Enfin, le 25 juillet 1848, tout est achevé et Alexandre Dumas pend la crémaillère au milieu d’une véritable foule. Les invités sont au moins six cents. On a dressé pour eux des tables dans le jardin. On y a mis aussi de grands brûle-parfum d’où s’élèvent des fumées odorantes. Mais écoutons toujours André Maurois :
« Dumas, radieux, circule parmi ses convives. Son habit étincelle de croix et de plaques, son gilet, rutilant, est barré par une lourde chaîne d’or massif. Il embrasse les jolies femmes et raconte, toute la nuit, de merveilleuses histoires. Il n’a jamais été aussi heureux. »
Pourtant, il y a pour lui une ombre au tableau : le règne du roi Louis-Philippe s’est achevé depuis février. Le roi-citoyen que Dumas aimait beaucoup depuis qu’au Palais-Royal il était son bibliothécaire alors que le roi n’était que duc d’Orléans, le roi-citoyen donc a pris le chemin de l’exil. Bien sûr, c’est un autre ami qui va prendre sa place : le prince Louis Napoléon revenu d’Angleterre au moment où les Orléans s’y rendaient. Mais Dumas n’a jamais été de ceux qui oublient ceux qu’ils aiment au moment où tout s’écroule autour d’eux.
Pour le moment, tout de même, c’est la joie qui l’emporte. Le grand enfant au cœur d’or s’est offert le beau jouet dont il rêvait, mais comme, justement, il a un cœur d’or, il entend en faire profiter tous ceux qu’il aime, et même les autres. À Monte-Cristo, il tient table ouverte, encore que pour lui-même il soit assez frugal, et chez lui on mange plus que bien. Le maître se passionne pour la cuisine. Il estime que « s’il est bien difficile d’écrire, il est cent fois plus difficile de savoir bien dîner ! ». Et jamais ses invités n’auront à se plaindre de lui. Il est fréquent même qu’il prenne en main les casseroles et nous avons de sa façon un Grand Dictionnaire de cuisine qui est bien le monument le plus agréable qui soit. On y retrouve tout Dumas, avec son goût de la bonne chère sans doute mais aussi sa passion de l’Histoire et des histoires. Un régal peu commun.
Monte-Cristo ne désemplit pas : « Tout écrivain, tout peintre gêné peut venir s’installer à Monte-Cristo. Là, vit en permanence un peuple de pirates que l’amphitryon ne connaît même pas. Ces gens-là coûtent plusieurs centaines de mille francs l’an. Et puis, il y a les femmes. »
Les femmes, bien sûr, Dumas les a toujours aimées et toujours gâtées. Mais il y a aussi les bêtes. Le château et le parc servent d’abri à une vraie ménagerie. Il y a cinq chiens dont l’un, Pritchard, est resté célèbre, un vautour nommé Jugurtha, trois singes, un perroquet bleu et rouge nommé Bouvat, un chat appelé Mysouff, un faisan doré répondant au nom de Lucullus, un coq baptisé César plus un paon et sa paonne, des poules et des pintades… plus tous les chiens errants qui veulent bien franchir le seuil de cet ami de toute la Création.
« Ce ne sont pas les bêtes qui me ruineront ! » disait Dumas quand son domestique le priait de mettre un frein à l’invasion.
Les bêtes sans doute pas, mais les pique-assiettes très certainement. Et aussi la mauvaise chance. La révolution de 1848 a tari les recettes du Théâtre-Historique, source de grands revenus.
Et puis Dumas doit faire face au procès que lui intente sa femme Ida Ferrier. La dame réclame le remboursement de sa dot plus une pension. Alors, en 1850, deux ans, deux ans seulement après la folle inauguration, les créanciers du bon Dumas s’emparent de Monte-Cristo qui est aussitôt mis en vente. C’en est fini du beau rêve de l’écrivain trop généreux. Plus tard, il reviendra à Monte-Cristo en compagnie de trois amis qui devront partager les frais, des frais bien modestes : un peu de nourriture, de la chandelle, etc. Personne n’a d’argent et Dumas moins encore que les autres en dépit d’un labeur forcené.
Par la suite, le château passera de main en main, des mains sans grand intérêt. Il sera même, un temps, pensionnat de jeunes filles auxquelles sans doute on ne faisait pas lire l’œuvre du constructeur. De toute façon, Monte-Cristo s’en allait lentement vers sa ruine.
