vers Jersey et passera de là en Angleterre. Mais son père a pris sa défense et se voit emprisonné pour trois mois en compagnie de Lucy qui refuse de se séparer de lui.

Exilés, les La Tour du Pin quittent la France pour rejoindre leur fils. Ils s’installent à Nice, puis à Turin, puis à Lausanne. En 1835, ils vendent Le Bouilh à M. Hubert de l’Isle. C’est à Lausanne que meurt l’époux de Lucy, en 1837. Celle-ci s’attachera ensuite aux pas de son fils et tous deux vivront surtout en Italie. Et c’est à Pise qu’enfin elle meurt, le 2 août 1853. Mais revenons au Bouilh et à son nouveau propriétaire…

La belle-fille de M. Hubert de l’Isle était d’une extrême beauté que Lamartine chanta quand la jeune femme suivit à l’île Bourbon son époux qui venait d’en être nommé gouverneur. Il lui adressa alors, avec un court poème, ces quelques lignes :

« Madame, je me plains souvent d’être poète quand on m’objecte l’imagination et le cœur comme obstacles aux choses sérieuses d’ici-bas. Mais je me félicite quand je vous vois car il n’y a qu’une imagination et un cœur poétiques capables d’admirer autant qu’elles le méritent les perfections de toute nature dont le ciel a doué en vous sa plus ravissante création… »

C’est de cette jeune femme qui fut dame d’honneur de l’impératrice Eugénie que descendent les actuels propriétaires du château du Bouilh.


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 1er juillet au 30 septembre, visites guidées les jeudis, samedis et dimanches, de 14 h 30 à 18 h 30.

http://chateaudubouilh.jimdo.com


1- Voir Bagatelle.

Boursault

La Grande Dame du champagne

Ce vin doit porter un jour

Des bons mots à la jeunesse,

Des erreurs à la sagesse,

Des feux même à la vieillesse

Et des désirs à l’amour.

BERTIN

Lorsqu’en 1818 elle achète le grand château de Boursault, distant d’Épernay d’environ neuf kilomètres, Mme Nicole Clicquot-Ponsardin songe seulement à faire plaisir à sa fille Clémentine, mais aussi, mais surtout à son gendre, le comte Louis de Chevigné qui rêve d’être châtelain et considère, non sans raison peut-être, qu’un grand nom sans une grande demeure est comme un printemps sans primevères. L’occasion est bien choisie pour faire ce cadeau royal puisque, le 15 du mois de juin, la jeune comtesse de Chevigné vient de mettre au monde un enfant.

C’est une fille, sans doute, mais dans la famille on a appris à juger les femmes à leur juste valeur et si la petite Marie-Clémentine ressemble, même un tout petit peu, à sa grand-mère, elle sera de toute évidence une personnalité hors du commun : face au monde entier, Mme Veuve Clicquot née Nicole Ponsardin porte le titre prestigieux de « Grande Dame du champagne ».

Le château ravit tout le monde, bien qu’il soit alors d’aspect plutôt sévère : une grande bâtisse médiévale dont la façade portée par une galerie à arcades est entourée de grosses tours rondes. Jusqu’à la Révolution, il a appartenu à la famille d’Anglure, puissante et vaste maison de Champagne dont les ancêtres remontent aux croisades. Elle a pour auteur Ogier d’Anglure qui suivit Philippe Auguste en Terre sainte, fut fait prisonnier et obtint du sultan Saladin la permission de revenir en France pour réunir sa rançon. En dépit des efforts des siens, il n’y parvint pas et, quand arriva le temps où la rançon aurait dû être portée, Ogier, fidèle à sa parole, retourna se constituer prisonnier sans espoir, cette fois, de revoir jamais sa famille. Mais le grand Saladin s’y connaissait en chevalerie. Il admira la loyauté de ce chevalier franc et lui rendit la liberté, en demandant seulement que son nom fût désormais accolé au patronyme des d’Anglure. À la suite de cette belle histoire tous les descendants d’Ogier se sont appelés Saladin d’Anglure. Leurs armes portent « d’or semé de grelots d’argent soutenus chacun par croissant de gueules » et leur cri de guerre est « Saladin et Damas ! ».

Voilà donc dans quel nid la Grande Dame du champagne installe sa couvée mais il est temps, à présent, de revenir en arrière et de regarder vivre celle qui fut d’abord la petite Nicole Ponsardin, de bonne famille bourgeoise ayant même droit à des armoiries : une sardine nageant sous un pont.

Elle n’a jamais eu ni frère ni sœur. Son père, le banquier Ponsardin, habitait à Reims une belle maison dans la rue Cérès et c’est là que Nicole Barbe vient au monde. Elle a douze ans quand éclate la Révolution et elle doit alors quitter l’abbaye royale de Saint-Pierre-les-Dames où elle est élevée dans les bonnes manières. La ville royale est aux mains des sans-culottes qui s’en prennent à la cathédrale, pillent le trésor et décapitent les statues.

Pour mettre son héritière à l’abri, M. Ponsardin la confie à une brave femme toute dévouée à la famille et qui est couturière. Nicole, habillée en petite fille pauvre, vivra chez elle tant que durera le cauchemar dont les siens, connus comme des gens de bien, se tireront sans mal… Et elle a depuis plusieurs années – ayant alors vingt-deux ans – regagné l’hôtel de la rue Cérès quand on décide de la marier. On décide mais elle est d’accord, car elle aime depuis longtemps François Clicquot qui possède des vignes et constitue l’un des plus beaux partis de la ville. C’est donc un vrai mariage d’amour, car Nicole est charmante, mais aussi un mariage curieux. Seule l’union civile est en usage et Nicole, à la mairie, se conforme à la coutume locale qui veut qu’une femme ajoute son nom de jeune fille à celui de son mari. Mais dès l’instant où l’on prétend faire bénir une union, surtout par un prêtre « non jureur », mieux vaut se cacher.

