Et elle leur fait jurer la vengeance. Une vengeance dont elle s’occupe immédiatement. Autour d’elle, on s’assemble. Les vieilles chroniques parlent de quatre cents gentilshommes joints à ceux des vassaux qui veulent reprendre le combat. Avec eux, Jeanne marche sur Brest où le capitaine Le Gallois de la Heuze commande pour Charles de Blois. Ouvert par trahison, le château est pris d’assaut, tous ceux qui y vivent sont passés au fil de l’épée. On ne fait pas de quartier. Puis, quand plus rien ne respire dans le château ravagé, Jeanne repart avec le butin qu’elle vient de conquérir et, pendant quelques semaines, elle va poursuivre de sa fureur tous ceux qui tiennent en Bretagne le parti du roi de France.

Bientôt, cela ne lui suffit plus. D’ailleurs, le roi envoie une armée. Alors, engageant ses terres, vendant ses bijoux et tout ce qu’elle a rapporté de ses expéditions, elle achète trois vaisseaux afin de porter désormais la guerre sur la mer et, ainsi, de s’attaquer directement à Philippe VI en donnant la chasse à ses navires. En décembre 1343, le parlement de Paris lui a fait intimer l’ordre d’avoir à se présenter devant lui sous peine d’être poursuivie et amenée de force devant ses juges.

De la décision, elle ne fait que rire. Ses vaisseaux sont prêts. La réponse va être en proportion de l’offense, double à présent, qu’elle a reçue. De la côte d’Espagne à la mer du Nord, les trois navires de la Lionne de Clisson sèment la mort et la terreur tout au long des côtes de France. Sur les lourds navires marchands roulant au creux de la lame comme sur les nefs royales, sur les villages isolés de la côte comme sur les châteaux, elle fond soudain, sortant de la brume ou de la nuit comme un grand rapace, toujours vêtue de noir, toujours gantée de sang. Jamais elle ne fait merci, jamais elle n’accorde grâce. Toujours, la première, elle frappe, maniant le glaive aussi sûrement qu’un chevalier. Tuer est devenu sa seule raison de vivre.

Auprès d’elle, les deux enfants qu’elle n’a pas quittés apprennent la guerre, la mort, et ce qu’est une vengeance bien conduite. Pour les hommes qu’elle mène d’une poigne impitoyable, elle est une énigme. Jamais elle ne sourit. Jamais son regard ne s’éclaire et elle ne sait plus ce que c’est que prier.

Le ciel, lui, va se souvenir d’elle. Pendant plus d’un an, Jeanne de Clisson court les mers. Ses victimes, ses razzias ne se comptent plus. Mais les navires s’usent, les hommes aussi, et Philippe VI a passé commande de nouveaux navires au Clos des Galées en la ville de Rouen. Bientôt il dispose d’assez d’unités pour inquiéter puis pour traquer la terrible veuve. Elle perd un bateau, puis un autre. Au large de Guernesey un dernier combat désespéré vient à bout du troisième. Il faut fuir, il faut abandonner la nef qui prend l’eau de toutes parts…

À la faveur de la nuit une barque est mise à l’eau. Jeanne y embarque avec quelques hommes et ses deux fils à la grâce de Dieu. Une grâce qui va se faire attendre singulièrement. Durant six jours, six terribles et mortels jours, la barque erre sur les eaux grises de la Manche. Le temps est mauvais, et contre elle, enfermé dans le cercle de ses bras, Jeanne sent grelotter le petit Jean qui perd ses forces lentement sans que sa mère puisse rien pour lui. Au troisième jour, l’enfant meurt et, pour la première fois depuis si longtemps, les yeux de Jeanne retrouvent les larmes.

C’est une femme désespérée qui, à l’aube du septième jour, touche terre quelque part sur la côte anglaise des Cornouailles. Des pêcheurs voient apparaître une femme très belle et très pâle dont les yeux n’ont plus de reflets. Un enfant exténué et quatre hommes à bout de forces la suivent. Est-ce la fin pour elle ?

Non. Si elle est honnie en France, Jeanne est une héroïne en Angleterre. On lui fait accueil et la cour du roi Édouard III s’ouvre pour elle.

Peu à peu, les souvenirs terribles s’estompèrent et vint le temps où elle put se souvenir qu’elle était encore jeune, toujours belle. Elle aima et épousa Gauthier de Bentley.

