Le retour au pays se borne à un retour à Colmar où Voltaire va rester une année en attendant de se trouver un port d’attache car plus personne, parmi les monarques européens, ne veut de lui. Ce sera finalement la Suisse, puis Ferney où l’imposante Mme Denis va jouer les châtelaines, recevant à ses côtés les plus hautes personnalités européennes, car si les souverains ne veulent plus recevoir le pauvre grand homme, nombre de leurs sujets font de lui le plus grand cas.

À Ferney, Voltaire fondera d’abord un haras, puis une fabrique de montres, qui connaîtra le plus grand succès : on en vend partout, même à Tunis, même à Alger. Mais aussi, l’écrivain travaillera à son œuvre. C’est de Ferney qu’en partira le plus généreux, notamment la défense du malheureux Jean Calas, injustement condamné à mort à Toulouse.

C’est à Ferney encore qu’il accueillera une jeune fille de Versonnes, un village voisin, Mlle Rouff de Varicourt, si charmante qu’après l’avoir rebaptisée « Belle et Bonne » il en fera sa fille adoptive, à la grande fureur de Mme Denis avec laquelle interviendra une brouille de deux ans. Mais la grosse dame réussit à se faire pardonner, tant elle tient à garder l’œil sur un héritage qui est devenu des plus intéressants.

Pour le malheur de « Belle et Bonne » et pour le sien propre, Voltaire la marie à un certain marquis de Villette, propriétaire d’un grand domaine près de Beauvais. Un homme sans plus de cœur et de vraie générosité que Mme Denis avec laquelle il finit par s’acoquiner. Ce qui permettra à la tendre nièce, devenue « grosse comme un muid », de se faire désigner comme héritière, après promesse de reverser plus tard ledit héritage au ménage Villette.

Dès lors Voltaire devient un gêneur… d’autant plus gênant qu’en dépit d’une santé toujours plus délabrée il s’obstine à vivre, atteignant le bel âge de quatre-vingt-trois ans.

Avec beaucoup d’adresse, on finit par le convaincre de rentrer à Paris où d’ailleurs tout un peuple le réclame et où il a reçu l’assurance qu’il pourra vivre désormais sans être inquiété. Le 4 février 1778, il quitte Ferney qu’il ne reverra pas et s’installe chez Villette, à l’angle du quai Malaquais et de la rue de Beaune. Il va y rencontrer un triomphe sans précédent : tout Paris, la ville et la cour s’écrasent devant sa porte ; on couronne son buste à la Comédie-Française et Benjamin Franklin lui amène son petit-fils à bénir.

Les imprésarios de cette pièce à grand spectacle, Mme Denis et Villette, en jouissent intensément. On oblige ce vieillard exténué à travailler, à faire des mots, à écrire et, pour qu’il suffise à la besogne, on lui fait absorber chaque jour jusqu’à dix-huit tasses de café. On lui fait aussi ingurgiter des drogues miracles, malgré les fureurs de Tronchin, son médecin, drogues qui l’amènent bientôt aux portes du tombeau.

Alors, quand on ne peut plus le produire à cette foule qui s’écrase toujours et que ses bourreaux reçoivent avec une mine radieuse, on l’enferme dans une petite chambre, presque sans soins. On n’a pas le temps ! Et c’est seul, abandonné même des serviteurs, qu’il mourra, le 30 mai…

La grosse Denis, aux appétits toujours insatisfaits, se remaria à soixante-huit ans avec un jouvenceau de soixante ans et ce ne fut, dans Paris, qu’un éclat de rire. Tous ceux qui n’avaient continué à la voir qu’en souvenir de Voltaire lui tournèrent le dos. Elle fut couverte de ridicule, bafouée, huée quand elle sortait, goûtant ainsi l’amer revers de la brillante médaille qu’elle avait cru se modeler.

Et ce fut seule et abandonnée, elle aussi, qu’elle mourut enfin, exactement comme elle avait laissé mourir l’homme à qui elle devait tout.

Quant au château, l’indigne Mme Denis s’était hâtée de le vendre à Villette qui, de son côté, le revendit à la famille de Budé, laquelle le conserva jusqu’en 1843. Mais Ferney avait beaucoup souffert de la Révolution et du manque d’entretien. À cette date, M. Claude-Marius David le racheta aux Budé puis petit à petit leur racheta aussi le mobilier, les tableaux et les objets qui avaient composé l’univers de Voltaire. Depuis 1999, Ferney est la propriété de l’État.