C’est ainsi que le mariage de Nicole et de François va se dérouler… dans une cave. Et là se produit le miracle : après la bénédiction nuptiale, le vieux prêtre qui officie remet à François un rouleau de papier jauni que lui et sa jeune femme vont dérouler avec émotion. Il a pour titre « Mémoire sur la manière de choisir des plants de vigne convenables au sol, sur la façon de les provigner, de les tailler, de mélanger les raisins, d’en faire la cueillette et de gouverner les vins. » En fait, ce n’est rien d’autre que l’un des très rares exemplaires de la manière de fabriquer le champagne selon la méthode de Dom Pérignon, le moine génial de l’abbaye d’Hautvillers.

Les jeunes époux se mettent tout de suite à la tâche et s’installent à Bouzy pour surveiller vignes et récoltes. En même temps, François, qui s’est mis à voyager pour trouver des clients, rencontre à Bâle un « petit homme tout rond, jovial et affable », M. Bohne, sans doute le meilleur voyageur de commerce d’Europe, qui met son talent au service de la maison : il vend à tout le monde, Allemands, Russes, Anglais… Mais, en 1805, c’est la double catastrophe : François, le cher François meurt d’une fièvre maligne, laissant Nicole veuve avec une petite fille. En outre, la guerre reprend avec l’Angleterre, fermant ainsi l’un des grands débouchés du champagne.

Le père Clicquot se laisse aller au désespoir et prétend, puisqu’il n’a plus d’héritier, vendre les vignes et les caves. C’est alors que Nicole montre sa vraie nature. Elle s’oppose formellement à la vente, déclare qu’elle entend honorer la mémoire de son époux en poursuivant sa tâche et, quatre mois après la mort de François, celle qu’on appellera désormais la Veuve crée sa propre maison en compagnie d’un associé. C’est la Maison Veuve Clicquot-Ponsardin, Fourneaux et Cie. Et rien ne l’abattra.

Napoléon porte la guerre à travers toute l’Europe ? Parfait ! Il sera sans le savoir et par le truchement de son armée le premier commis voyageur de la maison, sous les ordres de M. Bohne. Le Blocus continental empêche les bateaux français d’exporter le fameux champagne ? Ça s’arrangera ! Nicole, en effet, passe contrat avec des corsaires américains et son champagne va courir les mers sous la protection de la bannière étoilée. Les problèmes, bien sûr, ne manquent pas. Les commandes sont nombreuses, pressées, et peuvent nuire à la qualité du vin. En effet, il se forme dans les bouteilles un dépôt qu’il faut un certain temps pour expulser. Comment faire pour l’enlever rapidement ? Installée dans sa maison d’Ogeron, Nicole passe des nuits sans sommeil à conférer avec son maître de chais Jacob. Et, une nuit, elle trouve la solution, descend quatre à quatre à la cave : ce qu’il faut c’est percer des trous dans de longues et larges planches et y installer les bouteilles la tête en bas. Ainsi pourra-t-on faire partir le dépôt sans perdre trop du précieux vin…

Et le temps passe, l’Empire passe. Nicole a fait élever sa petite Clémentine à Paris, au couvent des Anglaises, d’où elle la tire en 1817, au grand déplaisir de la jeune fille qui s’ennuie à périr en province. « Pleure pas, Mantine, lui dit sa mère pour la consoler, je t’achèterai de l’esprit quand je te marierai… » Et elle tient parole car il se trouve justement parmi les soupirants de Clémentine un beau garçon sans aucune fortune mais plein d’esprit : le comte Louis de Chevigné, dont le père a été tué aux côtés de M. de Charette dans les guerres vendéennes.

Louis séduit la jeune fille mais, comme il a commencé par plaire à sa future belle-mère, le mariage a lieu dans la joie et les fêtes. On sait à présent comment la Veuve célébra la naissance de sa petite-fille en achetant le château de Boursault.

Louis aime beaucoup « Mère chérie » qui vit pratiquement au château mais il est un peu brouillon et, abusant de son influence, manque d’entraîner la maison dans des affaires désastreuses. Heureusement, Nicole a désormais auprès d’elle un assistant de grande valeur qui veille au grain. M. Édouard Werlé évitera de justesse quelques catastrophes dues au génie inventif de Louis et, avec l’aide de sa patronne, finira par l’aiguiller sur un chemin sans danger : la politique. Édouard Werlé deviendra l’associé de la Veuve.

En 1848, nouveau mariage à Boursault : celui de la seconde Marie-Clémentine, fille de la première, avec le comte de Mortemart. Et, pour la circonstance, la Veuve fait des folies : à côté du vieux château médiéval, s’élève maintenant un superbe château Renaissance. Le mariage sera un triomphe où se presseront les plus grands noms de France.

La vie à Boursault est fastueuse. On y donne des fêtes, des chasses, et seul le champagne maison y a droit de cité : « Madame Clicquot, par un despotisme concevable, n’admettait que ses champagnes à sa table. Paraphrasant Louis XIV, elle aimait à répéter : le Vin c’est moi… Effectivement, il n’y avait pas une goutte de vin rouge sur la nappe », écrit Charles Monselet qui fut reçu au château.