Restait l’enfant sorti vivant de la terrible aventure. Élevé en Angleterre, Olivier de Clisson n’en retourne pas moins en Bretagne quand il se voit en âge de tirer l’épée. Là, il se brouille avec les Montfort et se trouve un hardi compagnon qui lui démontre que le roi de France n’est plus Philippe. Ce compagnon, c’est Bertrand Du Guesclin. Avec lui, Clisson apprend à devenir français.

Un jour, après lui, il recevra l’épée de connétable et régnera de nouveau sur des terres bretonnes de son château de Josselin où nous le rencontrerons.

Clisson échut à sa fille Marguerite de Penthièvre qui, malheureusement, allait tout perdre. Ayant attiré par traîtrise le duc Jean V dans un guet-apens, elle vit se dresser contre elle toute la noblesse de Bretagne. Les possessions de Clisson firent retour à la Couronne ducale.

Le duc François II en fait son séjour de prédilection. C’est lui qui édifie, dans le style élégant de l’époque, toute la partie occidentale. Il y amène sa maîtresse, la belle Antoinette de Maignelais, cousine d’Agnès Sorel dont elle était quelque peu jalouse et qui avait tenté de la supplanter dans le cœur de Charles VII. Chose impossible tant qu’a vécu la Dame de Beauté mais réalisée dès que la mort l’eut fait disparaître.

L’avènement de Louis XI a incité la dame à gagner ses terres angevines car elle était mal vue du nouveau roi. Le duc de Bretagne se trouva là juste à point pour la consoler. Solide et vigoureuse gaillarde, elle donna à son amant cinq enfants dont l’aîné fut titré sir d’Avaugour. Le tout au grand chagrin de la duchesse, Marguerite de Foix, dont le mariage avec le volage François II avait eu lieu à Clisson le 27 juin 1471. Au grand déplaisir aussi de sa tante, la bienheureuse Françoise d’Amboise. Elle n’eut de répit que lorsque la dame de Maignelais eut trouvé une remplaçante. Ce qui ne changea rien à l’existence élégante, toute de fêtes, de joutes et de plaisir, que l’on menait à Clisson.

Avec des fortunes diverses, le château traversa les siècles jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’année 1793 sonna le glas de l’antique et noble demeure. Après la bataille de Torfou, les armées de Kléber y mirent le feu et le réduisirent à l’état d’une ruine imposante et romantique, mais une ruine tout de même sur laquelle se pencha, au XIXe siècle, le sculpteur lyonnais Lemot. Avec l’aide du sénateur Cacault, il sauva de la disparition les superbes vestiges sur lesquels veille, désormais, le département de la Loire-Atlantique.


HORAIRES D’OUVERTURE

De 9 h à 12 h et de 14 h à 18 h (fermé le mardi)

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Le Clos-Lucé

Léonard de Vinci et la Joconde…

Pourquoi me faire ce sourire

Qui tournerait la tête au roi ?

Victor HUGO

« Voilà le roi !… »

Le gamin essoufflé a tout juste le temps de soulever la tenture qui ferme et réchauffe l’atelier du peintre. L’instant suivant, les deux mètres de François Ier s’encadrent, tel un portrait en pied, dans le chambranle de la porte.

Le grand vieillard en robe noire, debout devant le haut chevalet en bois poli, a tout juste le temps, lui aussi, de poser ses pinceaux mais il n’a pas celui de s’incliner. Déjà le jeune roi est auprès de lui qui le serre dans ses grands bras et l’embrasse avec cette chaleur qu’il porte en lui et qu’il sait si bien communiquer à ceux qu’il aime ou qu’il admire. Et François est immensément fier d’avoir réussi à convaincre l’un des plus grands peintres de tous les temps de quitter l’Italie pour venir habiter son cher Val de Loire.

En cet automne de l’an 1516, Léonard de Vinci vient tout juste d’arriver à Amboise avec son élève favori Francesco Melzi et son serviteur Zoroastro. Lui et le roi se sont rencontrés un peu plus d’un an auparavant, juste après la victoire de Marignan qui a porté si haut le renom des armes françaises et, tout de suite, le peintre a aimé le roi. Peut-être d’abord parce que François est beau et que Léonard est sensible à toute forme de beauté, mais aussi parce qu’il a senti chez ce jeune géant couronné une volonté de grandeur et d’éclat, une générosité profonde, un charme, enfin, si puissant que les hommes y succombent presque autant que les femmes ; ce qui n’est pas peu dire. Alors, après la mort de Julien de Médicis, son dernier protecteur, le vieux peintre a pris le chemin de la France où il sait qu’on l’attend, qu’on l’espère.

