C’est ainsi qu’un soir, alors qu’il présente ses tendres hommages à sa chère marquise, il s’est trouvé tout à coup dans l’impossibilité de poursuivre son… discours. Sans s’émouvoir pour autant, Stanislas s’est levé, a enfilé sa robe de chambre et a quitté les lieux en déclarant aimablement :

« Bonne nuit, madame ! Mon chancelier vous dira le reste. »

Outre les nouveaux amants, Mme de Boufflers aime aussi les nouveaux visages, surtout lorsqu’ils appartiennent à d’illustres personnages. Un beau jour, l’idée lui vient d’appeler à Lunéville l’homme qui est à lui tout seul la bête noire de Versailles et des jésuites : l’aimable, féroce, spirituel et redoutable M. de Voltaire.

L’invitation atteint le grand homme au château de Cirey, en Bourgogne, où il vit quasi maritalement avec la marquise du Châtelet. Avec aussi l’approbation tacite de M. du Châtelet qui a le bon goût, étant officier du roi, de passer le plus clair de son temps aux armées. Naturellement, l’invitation vise aussi Mme du Châtelet et c’est dans l’enthousiasme que l’on procède à la confection des bagages à destination de Lunéville.

Bien qu’il eût été élu deux ans plus tôt à l’Académie, Voltaire est alors mal en cour et aussi mal dans sa peau. Il est détesté de la marquise de Pompadour ainsi que de la reine Marie, fille de Stanislas Leczinski. Fort pieuse et même dévote, celle-ci ne cache pas l’horreur que lui inspirent les sarcasmes et les ricanements dont le génial philosophe couvre la religion. Cela fait deux ennemies de poids, aussi un séjour chez le père de la souveraine est-il plus que bienvenu : on ne pourra plus dire que le philosophe est mal avec la reine quand il régnera à Lunéville.

Quelques jours plus tard, Voltaire et sa chère Émilie – qui est sans doute l’une des femmes les plus savantes de son temps –, descendent de carrosse, accueillis à bras ouverts par Stanislas et Mme de Boufflers qui les installent dans le plus bel appartement du château. Voltaire tout au moins : sa compagne devra se contenter de celui du dessus.

« Vraiment, on ne peut être meilleur homme que ce roi ! » soupire le grand homme tandis que la chère Émilie s’active à le débarrasser de tous les châles, petites laines et fourrures dont, se croyant toujours en danger de mort, il ne cesse de s’emmailloter. « Mais j’ai bien peur de ne pas profiter longtemps de son hospitalité. Je me sens bien bas. »

Ayant dit, il se couche, prend l’attitude d’un gisant de cathédrale et ferme les yeux en déclarant qu’il attend son dernier soupir. Mais il les rouvre bien vite pour découvrir les multiples attentions dont le roi Stanislas le couvre. Et vingt-quatre heures après cette étrange arrivée, l’ex-agonisant frais comme une laitue, sanglé, poudré, rasé, s’en va prendre allégrement sa part des plaisirs du château. Il y conquiert tout le monde sans le moindre effort et bientôt on ne voit plus le roi sans Voltaire ni Voltaire sans le roi. C’est l’Olympe.

Du côté des femmes, les relations baignent dans la suavité. On s’appelle Catherine et Émilie et l’on ne se quitte plus que le temps de s’adresser des petites lettres charmantes et des vers encore plus charmants que Voltaire, en toute impartialité, imperturbable et discret, écrit à tour de rôle pour les deux femmes.

Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles quand, un beau matin, l’amour fait son entrée dans la Thébaïde lunévilloise. À vrai dire, il ne s’éloigne jamais beaucoup car, si Mme de Boufflers est une femme délicieuse, la vertu n’est pas son souci principal. Ainsi, après avoir eu des bontés pour La Galaizière, a-t-elle découvert le charme discret d’un jeune officier qui se trouve doublé d’un poète et même d’un philosophe : Jean-François de Saint-Lambert.

Mais, au moment de l’arrivée de Voltaire, ce nouvel amour tiédit déjà au profit d’un autre : le séduisant Adhémar de Marsannes qui fait à la belle marquise une cour assidue. Furieux de se voir ainsi évincé, Saint-Lambert décide de payer l’inconstante de même monnaie et tourne ses batteries vers Mme du Châtelet. Assez timidement pour commencer, bien sûr, car il se sent en terrain inconnu.

