Les eaux changeantes de la Vienne reflètent Chinon, ses blancheurs doucement patinées, ses maisons coiffées d’ardoises bleues, Chinon qui porte, avec une fierté de reine en exil, la couronne prestigieuse de sa forteresse à demi ruinée. Mais ruinée avec tant de majesté romantique, tant de splendeur, que l’on regrette à peine que le château ne soit plus ce qu’il était en face de ces nobles victimes du poids des siècles. Reste le poids de la gloire d’un étrange destin.
Clovis, déjà, édifia sur le coteau une première place forte, peut-être la plus puissante du royaume en gestation. Y furent ensuite les comtes de Blois, mais ce sont les comtes d’Anjou qui, en 1044, commencent à édifier les premiers murs de pierre. Ce sont des bâtisseurs, ces comtes d’Anjou. Sous leur règne, Touraine et Anjou se hérissent de donjons mais, à partir de 1154, quand Henri Plantagenêt, le dernier, passe la Manche, c’est l’Angleterre qu’ils vont aller bâtir.
Devenu le roi Henri II, le Plantagenêt construit la plus grande partie de Chinon qui sera pour lui résidence de prédilection mais le sera sans doute moins pour Aliénor d’Aquitaine, son épouse révoltée.
« Dis-moi, Aigle à deux têtes, dis-moi, où étais-tu quand tes aiglons, volant de leur nid osèrent lever leurs griffes contre le roi de l’Aquilon ? C’est toi, nous l’avons appris, qui les as poussés contre leur père. C’est pourquoi tu as été arrachée à ta propre terre et conduite en terre étrangère », adjure le poète.
Depuis 1173, les fils d’Henri II, soutenus par leur mère, de son duché d’Aquitaine, sont en guerre ouverte contre leur père. Le plus acharné est Richard, au cœur de lion, qui reproche au roi d’avoir séduit et souillé sa fiancée, Alix de France. La victoire peut paraître proche mais, un soir de l’hiver, au nord de Poitiers, une troupe aux ordres d’Henri rencontre quelques chevaliers poitevins qu’à tout hasard elle fait prisonniers. Parmi ces chevaliers, habillée en homme, il y a la reine rebelle. Il y a Aliénor. Et c’est à Chinon qu’on la ramène captive et où elle demeurera six mois sous étroite surveillance en attendant qu’on l’embarque pour l’Angleterre et la tour de Salisbury. Elle y restera prisonnière seize interminables années. La longue détention s’achèvera seulement à la mort du roi. Henri, le 6 juillet 1189, meurt en effet, à Chinon, seul, abandonné des siens et désespéré d’avoir vu son fils Richard allié à Philippe Auguste, le roi de France.
Une légende prétend que Richard lui-même, blessé mortellement sous les murs du château de Châlus, le 6 avril 1199, exigea de revenir mourir à Chinon. Quoi qu’il en soit, c’est à l’abbaye voisine de Fontevrault qu’il repose, comme Henri II, comme Aliénor. Peu d’années après, en 1205, Chinon, comme la Touraine, fait retour à la couronne de France.
Cent ans plus tard, un drame s’y déroule, en 1308 : le procès des Templiers. Les murs du donjon du Coudray portent encore d’étranges inscriptions qui seraient dues aux Templiers incarcérés et, singulièrement, au dernier grand maître, Jacques de Molay.
L’an 1428, Charles VII dont le royaume, envahi par l’Anglais, se rétrécit de jour en jour comme une peau de chagrin, réunit à Chinon les États généraux. Cela ne l’empêche pas de mener joyeuse vie. Les énormes murailles du Plantagenêt retentissent des bruits du bal, des pavanes, des caroles et des sarabandes. Ce qui attire au jeune roi la remarque acerbe de La Hire, l’un de ses meilleurs capitaines :
« Pardieu, Sire, je n’ai jamais ouï qu’un roi eût perdu si gaiement son royaume. »
Mais qu’importe à Charles, après tout ? Il n’est même pas sûr d’être véritablement le fils de son père, le pauvre Charles VI le Fou, à cause des incessants débordements d’Isabeau de Bavière, sa déplorable mère.
Bientôt, pourtant, il en sera certain.
