Après lui, le fief tombe aux mains de femmes puis passe à la famille de Blosset et, enfin, à Philippe Le Veneur, seigneur de Tillières. Les Le Veneur conserveront Carrouges jusqu’en 1936.

Il faut bien dire que c’est une famille étonnante. Au point d’avoir été surnommés les Montmorency de la Normandie, bien qu’en fait ils eussent été originaires de Bretagne. Leur nom vient de ce que la charge de veneur royal était, chez eux, héréditaire. Les grandes forêts normandes devaient être pour eux terre d’élection. Et ils vont monter très haut.

Abbé du Bec puis du Mont-Saint-Michel, évêque de Lisieux puis Grand Aumônier de France, Jean Le Veneur couronnera Éléonore d’Autriche au moment de son mariage avec François Ier en 1526. Il est l’ami de Rabelais. Mieux encore : c’est lui qui, en 1532, présente Jacques Cartier, le Malouin, au roi. Et quand son protégé prend la mer pour la grande aventure du Canada, c’est en partie grâce à la générosité du cardinal Le Veneur.

À son petit-neveu, Gabriel, Machiavel dédie l’un de ses ouvrages. Il est ami de la reine Catherine de Médicis mais c’est le frère de ce Le Veneur-là qui hérite de Carrouges où il recevra la cour en 1570. C’est un homme de bien, un modéré et, durant les guerres de Religion, s’il combat comme l’exige son devoir, dès l’instant qu’il y a guerre, du moins, refuse-t-il de punir, comme on le prie de le faire, Avranches qu’il gouverne :

« Je les ai combattus assez vaillamment sur les champs de bataille pour avoir le droit de ne pas être désigné pour leur bourreau ! »

Ce héros avait épousé en 1550 Magdelaine de Pompadour dont il eut deux enfants : Jacques et Marie qui, en épousant Paul de Salm, devint l’aïeule d’un duc d’Orléans et de ce François de Lorraine qui prit le titre d’empereur d’Autriche en épousant Marie-Thérèse.

Jacques Le Veneur entreprit, au château, des travaux considérables, reprenant l’œuvre du grand cardinal Le Veneur qui, lui, fit construire le pavillon d’entrée. Le château, après lui, atteignit à peu près l’aspect qu’il a aujourd’hui et que décrit La Varende :

« Carrouges se déploie et monte de ses fossés asséchés qu’entourent des balustrades. Maison énorme et compliquée où tous les siècles ont contribué – depuis le XIIIe – en brique et pierre. Le site est austère. Il devait être tout différent au temps où, vers le sud, s’étendait un vaste étang. »

La famille se déployait en même, temps que le château et l’on ne peut compter ici les alliances illustres, les grands noms qui, au cours des années, s’allièrent à la maison Le Veneur. On trouve Rohan-Chabot, Bassompierre – elle se nommait Catherine et était sœur du fameux maréchal compagnon d’Henri IV – d’Harcourt, du Gué de Bagnols, Louvois, d’Esparbès de Lussan et d’autres encore. Jamais les Le Veneur ne se mésallièrent et de décade en décade on en vient enfin à celui qui fut peut-être le plus curieux personnage de la famille : Alexis-Paul, dont la vie, étalée de 1746 à 1833, couvre près d’un siècle.

Entré jeune dans la carrière des armes, il se distingue au siège de Gibraltar puis se voit nommer député de la noblesse aux États généraux. Mais, comme beaucoup de jeunes officiers, Alexis est tourné vers les idées libérales nées de la guerre de l’Indépendance américaine. Il propose même l’abandon des privilèges dès le 20 mars 1789 et, à Carrouges, donne l’exemple en payant les études des plus méritants de ses vassaux ou en offrant des dots. C’est ainsi qu’on le voit payer la pension d’une religieuse, Marie-Françoise Goupil, dans un couvent de Paris. Marie-Françoise, qui épousera un jour Hébert, le farouche Père Duchesne, et finira comme lui sur l’échafaud.

Même après la mort du roi, Le Veneur reste fidèle à la République. Il a pour aide de camp le fils d’un de ses gardes-chasse sur son domaine de Tillières : Lazare Hoche. Et c’est Hoche qui en 1793, quand Le Veneur sera tout de même arrêté, comme Custine, comme Beauharnais, réussira à le sauver.

Sous l’Empire il est député, et Napoléon lui donne le titre de vicomte Le Veneur. Son nom est gravé sous la voûte de l’Arc de Triomphe de Paris. Mais c’est à Carrouges qu’il meurt le 26 mai 1833. Il avait épousé Charlotte-Henriette de Verdelin qui, durant la Terreur, se montra l’épouse la plus dévouée et la plus aimante qui soit. Elle osa paraître à la barre de la Convention et ne recula pas devant d’humiliantes visites à Robespierre.