À Amboise, où François Ier habite de préférence car c’est le château de sa jeunesse, le roi a donné à Léonard le petit manoir du Cloux – nous disons à présent Clos-Lucé – construit une quarantaine d’années plus tôt par un maître d’hôtel du roi Louis XI, un certain Étienne le Loup qui, à ses qualités d’homme d’intérieur joignait, dit-on, des talents plus secrets qui en faisaient un espion assez habile. Le feu roi appréciait ses services et la maison, qu’Étienne le Loup construisit grâce à lui, de brique rose et de pierre blanche, est charmante sous son haut toit d’ardoise fine.

Cette maison, François la connaît bien. Il y a joué étant enfant. Et puis, un souterrain la relie au grand château. Un souterrain qui était sans doute commode au temps d’Étienne le Loup mais dont François ne fera guère usage. Il n’a pas besoin de se cacher pour venir voir son peintre.

La visite impromptue de ce jour est la première qu’il lui rend. Le roi vient voir, en toute simplicité, comment le maître est installé. Ce n’est peut-être qu’un prétexte qui cache une curiosité plus intime : celle que lui inspirent les toiles venues d’Italie. Et tout de suite, d’ailleurs, il va les regarder, car Léonard ne les cache pas. Il y en a deux, plus belles l’une que l’autre : une Sainte-Anne avec la Vierge et l’Enfant et un Saint-Jean le Baptiste. Et le roi admire sans réserve, un peu timide même en face de tant de beauté. Peut-il exister au monde œuvres plus admirables que ces deux peintures ?

Eh bien, justement, il paraît qu’il en existe une. Et le roi, incapable de retenir sa curiosité, avoue le but profond de sa visite. Le bruit court – de qui vient-il et quels chemins a-t-il pris ? François ne le dira pas – le bruit court donc que Léonard n’a pas apporté avec lui que ces deux toiles ; mais aussi une autre, plus petite, plus secrète… un portrait de femme qu’il se refuse à montrer.

Visiblement, la question du roi ne fait pas plaisir à Léonard de Vinci. Il a un peu pâli et ses yeux se sont assombris. Pourtant, à ce roi qui l’interroge en ami, plus qu’en souverain, il va dire la vérité. Le bruit dit vrai : il possède bien par-devers lui un portrait, une œuvre déjà ancienne mais à laquelle il tient plus qu’à sa propre vie. Et comme il sait qu’on ne résiste pas à un désir de roi, il va chercher le tableau, laisse glisser la pièce de velours qui le masque et découvre l’image d’une femme brune, vêtue de noir, dont les longs cheveux sont à demi recouverts d’un voile léger et dont les belles mains reposent devant elle, posées l’une sur l’autre. Un paysage d’eau et de rochers l’enchâsse de ses lointains brumeux. En vérité, la beauté de la femme est saisissante mais plus encore le sourire à peine indiqué, mystérieux et indéchiffrable, qui adoucit ses lèvres.

Le souffle coupé, le roi s’est levé. Un long moment, il contemple la prodigieuse image dont il ne parvient pas à détacher son regard. Quand il s’y résout, c’est pour offrir au peintre d’acheter ce portrait, de le couvrir d’or s’il le faut. Il donnera trois mille… non, quatre mille écus. Mais Léonard refuse : vendre ce portrait, ce serait pour lui vendre son âme. Il n’a aimé personne autant que le modèle… Et parce que, tout de même, il sait bien que François peut comprendre, il raconte :

La dame au sourire s’appelait Lisa Gherardini. Elle était napolitaine mais mariée à un riche Florentin, Francesco del Giocondo, qui avait fait fortune dans le commerce des cuirs et peaux. Mal mariée, bien sûr : le mari avait cinquante ans, la femme en avait vingt. C’était un rustre vaniteux alors que Lisa était de famille noble mais pauvre. Ses parents, ruinés par l’invasion française menée par le roi Charles VIII, avaient été trop heureux de donner leur fille, belle mais sans dot, à ce marchand florentin déjà deux fois veuf.

Un jour Giocondo commande à Léonard de Vinci le portrait de sa femme. Non pour l’amour de l’art mais parce qu’il était de bon ton chez les gens fortunés de Florence de se faire peindre afin de laisser leur effigie à la postérité.

Le peintre faillit refuser, imaginant que la femme du bonhomme était sotte et laide comme lui. Il se décida tout de même, lorsque son élève Giovanni Beltraffio lui confia que la dame était jeune et admirablement belle.