Un instant plus tard, la petite troupe augmentée de la vieille Marie et de quatre autres Camisards s’élançait dans les bois. Mais il fut bientôt évident que déjà l’on était sur leur trace et Rolland prit une décision aussi sage que crucifiante : lui et les hommes attireraient les soldats sur eux. Ils savaient se battre et on ne les aurait pas facilement. Pendant ce temps, les trois femmes prendraient une direction différente et gagneraient Toiras où l’on se retrouverait plus tard.

Il y eut un instant affreux, mais déjà on apercevait à travers les arbres les uniformes rouges. Catherine s’arracha des bras de Rolland et entraîna sa sœur et Marie. Elles se coulèrent dans un fossé, dévalèrent une pente. Derrière elles, des coups de feu se faisaient entendre mais elles avaient foi dans le courage de leurs hommes. Ils sauraient sortir vainqueurs et, bientôt, ils les rejoindraient… Pourtant, en son for intérieur, une voix secrète et désespérée chuchotait à Catherine qu’elle se mentait à elle-même et que jamais elle ne reverrait vivant celui qu’elle aimait tant.

La voix avait raison. Les coups de feu, c’était Rolland qui les avait reçus. Il était mort. Peu après, Maillet et ses quatre compagnons étaient faits prisonniers malgré une défense acharnée. À leur tour les trois femmes furent prises, le 15, dans les bois de Toiras. Elles étaient à bout de forces. On les ramena à Nîmes où Catherine apprit la mort de son époux et la captivité des autres. Ils étaient déjà jugés et devaient être exécutés le lendemain.

La journée du 16 fut une horreur sans nom pour les malheureuses femmes. Encadrées de soldats, elles durent voir leurs époux et leurs compagnons traînés sur la claie dans la poussière et les ordures. Rolland était bien mort mais on l’avait sommairement embaumé pour qu’en dépit de la chaleur il fût encore reconnaissable. Mais Maillet, lui, était bien vivant et montrait un courage stupéfiant.

Il était condamné à mourir sur la roue. Il y monta en chantant et en exhortant ses compagnons condamnés au même supplice à l’imiter. Quand le bourreau leva sa barre de fer pour rompre les membres du jeune homme, Marthe poussa un grand cri et s’évanouit miséricordieusement… Mais l’épreuve subie dans la chaleur cuisante qui écrasait la ville avait été trop forte pour elle. La fièvre suivit et ce fut une malade, inconsciente, que l’on transféra avec sa sœur et Marie dans la tour de Constance où, selon toute vraisemblance, on les laisserait pourrir jusqu’à ce que la mort les prenne en pitié.

Dans la chaleur de l’été, la pauvre Marthe faillit mourir cent fois. Sa sœur et Marie ne la maintenaient en vie que par des miracles de dévouement. Elles se privaient pour elle, s’efforçaient de lui assurer les places les plus fraîches sur les dalles de pierre. Elles étaient d’ailleurs considérées comme des héroïnes par leurs compagnes de captivité. On se répétait leur histoire qui allait devenir légende. L’ombre rouge et or de Rolland était sur elles. Et puis vint enfin la pluie, et la vie à la tour de Constance fut un peu moins cruelle. On put boire tout son saoul, se laver un peu, tenter de revivre…

Mais le maréchal de Villars savait le prix des symboles dans un pays en guerre. Au mois de novembre il ordonna que les sœurs de Cornély fussent tirées de leur prison, à la seule condition qu’elles passeraient en Suisse où les leurs les précédaient.

Par un matin brumeux qui faisait lever d’étranges formes sur les étangs verdis, Catherine, Marthe encore faible et Marie quittèrent Aigues-Mortes sous la garde de l’escorte armée qui devait les conduire à la frontière. Elles s’enfoncèrent dans le brouillard et dans l’anonymat. L’Histoire refermait ses portes derrière elles, car on ne sait ce qu’elles devinrent par la suite.