Tous deux laissaient de nombreux enfants qui ont gardé Carrouges jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. Mais le château était trop lourd financièrement. Il fallut bien finir par accepter de le vendre à l’État.


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 1er avril au 15 juin et du 1er au 30 septembre 10 h-12 h et 14 h-18 h

Du 16 juin au 31 août 9 h 30-12 h et 14 h-18 h 30

Du 1er octobre au 31 mars 10 h-12 h et 14 h-17 h

Fermé le 1er janvier, le 1er mai,

http://carrouges.monuments-nationaux.fr

Castries

La vraie « duchesse de Langeais »

… une jeune femme fut passagèrement le type le plus complet de la nature à la fois supérieure et faible, grande et petite de sa caste…

H. de BALZAC

Érigé sur une butte où se presse le village, entouré de jardins qui pourraient être italiens mais où, cependant, Le Nôtre mit la main, cerné d’eaux vives qui doivent tout au gigantesque aqueduc de sept kilomètres que Riquet construisit voici trois siècles, Castries attire et renvoie le soleil sur un paysage qui aurait pu tenter Hubert Robert… La gloire l’auréole, ce château où se succédèrent des hommes de valeur, dont certains furent grands et comptent parmi les plus authentiques serviteurs de la France.

La généalogie de la famille de La Croix de Castries – prononcez castre1 – s’établit sur pièces depuis le XVe siècle et jamais aucun de ses fils ne manqua à l’honneur ni à la noble maison qui les symbolise, et pourtant…

Et pourtant, c’est une femme que nous allons évoquer d’abord et, qui plus est, une femme qui faillit au mariage, tant est puissante l’attraction qu’exerce l’amour sur la plume de l’écrivain. À plus forte raison quand cet amour a fait vibrer le cœur d’un géant des lettres. L’inspiration romanesque et la morale ne font pas toujours bon ménage mais qu’importe, après tout, s’il en sort un chef-d’œuvre ?

En 1816, Eugène-Hercule de Castries, qui sera aide de camp de Davout et général, qui est marquis mais sera duc, épouse avec le faste qui convient Henriette de Maillé, fille du duc de Maillé, dotée d’une grande beauté et surtout d’une grâce souveraine. Philarète Chasle a tracé d’elle un portrait curieux : « La figure longue et chevaleresque, le profil plus romain que grec, les cheveux rouges sur un front très élevé et très blanc, elle effaçait littéralement l’éclat des bougies… » Quoi qu’il en soit, la marquise de Castries est l’une des reines de Paris et se plaît à la société des écrivains et des artistes. Ce qui n’est aucunement le cas de son époux.

En 1819, le couple va se séparer sans jamais, pourtant, sacrifier les apparences. Mme de Castries vit une passion qui sera celle de sa vie avec le prince Victor de Metternich, fils du chancelier d’Autriche, passion partagée qui coûtera à la jeune femme sa réputation, ce qu’elle ignore superbement, et s’achève en 1829 par la mort du prince. Dès lors la marquise mène sa vie comme elle l’entend dans son magnifique hôtel de la rue de Grenelle, où elle reçoit les esprits les plus brillants de la capitale.

Cependant, l’un d’eux manque à sa collection. C’est ainsi qu’en juillet 1831 Honoré de Balzac, qui séjourne alors au petit château de Saché, en Touraine, reçoit d’elle une lettre signée d’un pseudonyme anglais. Sa correspondante inconnue lui dit apprécier fort son œuvre, tout en formulant quelques réserves sur la moralité de certains personnages. Piqué au jeu, Balzac répond et reçoit en retour une invitation, signée cette fois du nom véritable de la dame. Et le voilà rue de Grenelle, véritablement ébloui « par les frontons altiers de cette demeure patricienne ». Plus ébloui encore par la maîtresse de maison qui, à l’instar de Mme Récamier, aime à recevoir étendue sur une chaise longue. Disons-le tout de suite, ce n’est pas chez elle une attitude : Mme de Castries a été victime d’une chute de cheval qui lui a endommagé la colonne vertébrale sans pourtant rien lui ôter de sa grâce.

