À cette époque, la dynastie capétienne, fraîchement née, a pour représentant un souverain d’un type nettement exotique : le roi Philippe Ier. Fils d’Henri Ier et d’une princesse russe, Anne de Kiev (la seule Russe qui eût jamais régné sur la France), il tient de sa mère, une affolante sirène blonde venue du fond des steppes avec un train digne des Mille et Une Nuits, une extrême beauté, un tempérament volcanique et ce prénom de Philippe au parfum byzantin et parfaitement inusité en France. Sans oublier, bien entendu, le charme slave. Un charme qui plonge dans la mélancolie nombre de femmes du royaume. Au nombre desquelles se trouve la très belle comtesse d’Anjou, Bertrade de Montfort.

Bertrade, en dépit de sa beauté, est mal mariée. Son époux, Foulques d’Anjou, est tout ce que l’on veut sauf un homme agréable. D’ailleurs, ses sujets, qui s’y connaissent, l’ont surnommé le Réchin, autrement dit le grognon. Et, avec lui, ce totem serait plutôt un euphémisme. En effet, coupable d’avoir trucidé son propre frère, le Réchin a déjà usé trois épouses : Hildegarde de Beaugency, morte d’une raclée un peu trop copieuse, Hennengarde de Bourbon et Arengarde de Castillon qui sont encore en vie mais méditent, au fond de deux bons couvents, sur les inconvénients que l’on éprouve lorsque l’on cesse de plaire. Or, Bertrade est fière et refuse l’idée d’être un jour privée de sa couronne par un caprice masculin, et cela en dépit de sa beauté et du fils qu’elle a eu l’habileté de donner à son époux. En outre, elle a entendu vanter le charme du roi de France et elle pense que cet homme-là lui conviendrait beaucoup mieux. Aussi, sans balancer davantage, lui écrit-elle une lettre qui pourrait se résumer ainsi : « Je suis mal mariée et malheureuse en amour car, sans vous avoir jamais vu, je vous aime et j’ai juré de n’appartenir à un autre homme que vous. »

Ce sont de ces mots qui frappent l’imagination quand on est amateur de jolies femmes, même quand on est marié. Car Philippe aussi est marié. À l’âge de quinze ans – il en a alors trente-sept – on l’a marié à une Hollandaise ronde et rose, Berthe de Hollande, qui, avec les années et les maternités, est devenue obèse et couperosée : c’est dire que le sentiment de ce que l’on doit à une épouse ne l’encombre pas. Et Philippe d’annoncer son intention de rendre à son « féal comte d’Anjou » une visite d’amitié.

Quand il arrive à Tours où le rendez-vous est fixé, c’est le double coup de foudre. Dès le premier instant, le géant blond s’assure le cœur de la brune et ardente comtesse qui, de son côté, déchaîne chez le roi une de ces passions dévorantes comme on n’en rencontre pas deux dans la vie… Et l’on assure que, dès le lendemain, Bertrade déclare à Philippe qu’elle est prête à se laisser enlever. Ce à quoi le roi répond : « Quand vous voudrez ! » Et cela ne va pas traîner. Moyennant bien sûr une honnête dose de dissimulation et d’hypocrisie.

En effet, tandis que, dans l’église Saint-Jean, Philippe inaugure les fonts baptismaux en jurant à son hôte une éternelle amitié, Bertrade prépare discrètement ses bagages. Puis, la visite terminée, le roi prend courtoisement congé des Angevins pour regagner sa ville royale d’Orléans, où il tient sa cour. Bertrade le regarde partir le sourire aux lèvres : elle sait bien qu’elle le reverra avant peu. Et, en effet, le lendemain, prétextant une visite pieuse à un moûtier des environs, la belle comtesse se dirige vers un certain pont du Beuvron où Philippe a dû laisser une troupe destinée à simuler un enlèvement. Qui réussit en tout point, et c’est triomphalement que l’on ramène Bertrade à Meung où l’attend Philippe. C’est là qu’ils vont vivre leur première nuit d’amour, une nuit d’amour dont on prétend qu’elle fut fabuleuse…

La nuit de Meung marque le début d’une passion qui jamais ne se démentira et que rien ne pourra abattre, ni la guerre que déchaîne aussitôt le Ménélas grincheux de cette nouvelle Hélène, ni les foudres de l’Église maniées par le pape Urbain II qui ira jusqu’à frapper le royaume d’interdit, ni les menées plus ou moins sourdes de Louis et de Constance, les enfants laissés par Berthe de Hollande. Seule la mort séparera Philippe de Bertrade. C’est lui qui part le premier et Bertrade, tandis que son beau-fils devient le roi Louis VI, s’en va finir sa vie et attendre que la mort la réunisse à son amour dans le couvent des Hautes-Bruyères.