Mais la vieille tour, jadis construite par Saint Louis quand il avait créé le port d’Aigues-Mortes et qui devait assez vite passer de sa fonction de gardienne d’une ville à celle d’une prison d’État, allait garder captive une véritable héroïne, vénérée dans toute la région comme l’un des flambeaux du courage protestant : Marie Durand, qui, enfermée dans la tour avec sa famille alors qu’elle n’était qu’une fillette, allait y demeurer trente-sept longues années. Des années qui ne parvinrent pas à réduire sa foi, son espérance ni sa charité car, durant tout ce temps, elle ne cessa de se dépenser pour ses compagnes qu’elle exhortait et dont elle ranimait les courages lorsqu’ils faiblissaient. Sur la margelle qui borde l’orifice central de la salle, on peut lire encore, encadrés pieusement d’une ferronnerie, les quelques mots qu’elle y a gravés : « Au ciel. Résistez ! »

C’est le prince de Beauvau, lorsqu’il devint gouverneur du Languedoc en 1767, qui libéra Marie Durand et les treize compagnes qui lui restaient encore…


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 1er mai au 31 août 10 h-19 h Du 1er septembre au 30 avril 10 h-13 h et 14 h-16 h 30


1- Troupes régulières mais qui tiraient leur nom d’anciens brigands de Catalogne.

Cropières

La maison d’Angélique

Laquelle était la plus légère ?

Est-ce la reine Montespan ?

Est-ce Hortense avec un roman

Maintenon avec son bréviaire

Ou Fontanges avec son ruban ?

Alfred de MUSSET

C’est à peine un château. Une grosse maison montagnarde plutôt, moitié ferme et moitié manoir. Mais un admirable escalier à balustre l’honore et la magnifie. Un escalier qui sent Versailles, qui s’en souvient et que signe le goût ébloui d’une jolie femme. Autour, c’est la grâce d’un petit vallon creusé dans le plateau cantalien, la chanson d’une rivière, une solitude qui, l’hiver, doit être rude mais qui, le printemps revenu, laisse épanouir en liberté les fleurs sauvages. Elle a dû leur ressembler…

Car elle est bien belle, en ses dix-sept ans, la jeune Angélique de Scoraille de Roussilles quand, à l’automne de l’an 1678, une tante chanoinesse vient la chercher dans la maison paternelle. Petit visage rond plein de fraîcheur, éclairé par de grands yeux gris, dents laiteuses, bouche ronde et rose sous une masse de cheveux insolemment dorés. Grande et souple avec cela et d’un charme naturel dont la jeune fille n’a pas conscience mais que la famille, elle, remarque et évalue.

C’est la raison pour laquelle la visite de la pieuse dame est accueillie avec des transports de joie car la nouvelle qu’elle apporte est d’une grande importance : Angélique est en passe d’entrer comme fille d’honneur chez Madame, duchesse d’Orléans et belle-sœur du roi Louis XIV.

Cette faveur si enviée, la tante chanoinesse l’a obtenue pour sa sauvageonne de nièce grâce à l’appui tout-puissant de l’abbesse de Fontevrault – Marie-Madeleine de Mortemart, sœur de la marquise de Montespan – qui ne déteste pas se faire des créatures dans les divers milieux de la cour. On imagine la joie de la famille, vite teintée d’ailleurs par de sordides considérations financières. Pour paraître à la cour, même chez les Orléans, il faut des robes, un trousseau et, chez les Scoraille, on est loin d’être riches. Néanmoins tout le monde va se cotiser pour habiller l’enfant car, cette place qu’on lui trouve, c’est la chance des siens. Sa beauté est un capital qu’il convient de faire fructifier.

Grâce à tous ces efforts réunis, Angélique, correctement chaperonnée par la tante, franchit un beau matin le seuil du Palais-Royal à Paris et s’en vient faire la révérence à Madame.

Cette Madame-là n’est plus la fragile et parfois cruelle Henriette d’Angleterre. C’est la seconde épouse de Monsieur : la princesse Palatine, solide Allemande qui jure comme un charretier et occupe ses loisirs à se bourrer de bière et de choucroute quand la nostalgie la prend de son Allemagne natale. Mais qui est pleine de bon sens, de bonté et d’une certaine joie de vivre.

Telle qu’elle est, Madame accueille la jeune provinciale avec bienveillance mais non sans se poser à elle-même des questions. Comment se fait-il que cette jeune beauté soit parrainée par la sœur de la favorite en titre, cette Montespan qu’elle déteste et qui, atteinte par la quarantaine et par un embonpoint croissant, aurait plutôt tendance à éloigner du Soleil tout ce qui pourrait lui porter ombrage ?

À la première occasion, Madame s’en ouvre à l’abbesse de Fontevrault qui lui répond sans le moindre embarras : la petite est ravissante sans doute mais elle est sotte comme un panier. Or, il n’est rien de plus utile qu’une sotte lorsque l’on sait s’en servir. C’est du moins ce que pense Mme de Montespan.