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 1er avril au 31 octobre

10 h-13 h et 14 h-18 h

(fermé le lundi) Du 1er juillet au 31 août 10 h-18 h

Pour la visite du château, le nombre de visiteurs est limité. La réservation est très fortement conseillée (04 50 40 53 21).

http://voltaire.monuments-nationaux.fr/


1- Voir Cirey (tome 2).

Fervaques

Le grand amour de la Reine des Roses…

Lorsque la passion est réellement forte

Il n’est digue ni mur que son courant n’emporte…

Émile AUGIER

Quand, en l’année 1788, la jeune Delphine de Sabran fait son apparition à Versailles, elle a tout juste quinze ans. Cependant elle remporte un succès immédiat et flatteur : d’une seule voix, la cour la plus difficile du monde la surnomme la « Reine des Roses » tant elle est belle et fraîche. On dit qu’elle a « une tête de Greuze avec la pureté d’un profil grec »…

À cela s’ajoutent un regard un peu brumeux de myope, une bouche exquise, un teint incomparable et une blondeur qui n’est ni pâle ni fade mais chaude et vivante. Aussi les prétendants mènent-ils autour de la jeune fille une ronde si serrée que la mère, inquiète de découvrir chez son enfant de trop grandes dispositions à la coquetterie, décide que la seule manière de maintenir Delphine dans le droit chemin est de la marier, et elle se hâte de se trouver un gendre.

Ce sera Armand de Custine. Il a dix-neuf ans et, dans son genre, il est aussi beau que sa fiancée. En outre galant, spirituel, brave, noble et riche. Une sorte d’oiseau rare et d’ailleurs tout de suite Delphine l’adore.

L’évêque de Laon les marie au château d’Anisy, au cours d’une fête champêtre où tous les invités sont costumés en bergers et bergères et, pour la lune de miel, on a préparé au jeune couple une ravissante chaumière. C’est le temps des délices : deux enfants viennent au monde, Gaston et Astolphe, mais déjà la grande passion des jeunes époux s’étiole. Ils ont l’un et l’autre trop de succès. Delphine s’amuse au jeu cruel de la coquetterie et se plaît à choisir tel ou tel adorateur dont elle se lasse vite, se débarrasse avec une pirouette et un éclat de rire mais, tout de même, sans jamais manquer à l’honneur.

La liste est longue et, quand la Révolution arrive, Delphine s’en aperçoit à peine : elle change d’amour plus souvent que de toilette. « Fais-moi une petite chanson sur mon amour-papillon, écrit-elle à son frère Elzéar de Sabran qui est poète… » Hélas, le chagrin va fixer pour un temps le ravissant papillon.

C’est d’abord le petit Gaston qui meurt d’une maladie infantile, puis le drame de l’arrestation du général de Custine, beau-père de Delphine, auquel la jeune femme est très attachée. Celui-ci, voyant sa patrie en danger, a oublié ses sentiments monarchiques et mis son épée au service de la République. Vainqueur à Mayence il pouvait tout espérer, mais un revers l’a fait passer instantanément dans le clan des « traîtres à la Patrie » : en remerciement de ses services, on l’a jugé et envoyé à l’échafaud, en dépit des efforts de la Reine des Roses qui, pour sauver son beau-père, a remué ciel et terre.

Au soir de l’exécution, Delphine a vu Armand revenir dans leur maison de la rue de Lille, pâle et défait. Il a tout vu ; il était au pied de l’échafaud. Pourtant, en dépit des supplications de sa femme, il refuse d’émigrer. Peut-être les larmes de la jeune femme l’emporteraient-elles si Armand, à son tour, n’était arrêté, conduit à la Force d’où sa femme tentera désespérément de le faire évader.

Peine perdue : Armand, qui a refusé de compromettre la fille du geôlier de la Force que Delphine avait gagnée, est mené lui aussi à la guillotine. Quant à Delphine, malgré une visite domiciliaire infructueuse, elle est arrêtée et menée à la prison des Carmes où elle rencontrera des dames du meilleur monde comme Mme de Beauharnais et la future Mme Tallien. Elle y rencontrera aussi le général Alexandre de Beauharnais, époux de la future Joséphine, dont elle fera son amant sans plus de façons.

Grâce à cet amour, Delphine finit par trouver la vie supportable mais Beauharnais, à son tour, est envoyé à l’échafaud, et le tour de Delphine pourrait bien ne plus être éloigné. En effet, la jeune femme a déjà subi des interrogatoires et même une perquisition menée chez elle où, pour passer le temps, elle n’a rien trouvé de mieux que de faire le portrait du sinistre Cromot, qui menait l’enquête, et de quelques-uns de ses sbires. Elle a un joli talent de portraitiste et même de caricaturiste. Talent et courage lui valent l’admiration de certains de ces hommes et surtout d’un jeune sectionnaire, un maçon nommé Gérôme.