En 1101, ce même Louis VI, surnommé le Gros, s’en vient mettre le siège devant le château de Meung dont le maître, Lionet, s’est révolté contre son suzerain l’évêque d’Orléans. Lionet et ses hommes se réfugient dans le donjon auquel le roi ordonne que l’on mette le feu. Pour échapper aux flammes, les enfermés sautent du haut de la tour… pour venir s’empaler sur les lances que l’on a plantées en terre afin de les recevoir…

Le château, cependant, devient au fil des années une puissante forteresse. D’abord habité par la famille de Meung dont le dernier représentant, Jean, sera le célèbre coauteur du Roman de la Rose, il devient résidence d’été des évêques d’Orléans. Leur prison favorite aussi car souterrains, basses-fosses et oubliettes y sont impressionnants. Toutes choses dont l’Anglais envahisseur découvrira la valeur. En 1361, c’est Hughes de Calverly, le fameux capitaine anglais, qui occupe le château avec ses Anglo-Navarrais, puis, dans les débuts du XVe siècle, Français et Anglais se succèdent à Meung selon que ville et château sont pris ou repris. Et c’est avec quelque surprise que, parmi ses occupants, on découvre qu’un certain sire de Gaule en a proprement chassé l’ennemi en 1418…

Malheureusement, en 1425, le comte de Salisbury reprend ce qu’il considère comme son dû et s’installe à Meung après en avoir fait pendre les défenseurs. Il n’y restera pas longtemps car, déjà, la bataille pour Orléans fait rage et il en est l’une des chevilles ouvrières. Mais le destin l’y attend : « Regardant la bataille d’une fenêtre du fort (des Tourelles) enlevé, un boulet de canon le frappa à la tête. Il fut transporté blessé au château de Meung et mourut le 27 octobre 1428 puis fut enterré dans le parc. De la fenêtre de sa chambre, au château, il pouvait voir la basilique de Cléry qu’il avait pillée quelques semaines auparavant… » Ce fut le fameux Talbot qui le remplaça…

Moins d’un an plus tard, Jeanne d’Arc nettoiera Meung de ses occupants anglais, qui jamais ne reviendront. Les évêques d’Orléans vont pouvoir jouir à nouveau de l’agrément de leur beau château. De même, leurs prisonniers – tel le boiteux Orgemont qui y mourra – pourront constater que les cachots n’ont rien perdu de leur dramatique efficacité.

Ce sera le triste privilège de François Villon en 1461…

Le poète a dû fuir Paris à la suite du cambriolage du collège de Navarre auquel il a participé, et il a gagné la campagne où il vit de rapines et de petit brigandage. Il n’en fallait pas plus pour tomber sous la patte des sergents de l’évêque d’Orléans, Thibaut d’Aussigny. Une patte singulièrement lourde qui mène le malheureux dans la basse-fosse de Meung que l’on peut encore voir de nos jours. Une fosse percée, en son centre, d’un puits profond… C’est là que Villon écrit la fameuse Épître à mes amis :

Ayez pitié, ayez pitié de moi,

À tout le moins, s’il vous plaît, mes amis !

En fosse gis, non pas sous houx ne mai,

En cet exil auquel je suis transmis

Par fortune comme Dieu l’a permis.

Fille aimant jeunes gens et nouveaux

Danseurs, sauteurs, faisant les pieds de veaux,

Vifs comme dards, aigus comme aiguillon,

Gousiers tintant clair comme cascaveaux,

Le laisserez là, le pauvre Villon ?…

Le roi Louis XI, dont il chantait l’avènement, l’en tira, en piètre état car les bourreaux de l’évêque l’avaient un peu malmené. Mais c’était la liberté que le moineau de Paris retrouvait et, même escortée par la misère, cette liberté était sans prix…

Le château de Meung demeura en la possession des évêques jusqu’à la Révolution avec des fortunes diverses. Ainsi, au XVIIIe siècle, la demeure féodale avait reculé devant un joli château tel qu’en savait concevoir l’époque… un château aux murs roses.

Sous la houlette du nouveau propriétaire, Xavier Lelevé, de grands travaux de restauration furent entrepris pour embellir le château et ses 131 pièces. Vingt pièces sont aujourd’hui entièrement meublées et ouvertes à la visite.