Sauvé in extremis en 1970, ainsi qu’on l’a déjà dit, ses travaux de restauration ont représenté, durant des années, le gros tracas de l’Association des amis d’Alexandre Dumas. Et puis le miracle est arrivé en la personne de S. M. Hassan II, roi du Maroc, qui a fait restaurer le château de fond en comble, restituant ainsi à la France un monument historique et à l’ombre du bon géant son beau rêve intact.
HORAIRES D’OUVERTURE
Du 1er avril au 1er novembre
10 h-12 h 30 et 14 h-18 h
(fermé le lundi) Samedis, dimanches et jours fériés 10 h-18 h
Du 2 novembre au 31 mars
14 h-17 h
(seulement le dimanche)
Fermeture du 17 décembre au 7 janvier et le jour de la nuit de Monte-Cristo
http://www.chateau-monte-cristo.com/
Montségur-sur-Lauzon
Un amour d’outre-tombe
Hélas ! Comment serais-je charmante et belle ?
Ma joue est pâle et la terre est ma demeure…
Quelques pans de murailles, une ancienne chapelle que la municipalité restaure avec soin, c’est tout ce qu’il reste d’un château où s’est déroulée, jadis, l’une des plus étranges, des plus dramatiques aventures vécues par un homme. Une de ces aventures qui frappent au point de changer une destinée…
Un jour de juillet 1745, le jeune baron de Clansayes qui a réuni dans son manoir proche de Saint-Paul-Trois-Châteaux une bande d’amis de son âge leur propose une excursion qu’il espère agréable. Il fait un temps superbe, la campagne embaume la lavande et le romarin et l’idée d’une promenade est accueillie avec plaisir. Le but proposé est le vieux château de Montségur-sur-Lauzon, une antique forteresse en partie ruinée mais suffisamment imposante et, surtout, pourvue d’une réputation assez sinistre pour être intéressante. On dit, en effet, que le château, déserté par ses propriétaires depuis une trentaine d’années, est hanté et, du plus loin qu’ils aperçoivent sa sombre silhouette dressée au bord d’un champ en pente raide menant à un ravin abrupt, les gens du pays se signent et ôtent leur bonnet comme devant un enterrement. Signe de respect, dit-on, envers les âmes de tous ceux qui sont passés là de vie à trépas…
En effet, Montségur appartenait jadis au terrible baron des Adrets, le célèbre et redoutable chef protestant qui, au temps des guerres de Religion, s’entendait si bien à exterminer ses ennemis prisonniers de la manière qui pouvait leur être la plus désagréable. Comme le catholique Blaise de Montluc, le baron maniait la torture en virtuose et savait accompagner une mort d’une éternité de souffrances. Son ombre, à ce que l’on disait, planait toujours, par les nuits sans lune, sur son ancien repaire.
Naturellement, les vieilles histoires n’impressionnaient pas la jeune bande qui s’embarquait si joyeusement pour le château, mais ajoutaient au plaisir qu’elle anticipait. On allait chasser le fantôme entre amis ! Et les deux plus ardents à cette battue d’un nouveau genre étaient le vicomte Henri de Rabasteins, un jeune Gascon de vingt-deux ans, et son ami Beaumont. Ils se promettaient bien d’exorciser les pires légendes.
Encore meublé en partie, le château a un gardien, un vieil homme laissé là par la propriétaire, la comtesse de Pracomtal qui entend que sa maison ne soit point trop à l’abandon, même si elle ne l’habite pas… Mais, en fait, l’intérieur présente peu d’intérêt : il y a surtout beaucoup de poussière et la jeune bande, un brin déçue, parcourt les cours noircies, les chemins de ronde, les salles désertes. Soudain, dans le champ en pente au bord duquel s’élève le château, quelqu’un avise une croix de pierre. Enfin quelque chose d’intéressant !
On se précipite, on se penche. Gravés dans la pierre il y a un nom, une date : « Lucie de Pracomtal, 25 juin 1715… » Alors, on appelle le vieux gardien, on l’interroge. Et il raconte…
Trente ans plus tôt, presque jour pour jour, il y avait fête dans le château encore bien vivant. La fille de la comtesse de Pracomtal, Lucie, qui avait dix-huit ans, épousait le jeune vicomte de Quinsonas qui en avait vingt-cinq. Tous deux étaient jeunes, beaux, riches, tous deux s’aimaient – ce qui était rare ! – et tout le monde autour d’eux était heureux, ou tout au moins joyeux… jusqu’à ce petit incident qui, à la fin du festin, jeta un froid.