Cette fois la Palatine a compris : la Montespan préfère fournir elle-même une distraction à son royal amant que laisser ce soin dangereux à un maladroit hasard. Quelque temps plus tard, en effet, la fille d’honneur auvergnate est pratiquement enlevée à Madame : Angélique est invitée à se présenter au cercle intime de la favorite au château de Clagny, une fastueuse demeure aujourd’hui détruite qui se situait au nord de Versailles.

L’examen se révèle tout à fait favorable : la jeune fille a suffisamment d’éclat pour retenir l’attention du roi mais, en vérité, elle est presque stupide. Entre des mains aussi habiles que les siennes, songe Mme de Montespan, elle sera aussi malléable que de la pâte à pain. Et pas dangereuse le moins du monde. Ce en quoi la trop astucieuse marquise se trompe.

Angélique n’est pas sotte. Elle est éblouie, terrifiée. On l’a tirée de son manoir auvergnat pour la projeter sans autre préparation dans le plus beau palais du monde, au milieu d’une foule à la fois brillante et dangereuse. Les femmes y sont aussi hardies que les hommes et on ne ménage guère les cruautés à la « paysanne ». Il faut la poigne de fer de Mme de Montespan pour faire taire les bavards et garder un semblant de calme autour de sa protégée.

Car le plan qu’elle a conçu semble en bonne voie de réalisation. Dès la première visite à Clagny, Mlle de Scoraille a été mise en présence du roi. Elle en a reçu un tel choc qu’il lui a fallu un certain temps pour songer à faire la révérence. Un instant, elle est restée debout face à Louis XIV : cela a permis au roi de bien la voir. La faute d’étiquette l’a même fait sourire alors qu’elle eût valu à d’autres une sanction ou, à tout le moins, une parole sèche. Mais quel homme saurait se fâcher en lisant l’admiration dans les yeux d’une ravissante fille ?

L’admiration… et sans doute autre chose car, lorsqu’elle s’est relevée, écarlate, de sa révérence, Angélique a eu bien du mal à contenir les battements de son cœur. Un seul échange de regards et, comme jadis La Vallière, elle s’est retrouvée prisonnière de son propre cœur, éprise à tout jamais de son roi.

Aussi est-ce avec une joie profonde mais cachée qu’elle a quitté le Palais-Royal et ses odeurs de choucroute pour le palais de Versailles et le service de Mme de Montespan. Là, elle est sûre de voir le roi presque tous les jours.

Elle le verra bientôt de beaucoup plus près qu’elle n’aurait osé l’imaginer. Une fête de nuit à Clagny où paraît le roi, une promenade dans les jardins pour fuir les salons trop chauds sans s’apercevoir que deux hommes marchent derrière elle et bientôt Mlle de Scoraille se retrouve en face d’un petit pavillon éclairé doucement, un pavillon où le roi – c’est lui qui la suivait avec le duc de La Rochefoucauld – l’invite à entrer. Il y a là une table toute servie, une douce atmosphère. Et puis la porte qui se referme sur un couple tandis que, stoïque, La Rochefoucauld s’apprête à faire le pied de grue dehors pour écarter les importuns toute la nuit s’il le faut. Il n’est rien qu’un courtisan sachant son métier ne soit prêt à subir pour le plaisir de son roi. Et, en effet, le lendemain, il a un gros rhume et une terre de plus.

La nouvelle de la passion du roi pour Angélique de Scoraille éclata sur Versailles comme une bombe. On avait cru à un caprice, on découvrait un véritable amour. Jamais le roi n’avait fait autant de folies pour une femme. En un rien de temps, Angélique eut appartement, voiture, domestiques, toilettes, bijoux, plus la terre de Fontanges. On chuchotait même que le roi songeait à la faire duchesse. Le tout à la grande fureur de Mme de Montespan, stupéfaite de l’étrange tournure prise par son petit plan qu’elle avait cru si sage. En un rien de temps sa protection se métamorphosa en haine.

C’était au plus fort de cette terrible période où les poisons se glissaient dans toutes les grandes familles, où les devineresses, faiseuses d’anges et autres sorcières tenaient presque le haut du pavé et faisaient à Paris la pluie et le beau temps. Mme de Montespan alla-t-elle demander à la Voisin, puis, après l’arrestation de celle-ci, à la Filastre un philtre mortel pour se débarrasser de sa rivale ? L’affaire ne sera vraisemblablement jamais éclaircie.