Le 8 mars 1429, une jeune fille vêtue d’un costume de garçon « noir et rude » monte au château et pénètre dans la grande salle où un homme, vêtu d’habits somptueux, la regarde entrer, assis sur le trône qu’abrite un dais fleurdelisé. C’est une belle fille solide mais le clair visage doit le plus pur de sa lumière à un regard plus bleu qu’un ciel d’été. Elle marche vers le trône, en regarde l’occupant puis, soudain, se détourne. Ce n’est pas là le roi, elle en est sûre. Et, de fait, elle n’a aucune peine à trouver, perdu dans la foule des courtisans, celui qu’elle est venue voir, des marches de Lorraine, poussée par une force qui n’est pas de ce monde.
Alors, devant cet être chétif et inquiet, elle plie le genou.
« Gentil Dauphin1, j’ai nom Jeanne la Pucelle. Et vous mande le Roi des Cieux par moi que vous serez sacré et couronné dans la ville de Reims, et serez le lieutenant du Roi des Cieux qui est le roi de la France ! »
Puis, elle l’entraîne à part et lui parle bas, un moment. On n’entendra que la dernière phrase :
« De la part de Dieu je te dis que tu es vrai héritier de France et fils de roi ! »
Elle a gagné. La prodigieuse aventure peut commencer. Bientôt, Jeanne entrera dans Orléans qui, à bout de souffle, est bien près de livrer le Val de Loire à John Talbot. Bientôt la France renaîtra.
Hélas, un an plus tard, Jeanne va vers son martyre. C’est qu’auprès du roi Charles VII il est des gens qu’elle indispose, et même qui la détestent : l’archevêque de Reims, Regnault de Chartres, et surtout le mauvais conseiller du roi, Georges de La Trémoille, l’ancien ennemi de Pierre de Giac qui vendrait le royaume pour une poignée d’or. Et Jeanne mourra sur le bûcher de Rouen.
Mais c’est à Chinon encore que, dans la nuit du 3 juin 1433, sur l’ordre du connétable de Richemont, une troupe de gentilshommes décidés à tout pour abattre La Trémoille envahit sa chambre, le larde de coups de dague sans parvenir à le tuer : l’homme est trop gras ! Alors on l’emporte vers une prison puis un exil où il ne guérira jamais tout à fait de ses blessures.
Sous Louis XI, Chinon reçoit un gouverneur qui est sans doute le plus grand chroniqueur de son temps : Philippe de Commynes, l’un des hommes que le roi apprécie le plus. Mais les visites royales se feront plus rares à mesure que l’aurore de la Renaissance se lève à l’horizon.
Pourtant, le roi Louis XII vient y faire un assez long séjour tandis que l’on élève, à Blois, ce qui est aujourd’hui l’aile Louis XII du château. C’est là qu’il va recevoir, du pape Alexandre VI, une ambassade dont il attend merveilles, menée par un homme dont il se méfie : le propre fils de Sa Sainteté.
Le 18 décembre 1498, donc, le roi Louis XII, appuyé à une fenêtre du château, regarde monter vers lui un fabuleux cortège : des mules, des pages, des valets vêtus comme des princes de drap d’or et de velours cramoisi précédant trente gentilshommes habillés de drap d’or ou de drap d’argent et portant au cou de lourdes chaînes d’or. Puis une troupe de ménestrels, tambourinaires, joueurs de rebec ou de trompettes habillés comme les autres d’or et de cramoisi mais faisant rage d’instruments faits d’argent pur. Enfin, le plus beau :
« Quant audit duc (le roi l’avait fait duc de Valentinois), il était monté sur un beau et noble coursier, très richement caparaçonné, vêtu d’un pourpoint mi-partie de satin noir et de drap d’or embelli de pierres précieuses et de grosses perles. Sur son chapeau qui était à la mode française figuraient deux rangées de cinq à six rubis de la dimension d’un gros haricot. Il y avait aussi quantité de pierres précieuses sur la bordure de son chapeau entre autres une perle aussi grosse qu’une noisette tandis que même sur ses bottes, on voyait abondance de cordelières d’or bordées de perles. »
De sa fenêtre le roi, dont la cour est assez modeste, apprécie peu cette entrée de cirque mais se contente de bougonner que c’est « un peu trop pour un petit duc de Valentinois ». Quant aux gens de Chinon, ils n’apprécient pas davantage : dans les pays de Loire, cela est bien connu, on est plus sensible à la mesure de l’élégance qu’au faste écrasant d’un Espagnol parvenu.
Mais Louis XII n’a pas le choix : il lui faut faire bonne figure à ce mirliflore s’il veut obtenir la bulle d’annulation de son premier mariage avec la pauvre Jeanne de France, fille de Louis XI, sainte mais disgraciée physiquement, afin de pouvoir épouser Anne de Bretagne, veuve de son prédécesseur Charles VIII.