En effet, au moment du dessert, la nouvelle vicomtesse de Quinsonas, en voulant séparer une amande double pour en offrir la moitié à son époux, brisa du même coup l’anneau de mariage tout neuf qui ornait son annulaire depuis si peu de temps. Elle pâlit, voyant dans ce petit accident un mauvais présage en dépit du tendre réconfort prodigué par son époux et de ses plaisanteries sur la hâte qu’elle avait mise à se « démarier » elle-même. Bientôt, d’ailleurs, le sourire lui revint et l’on sortit de table pour d’autres plaisirs.
En attendant le grand bal du soir quelqu’un proposa une partie de « cligne-musette » (cache-cache), en disant qu’un vieux château est réellement l’endroit rêvé pour ce jeu si amusant. La proposition fut accueillie avec enthousiasme. C’est le marié qui « s’y colla » le premier. Mais, avant de se laisser bander les yeux, il alla embrasser sa femme :
— Vous ne saurez jamais vous cacher assez bien, mon cœur. Je vous aime trop pour ne pas aller vers vous immédiatement, même si je gardais les yeux bandés…
Et l’on se dispersa. La partie dura longtemps. Le château retentit de cris, de rires, d’appels, de portes qui claquaient et de galopades. Mais quand la compagnie, hors d’haleine, se retrouva dans la grande salle, il fallut bien se rendre à l’évidence : Lucie manquait à l’appel.
Pendant des heures, on la chercha, criant son nom, fouillant partout. Les invités, les gardes, les serviteurs, les paysans qui dansaient dans la cour, tout le monde s’y mit. Rien ! On pensa alors aux ravins. On y descendit avec des cordes, des lanternes car la nuit était venue.
On pensa même à des bohémiens qui avaient campé près du château jusqu’à la fin de l’après-midi et, songeant que peut-être ils avaient enlevé la jeune femme à cause de ses joyaux, on se lança sur leurs traces mais, naturellement, ils étaient innocents. Sans rancune devant le désespoir de Mme de Pracomtal, une vieille bohémienne lui prédit : « Tu reverras ta fille un jour mais je ne peux te dire ni quand ni comment… »
Faible consolation ! Peu à peu, avec le temps, l’espoir de retrouver Lucie vivante s’estompa. On pensa qu’elle avait quitté le château, était tombée dans quelque ravin trop profond, ou qu’elle avait été victime d’une bête sauvage. Le deuil s’installa et aussi la légende d’une dame blanche qui, la nuit, errait en pleurant. Incapable de supporter plus longtemps cette demeure où sa fille avait disparu si tragiquement, Mme de Pracomtal la ferma, la quitta, se contentant d’y laisser le gardien, et elle alla s’établir à Valence où elle consacra son temps à Dieu et aux bonnes œuvres…
Ce récit tragique, fait par un témoin oculaire, a considérablement ralenti la gaieté des jeunes visiteurs. Afin de la retrouver ils vont s’installer au pied des vieilles murailles pour déjeuner sur l’herbe. Henri de Rabasteins a préféré s’isoler. Il n’a pas faim. L’histoire qu’il vient d’entendre l’a bouleversé. Assis sur un muret de pierres sèches, il rêve en caressant distraitement le gros chat gris qui est l’habituel compagnon du vieux gardien et qui semble l’avoir pris en amitié. Ses pensées sont ailleurs : elles suivent une forme blanche, un visage rayonnant et blond sous un voile de dentelle. Il n’en distingue pas les traits. Il sait seulement que cette Lucie disparue si mystérieusement l’attire… Son ami Beaumont qui le rejoint lui déclare tout net qu’il a bien l’air d’être en train de tomber amoureux d’une ombre… Pour lui, l’affaire est claire : Lucie n’aimait pas Quinsonas autant qu’on l’a dit et elle a profité du jeu pour filer avec celui dont elle était vraiment amoureuse. Mais Rabasteins refuse une explication qui ternit l’image rayonnante dont il est si étrangement habité. Il proteste même quand quelqu’un propose, comme jadis, une partie de cligne-musette mais, pour ne pas faire figure de rabat-joie, il finit par rejoindre les autres.
Bientôt, il se prend au jeu, un jeu qui, pour lui, est une façon comme une autre de se lancer à la poursuite de l’ombre blanche qui le hante. De couloirs en salles vides, il parvient dans une pièce basse et voûtée sur laquelle ouvre un corridor obscur. Il hésite à s’y engager car on n’y voit rien, quand il entend des pas derrière lui. Pour ne pas être découvert, il entre dans le couloir obscur, s’appuie contre la muraille pour être encore moins visible quand, soudain, il sent que le mur cède sous son dos.
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