Autour de la jeune femme, Balzac rencontre la fine fleur du monde légitimiste : le duc de Maillé, père d’Henriette, le duc de Fitz-James son oncle, et se retrouve en train de professer, sans même s’en rendre compte, les opinions de ceux qu’il fréquente. Car, venu un soir, il va revenir tous les soirs. Sans d’ailleurs obtenir autre chose, pour apaiser sa flamme, qu’une blanche main à baiser…

Car il est véritablement subjugué et, dans l’été 1832, lorsque Mme de Castries part pour Aix-les-Bains, il n’a de cesse d’aller la rejoindre. « La transformation du romancier était grande, écrit Émile Henriot. Il était devenu fort dandy, préoccupé de sa personne et délicat sur les habits. Il avait acquis un cabriolet, s’était luxueusement installé rue Cassini, un appartement orné avec goût de meubles, de tapis chinois, d’étoffes rares, d’objets d’art et de bibelots. »

Le séjour à Aix est un moment d’enchantement. Balzac est follement amoureux, ce qui ne l’empêche pas de travailler comme un forcené de cinq heures du matin à cinq heures du soir, nourri d’un œuf et de café noir. Mais les soirées sont toutes pour l’enchanteresse avec laquelle il fait, sur le lac, de délicieuses promenades. Il semblerait même qu’au cours de l’une de ces promenades Mme de Castries se soit laissé prendre un baiser.

Elle a tort car Balzac va vouloir davantage et, à son amie Zulma Carraud, il écrit : « Je suis venu chercher peu et beaucoup. Beaucoup parce que je vois une personne gracieuse, aimable ; peu parce que je n’en serai jamais aimé. C’est le type le plus fin de la femme… mais toutes ces jolies manières ne sont-elles pas prises aux dépens de l’âme ? »

Sur ces entrefaites, Mme de Castries décide de partir pour l’Italie en compagnie du duc de Fitz-James, son oncle. Elle invite Balzac à la suivre, et le romancier, toujours à court d’argent, écrit Le Médecin de campagne en trois jours et trois nuits pour s’en procurer. Et les voilà partis !

Hélas, pour Balzac, le voyage s’achève à Genève. Que s’est-il passé ? En vérité, on n’en sait rien mais, plus tard, le romancier dira à Mme Hanska, avec laquelle il correspond déjà, qu’il a quitté Genève « désolé, maudissant tout, abhorrant la femme ».

Réduit aux conjectures et au roman qui va naître de cette déconvenue, on peut supposer qu’après avoir beaucoup promis, la belle marquise s’est reprise et définitivement refusée. Une page inédite et superbe retrouvée par Émile Henriot apporte de l’eau à ce moulin :

« Là est toute mon histoire horrible ! C’est celle d’un homme qui a joui pendant quelques mois de la nature entière, de tous les effets du soleil dans un riche pays et qui perd la vue… Quelques mois de délices et puis rien ! Pourquoi m’avoir donné tant de fêtes ? Pourquoi m’a-t-elle nommé pendant quelques jours son bien-aimé si elle devait me ravir ce titre, le seul dont le cœur se soucie… Elle a tout confirmé par un baiser, cette suave et sainte promesse. Un baiser ne s’essuie jamais. Quand a-t-elle menti ? Comment s’est passée cette affreuse catastrophe ? De la manière la plus simple. La veille j’étais tout pour elle, le lendemain je n’étais plus rien… »

Deux ans plus tard, Balzac exhalait son besoin de vengeance en faisant paraître La Duchesse de Langeais qui est, comme l’on sait, l’histoire d’une coquette qui se refuse à un homme après l’avoir enflammé… Naturellement, tout Paris reconnut sous les traits de l’héroïne celle qui était devenue duchesse de Castries. Mais celle-ci avait l’âme plus haute que son amoureux déconfit car elle ne cessa jamais de lui écrire et d’entretenir avec lui des relations amicales. Alfred de Musset et Sainte-Beuve se virent aussi sacrifiés sur l’invisible autel que Mme de Castries avait élevé dans son cœur au prince Victor de Metternich, son seul et véritable amour…

Mais laissons fuir l’ombre légère de la duchesse pour retrouver nos grands messieurs de Castries. Le fief fut acquis en 1495 par Guillaume de La Croix qui, en cette occasion, prit le titre de baron de Castries. Il était alors gouverneur de Montpellier. Son fils Jacques fit élever le château sur les ruines du vieux bâtiment médiéval mais, dès le siècle suivant, celui-ci subissait de sérieux dommages par la faute du duc de Rohan, chef des réformés. Dégâts vite réparés : René Gaspard, qui s’est distingué durant la guerre de Trente Ans, obtient l’érection de sa baronnie en marquisat. Il remet alors en état son château, fait construire le grand escalier, dessiner le parc par Le Nôtre et demande à Riquet, à qui il a fait obtenir la commande du canal du Midi, d’élever l’aqueduc dont dépend la verdure de ses jardins.