Très vite, celui-ci tombe amoureux. Lui qui, jusqu’à présent, s’est montré un patriote convaincu, doublé d’un révolutionnaire sans pitié, il n’a plus qu’une idée : arracher à la mort la ci-devant marquise de Custine, cette femme ravissante et si jeune. Le brave garçon sent confusément que sa propre vie perdra de son sens et de son intérêt si Mme de Custine monte à l’échafaud, parce qu’il n’oubliera jamais qu’il aura contribué à faire tomber une aussi jolie tête.

Alors, pour la sauver, il use d’un stratagème comme seul l’amour peut en inspirer car, s’il est découvert, l’imprudent Gérôme précédera de peu sa bien-aimée sur les planches rouges de la guillotine.

Son titre de membre du comité de la section Vaugirard lui permet d’entrer librement dans tous les bureaux, même dans ceux de la tour de César, à la Conciergerie où Fouquier-Tinville, l’accusateur public, tient ses assises. Qui se méfierait de lui ? Or, Fouquier-Tinville entasse sur son bureau les dossiers de tous ceux qui sont promis à la mort à plus ou moins bref délai. Et l’accusateur public prend chaque jour, Gérôme ne l’ignore pas, un certain nombre de dossiers, ceux du dessus bien entendu, afin de fournir au bourreau son contingent de victimes. Alors Gérôme, chaque jour, va se rendre chez ce monstre, à l’heure où comme n’importe quel mortel il prend son repas, afin de veiller à ce que le dossier de Delphine n’occupe jamais les premières places. Pas question de le détruire, hélas, car les dossiers sont comptés journellement.

Cela dure trois mois, trois mois d’angoisses pour le pauvre Gérôme… trois mois de folies pour la Reine des Roses, incapable d’imaginer qu’un homme risque ainsi sa vie pour la sauver (de folies jusqu’à la mort de Beauharnais car ensuite la peur vient s’installer dans le cœur de la jeune femme). Heureusement, la Terreur s’achève. Le général de Beauharnais meurt le 5 thermidor ; quatre jours plus tard c’est la chute de Robespierre, la fin du cauchemar. Néanmoins, Mme de Custine restera encore deux mois aux Carmes et y fût peut-être restée plus longtemps si Nanette Mabriat, sa fidèle servante, ne s’en était mêlée. En effet, le général de Custine avait autrefois fondé, dans les Vosges, une fabrique de porcelaines dont les ouvriers n’avaient jamais eu qu’à se louer de lui et des siens. Nanette leur écrivit et, grâce à la pétition qu’ils signèrent, la jeune femme se retrouva libre de retourner rue de Lille pour y rejoindre Nanette et le petit Astolphe. Elle avait alors grand besoin de soins.

Des soins rendus possibles par les provisions et les petites sommes d’argent qu’un inconnu apportait chaque semaine. Un soir, Delphine guette son bienfaiteur et reconnaît Gérôme qui, d’ailleurs risque toujours sa vie car il est recherché et doit se cacher. On ne sait si Delphine paya, en femme sensible, cette dette de reconnaissance. On sait seulement que le jeune homme resta chez elle quelques semaines, jusqu’à ce qu’il pût s’embarquer pour l’Amérique où, en Louisiane, il réussit à amasser une assez jolie fortune. Une fortune qu’il revint mettre aux pieds de celle qu’il aimait. Hélas, elle était redevenue la marquise de Custine et, en 1803, s’était éprise follement du vicomte de Chateaubriand.

C’est à cette époque que Delphine achète, à la duchesse de Luynes, le château de Fervaques, près de Livarot, une longue demeure de briques roses et de pierres blanches flanquée de pavillons carrés qui possède déjà une histoire. Son constructeur, le maréchal de Fervaques, Guillaume de Hautemer, a, en son temps, beaucoup défrayé la chronique : c’était une sorte de reître ne craignant ni Dieu ni diable et qui, durant les guerres de Religion, s’en donna à cœur joie de piller, de brûler et de massacrer. Il s’empara de Lisieux dont il tua le gouverneur et pilla la cathédrale… On dit qu’il profana des reliques et s’empara du trésor de maintes églises… mais il était brave, eut le bon esprit de se rallier à Henri IV qui le fit gouverneur de ce même Lisieux qui, sous le joug d’un tel homme, aurait eu grand besoin de sainte Thérèse. Il fut aussi maréchal de France et l’époux d’une fort jolie femme en l’honneur de laquelle le Vert-Galant griffonna sur une cheminée du château deux vers affligeants :