Or, à sa grande surprise car il n’est point fat, l’amie de Voltaire se montre sensible à ses discrètes avances et y répond avec un enthousiasme tout à fait inattendu. Il faut dire qu’à l’âge de quarante ans, la fière Émilie commençait à sentir bouillonner en elle un trésor d’amour inemployé depuis que le « divin » Voltaire l’accablait sous le flot de ses tisanes, le poids de ses pilules et les tempêtes de ses soupirs d’agonie. Qu’un garçon jeune, beau et spirituel s’enflamme pour elle représente donc pour Mme du Châtelet une aubaine succulente.

Ah, qu’il est doux, cette année-là, le printemps de Lunéville ! Pour certaines tout au moins car le malheureux Saint-Lambert échoue complètement dans son entreprise pour rendre Mme de Boufflers jalouse. Il faut dire qu’il s’y prend très mal. Est-ce que l’idée ne lui vient pas d’aller se jeter aux genoux de son ancienne maîtresse pour lui avouer, avec des larmes dans la voix, qu’il a « trahi son amour » en compagnie de Mme du Châtelet ? La belle marquise qui connaît son code du maniement des hommes sur le bout du doigt, lui joue alors le tour affreux de le réconforter, de le féliciter de son bon goût et de l’engager le plus sérieusement du monde à continuer. Saint-Lambert sortira de cette entrevue le cœur navré.

Sur ces entrefaites, la compagnie se sépare pour un temps : le roi Stanislas doit se rendre à Versailles dans l’été. On se quitte donc en se promettant bien de se trouver à l’automne pour les chasses de Commercy.

Hélas, Commercy aura moins de charmes que Lunéville. Quand on s’y rejoint, Voltaire apprend l’infidélité de sa chère Émilie et s’en montre effroyablement affecté. C’est un drame qui se joue alors, ou plutôt une tragi-comédie bien réglée au cours de laquelle le grand homme se hâte d’entrer en agonie, chasse son amie de sa chambre, lui interdit de reparaître devant ses regards mourants et refuse les lettres qu’elle ne cesse de lui écrire. Mme du Châtelet parvient tout de même à forcer cette porte si bien défendue et, au cours d’une scène relevant du meilleur théâtre de boulevard, réussit à faire avaler à Voltaire que c’est uniquement avec le corps – cette guenille ! – qu’elle l’a trompé mais que son amour, son cœur, son esprit, sa tendresse sont toujours et pour jamais sa propriété exclusive.

Elle fait tant et si bien que Voltaire finit par tomber dans les bras de Saint-Lambert en proclamant que tout est oublié. L’agréable vie d’antan peut reprendre et l’on ne s’en fait pas faute. Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des châteaux si les tête-à-tête de Saint-Lambert et d’Émilie ne s’étaient mis soudain à porter leur fruit. Mme du Châtelet est enceinte, ce dont Voltaire pense d’abord mourir d’horreur.

Cet effroi ne durera pas et quand, dans la nuit du 3 au 4 septembre 1749, Émilie donne le jour à une petite fille qui malheureusement ne vivra pas, Voltaire en éprouve un véritable chagrin.

Hélas, une peine plus cruelle lui est réservée. Quatre jours après la naissance de l’enfant, la mère mourait à Lunéville d’une fièvre puerpérale. Désespéré et furieux, Voltaire lance alors à Saint-Lambert :

« Eh, mon Dieu, monsieur ! De quoi vous avisiez-vous de lui faire un enfant ? »

Peu de temps après, il quitte Lunéville pour la Prusse où le réclame le Grand Frédéric.

À la mort de Stanislas Leczinski, le château cesse de vivre et ne ressuscite qu’en 1801, où il abrite les pourparlers de la paix de Lunéville mais, dans la suite des temps, la municipalité a jugé plus intéressant d’en faire un musée.


HORAIRES D’OUVERTURE

À la suite du violent incendie qui a détruit le cœur historique du château en janvier 2003, les espaces restaurés sont au fur et à mesure ouverts à la visite depuis 2010.

Renseignements disponibles sur le site Internet du château ou par téléphone au 03 83 76 31 51.

http://www.chateaudeslumieres.com/fr/accueil_1407504448000.html

Malesherbes

La maison des favorites royales

Les plus grandes faveurs d’une femme

ne peuvent payer le plus petit abaissement d’un homme.

SCHILLER

Situé entre Étampes et Fontainebleau, dans cette jolie vallée de l’Essonne qui est l’un des charmes de l’Île-de-France, le château de Malesherbes dresse ses murs blancs à encadrements de briques roses, ses grosses tours rondes, sa chapelle, son imposante Grange-aux-Dîmes et les élégants bâtiments des communs au milieu d’un très beau parc où abondent platanes et peupliers.