Il aura sa bulle mais non sans marchandage. César, autoritaire et arrogant, finira par obtenir ce qu’il est venu chercher : la main d’une princesse royale. Ce sera Charlotte d’Albret, sœur du roi de Navarre. Une idéale créature dont on dit qu’elle est « la plus belle fille de France ». Le mariage sera la première cérémonie qui essuiera les plâtres de Blois.
César, après une nuit de noces à laquelle il donnera la plus large publicité, passera un été avec sa belle épouse, lui fera une fille… et disparaîtra dans un nuage de poussière pour ne plus jamais revenir.
Pour Chinon, c’est la fin des grandes heures. Les rois n’y viendront plus qu’en passant. Louis XIII en fera don au cardinal de Richelieu dont les héritiers le conservèrent, sans l’entretenir, hélas ! jusqu’en 1789.
Le château commençait à tomber en ruine. La Révolution et l’Empire dont les déprédations ont été plus graves qu’on ne l’imagine généralement allaient hâter sa fin. Un écrivain, Prosper Mérimée, obtiendra, en 1855, les travaux de consolidation qui se sont poursuivis depuis. C’est l’honneur de la ville et de l’Association des amis du vieux Chinon, attachés passionnément à la résurrection de leur prestigieux passé.
HORAIRES D’OUVERTURE
Janvier, février, novembre et décembre 9 h 30-17 h Mars, avril, septembre et octobre 9 h 30-18 h Du 1er mai au 31 août 9 h 30-19 h
Fermé le 25 décembre et le 1er janvier.
La forteresse est un joyau de l’architecture militaire médiévale.
http://www.forteressechinon.fr/
1- Elle ne le nommera roi qu’après le sacre.
Clisson
La lionne blessée
On reconnaît le lion à sa griffe.
Un matin de juillet 1343, une brillante assemblée de chevaliers richement vêtus et superbement armés franchit le pont-levis de Clisson, environnée de l’éclat des trompettes et des joyeux propos de ceux qui la composent. Le seigneur du lieu, Olivier III, petit-fils de cet Olivier Ier qui a construit le château au confluent de la Moine et de la Sèvre Nantaise, se rend à Paris aux grandes fêtes que le roi Philippe VI donne en l’honneur du mariage de son second fils Philippe d’Orléans, fêtes auxquelles il a convié toute la noblesse du royaume et aussi celle de Bretagne avec laquelle la veille encore il rompait des lances qui n’avaient rien de courtois. Mais on est en trêve et le roi se pique de chevalerie.
C’est alors le temps de cette interminable guerre de Succession de Bretagne qui met aux prises Jean de Montfort, fils du frère du duc défunt et Charles de Blois, gendre du même duc. Pour l’heure présente, il semblerait que le parti français ait le dessus car le fils aîné de Philippe VI, Jean de Normandie – le futur Jean le Bon – tient Montfort prisonnier à Nantes.
Du haut d’un chemin de ronde, une femme de vingt-cinq ans, brune et très belle, regarde s’éloigner le cortège sans pouvoir se défendre d’un serrement de cœur. Auprès d’elle deux petits garçons, ses fils, Olivier, sept ans, et Jean qui n’en a que trois. C’est la dame de Clisson, Jeanne de Belleville et, en dépit des prières qu’elle ne cesse d’adresser au ciel, la peur ne la quitte pas.
Peur justifiée. À peine arrivés à Paris, les chevaliers bretons sont arrêtés, jetés au Châtelet sous le prétexte d’un rapport parvenu au roi qui aurait fait état de connivence avec le roi d’Angleterre. Le 2 août 1343, Olivier de Clisson est décapité aux Halles de Paris. Son corps est pendu au gibet de Montfaucon mais sa tête est envoyée à Nantes pour y être plantée sur la porte Sauve-Tout.
C’est là que Jeanne va revoir ce qui reste d’un époux bien-aimé : une tête aux yeux clos, exsangue, déjà défaite par la mort, sur laquelle tombe un crachin breton qui ne cesse de noyer la ville. Debout au pied du rempart, la dame de Clisson contemple longuement cette tête avec un désespoir que la haine envahit peu à peu. Comme au jour du départ, elle tient ses deux fils auprès d’elle, sous l’abri de son grand manteau. Et, à ces deux innocents, elle désigne l’affreuse relique.
« Regardez et n’oubliez pas ! Voilà ce à quoi le roi de France, par laide traîtrise, a réduit votre père. »
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