HORAIRES D’OUVERTURE

Du 7 avril au 31 mai 14 h-18 h Du 1er juin au 30 août 10 h-18 h Du 1er septembre au 31 octobre 14 h-18 h

Décembre

14 h-18 h

(les week-ends)

Fermé le lundi.

http://www.chateau-de-meung.com/

Montargis

Renée de France, duchesse de Ferrare

La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ?

RACINE

Le cortège qui pénètre dans Montargis, le 14 janvier 1560, a fait sortir toute la ville dans les rues en dépit du froid et de la neige. C’est à la fois service commandé et curiosité car il s’agit d’accueillir la châtelaine de la ville, Madame Renée de France, fille du roi Louis XII et d’Anne de Bretagne, veuve depuis le 3 octobre précédent d’Hercule d’Este, duc de Ferrare en terre d’Italie. Une châtelaine qu’à vrai dire on ne connaît pas du tout, car il y a trente-deux ans qu’elle a quitté la France pour suivre son époux au-delà des Alpes.

Évidemment, ce n’est plus une jeune femme. Elle a atteint la cinquantaine mais elle garde, en dépit d’un maintien assez sévère, de la grâce et du charme. Elle a de très beaux yeux, bien fendus, et son deuil est fastueux car elle a toujours aimé l’élégance et la splendeur des atours, comme il sied à une femme qui a été élevée à la cour du roi François Ier dont elle était la belle-sœur.

L’accueil de Montargis se montre donc suffisamment enthousiaste pour être payé de quelques sourires et d’aimables paroles. En revanche, l’aspect du château où l’on monte après la remise des clefs de la ville n’a rien de bien souriant. Madame Renée le trouve « fort déchu et démoli ». On dirait que personne n’y a touché depuis les rudes sièges subis pendant la guerre de Cent Ans, et le premier soin de la nouvelle venue sera d’ordonner de grands travaux que l’on va entamer sur-le-champ tandis qu’elle s’installe du mieux qu’elle peut. Grâce au ciel il y a dans ses chariots suffisamment de meubles et de tentures pour donner quelque confort même à un vieux château glacial. Au moins, le froid abolit l’odeur des tanneries qui s’alignent en bas, le long du ruisseau du Puiseaux. Et puis, pour la première fois depuis longtemps, Renée se sent chez elle, vraiment chez elle. Elle y serait aussi à Chartres dont elle est duchesse ou à Gisors dont elle est comtesse, mais c’est Montargis qu’elle a aimé jadis, au temps de sa jeunesse, et c’est là qu’elle veut vivre. Et il faudra bien que le vieux château des Courtenay s’arrange pour lui être un logis agréable… Il est si doux de revenir vivre non loin de la Loire !

Elle était heureuse, cependant, quand, en septembre 1528, elle quitta la France avec l’époux qu’on lui avait choisi, cet Hercule d’Este de vingt ans qui était un brillant cavalier, aimable, cultivé et beau garçon, ce qui ne gâtait rien. Il avait tout de suite plu à Renée qui était un peu lasse des nombreux fiancés – dont l’empereur Charles Quint – qu’on lui avait déjà proposés. Hercule parlait avec passion de son pays, de son père, le vieux duc Alphonse, veuf de la belle Lucrèce Borgia, de sa sœur, la brillante duchesse de Mantoue, du soleil italien et de la splendeur de ses palais. Renée écoutait, rêvait…

Orpheline de bonne heure – elle avait trois ans à la mort de sa mère, cinq à celle de son père – elle a été élevée royalement mais sévèrement par Louise de Savoie, la mère de François Ier, et elle a cherché très tôt dans l’étude, et singulièrement dans celle de la théologie qui l’approchait de Dieu, de quoi apaiser un cœur qui ne demandait qu’à aimer. La question religieuse est alors à l’ordre du jour. Les livres de Luther commencent à pénétrer en France et Renée, guidée par son précepteur Lefèvre d’Étaples, s’y est intéressée sans pour autant se détourner de l’Église. Simplement, elle a trouvé dans la nouvelle doctrine des éléments qui lui plaisent…

Mais quand elle suit son époux sur la route qui mène à Lyon, aux Alpes, que l’on franchira au Mont-Cenis, et à Ferrare, la sage Renée n’est rien d’autre qu’une jeune femme en voyage de noces. Elle attend des merveilles et elle les aura, mais le premier abord va lui être pénible. La plaine du Pô est sinistre en décembre et, si la ville de Ferrare est une belle ville, le château des Este avec ses douves et ses tours carrées paraît bien rébarbatif à une jeune femme de dix-huit ans qui a quitté le Val de Loire dans tous les ors d’une fin d’été…