On devine sans peine que ceux qui vécurent là furent riches et puissants mais rien n’indique, tant le site respire la paix, que ce superbe domaine est chargé d’une histoire un peu trouble car, au cours des siècles, les femmes y ont joué un grand rôle. Un rôle qui n’était guère celui de la fidélité conjugale ni même de la fidélité tout court, car il est arrivé à ces dames de souffler le feu et la tempête et d’entraîner leurs hommes sur le dangereux chemin des conspirations. En fait, parmi celles qui l’ont habité, Malesherbes ne compte pas moins de trois favorites royales. Un record !

Vers le milieu du XIVe siècle, au temps où l’endroit s’appelle Soisy, son seigneur se nomme Girard de Montaigu, secrétaire du roi Charles V, trésorier de ses chartes et maître des comptes. Cette haute situation, il la doit peut-être à ses propres mérites mais plus sûrement au service signalé qu’il eut l’honneur de rendre à son maître. En effet, au temps où le roi n’était encore que dauphin et où son père, le roi Jean le Bon, s’efforçait de faire croire qu’il s’ennuyait en ses agréables prisons anglaises, les chroniqueurs rapportent que « le Dauphin tenait alors auprès de lui au Louvre une jeune fille nommée la Cassinelle. Son père Guillaume Cassinel faisait partie du Conseil du Roi… ».

On sait peu de chose de Biette Cassinel, sinon qu’elle était d’origine italienne, son père descendant d’un de ces riches changeurs lombards qui, au temps du roi Philippe le Bel, tenaient le haut du pavé. Son père, comme on vient de le voir, était appelé par le souverain en ses conseils et son frère, Ferry, occupa la haute charge d’archevêque de Reims. Mais, si riche et considérée que soit une famille, il vient un moment où elle se trouve affrontée à une situation délicate : par exemple lorsqu’une jeune fille qui vit ouvertement auprès de son souverain annonce tout à coup qu’elle attend un enfant.

Il ne pouvait être question de laisser Biette livrée aux mauvaises langues. À peine la grossesse commencée, on la marie. L’heureux élu volontaire sera Girard de Montaigu. Biette deviendra châtelaine de Soisy et, lorsque l’enfant naîtra, Girard se hâtera de le reconnaître, bien que chacun sût parfaitement qu’il était fils de roi. Circonstance qui ne laissera pas de lui être d’une grande utilité dans l’existence : vidame de Lannoy, seigneur de Montaigu-en-Laye, de Marcoussis et de Soisy, Jean de Montaigu fut d’abord secrétaire de son père Charles V puis de son demi-frère Charles VI qui portera sa fortune au pinacle. Surintendant des Finances, Montaigu était en 1398 grand maître de France ; il avait épousé Jacqueline de La Grange, fille d’Étienne, président au parlement de Paris, qui ne devait pas lui donner moins de neuf enfants.

Riche, puissant, orgueilleux en proportion, Jean de Montaigu reçut souvent le roi Charles VI dans son domaine des bords de l’Essonne. Mais il y reçut surtout celui qui était son ami le plus cher : le duc Louis d’Orléans, ennemi irréductible du duc de Bourgogne Jean sans Peur.

Quand Louis est assassiné, en 1407, par le Bourguignon, Montaigu ne renie pas ses amitiés. Au contraire : il sera l’un des premiers protagonistes de la fameuse querelle des Armagnacs et des Bourguignons, mais il n’y participera pas longtemps. Accusé de sorcellerie et de malversations par le duc de Bourgogne et le roi de Navarre, il est arrêté le 7 octobre 1409, enfermé au Châtelet et mis à la torture. Condamné à mort, il était, le 17 du même mois, mené aux Halles, où l’on avait dressé un grand échafaud couvert de drap noir, pour y être décapité. Sa tête, fichée sur une lance, resta exposée aux Halles cependant que son corps était pendu à Montfaucon. Sa famille alla reprendre l’un après l’autre ces macabres débris et les inhuma en grande pompe au prieuré de Marcoussis. Trois ans plus tard, Montaigu était réhabilité. C’est à lui, au temps de sa splendeur, que l’on doit le bronze dont est composé le gros bourdon de Notre-Dame… L’une de ses filles épousa le grand fauconnier de France, Jean de Graville, et lui transmit le château qui nous intéresse. Leur fils, l’amiral de Graville, réédifia complètement Malesherbes. Les grosses tours rondes représentent ce qui reste de son ouvrage.