Sancie s’évanouit à la nouvelle puis pleure, pleure indéfiniment, ne consentant à se calmer enfin que lorsqu’on lui explique, bien doucement, qu’à présent elle se doit toute à l’enfant qui va naître puisqu’il est l’héritier.
La naissance s’annonce un mois plus tard, par une nuit de janvier si froide que l’énorme feu allumé dans la chambre par les servantes ne parvient même pas à réchauffer les murs où l’eau suinte sous les tentures. Des cuisines on monte sans arrêt des chaudrons d’eau bouillante qui arrive presque tiède. Les servantes s’activent autour du lit où la jeune femme gémit sans arrêt torturée dans son corps plus qu’il n’est normal. Auprès d’elle, le mire du château lui tient la main mais sa mine sombre n’a rien de rassurant : l’enfant met beaucoup trop de temps à venir !
En effet, il va mettre deux jours et deux nuits et quand enfin il apparaît, mire et servantes se signent, épouvantés : c’est un véritable monstre, une créature qui semble vomie par l’enfer. Mais qui n’a que le souffle et qui meurt presque aussitôt, au grand soulagement de tous. On s’interroge, bien sûr : comment deux êtres aussi beaux ont-ils pu donner le jour à cette horreur ? Et le mire d’exiger des servantes un serment : celui du silence. Pour tous, l’enfant est mort en naissant, un point c’est tout. Et toutes de promettre, bien sûr.
Mais il est des langues que rien ne peut arrêter. L’une des femmes se confie à son époux qui parle à son frère qui parle à sa femme. Et bientôt le secret est su de tous. Alors, à nouveau, on s’interroge. Quelqu’un dit qu’un certain mendiant contrefait et que l’on dit sorcier a jeté un sort à la jeune dame au jour de ses noces parce que, avant de lui faire aumône, elle avait eu un mouvement de recul.
Ceux qui disent cela ce sont les bien intentionnés, les braves gens. Mais il y a les autres, les amateurs de sensations fortes et de diableries et ceux-là sont les plus nombreux. On dit que la jeune comtesse a dû tromper son époux, qu’elle s’est donnée au diable, qu’elle a tenté de se faire avorter. On dit qu’elle a tué l’enfant de ses propres mains. Et la calomnie de grandir, et de s’enfler, et d’envahir tout le pays, toute la montagne jusqu’aux cimes du mont Balaïtous, jusqu’en Navarre.
Jour après jour le peuple s’assemble, vient battre les murailles du château que les hommes d’armes ne quittent plus. La garde est renforcée car Sancie est bel et bien assiégée. Les cris de mort et de haine montent incessamment, réclamant le bûcher pour l’épouse coupable.
Le danger devient si grand que le sénéchal de Sauveterre envoie prévenir le roi de Navarre. En tant que frère et suzerain, c’est à lui qu’il appartient de juger. Et il accourt, pour comprendre que l’on n’a rien exagéré : le mal est grand. Si l’on ne veut pas massacrer toute la ville il faut ou bien livrer Sancie ou bien la laver de tout soupçon au vu et au su de tous. Alors, il en appelle à Dieu !
Ses hérauts courent le pays : la comtesse Sancie a accepté de se soumettre publiquement au jugement de Dieu. Elle subira l’ordalie par l’eau. Si l’arrêt céleste la lave de toute accusation elle sera rétablie dans tous ses droits seigneuriaux et ceux qui ont osé l’accuser subiront le châtiment des calomniateurs. L’arrêt est sans appel.
Comme par enchantement la ville se calme mais la peur fait son apparition. Le roi a de fortes troupes et sa réputation d’homme impitoyable n’est plus à faire. Et c’est moitié dans la fièvre, moitié dans l’angoisse que l’on attend l’aurore du jour de la vérité.
Le jour se lève. Sancie, escortée de ses femmes qui pleurent, environnée d’hommes d’armes est menée vers la rivière. Il y a là, près du pont, un pavillon de soie rouge dressé pour le roi de Navarre. Sanche IV s’y tient assis sur un trône, couronne en tête, sceptre en main. À l’apparition de sa jeune sœur, il ne sourcille même pas.
Sancie s’approche, s’agenouille, baise la terre devant son frère puis gagne un petit oratoire portatif que l’on a installé pour y faire une longue prière. Sur la prairie, au bord du gave, toute la chevalerie du pays est là et l’autre rive est noire de monde.
Sancie, sa prière achevée, ôte ses joyaux, son manteau et sa robe fourrés, sa guimpe de lin, son voile de tête, enfin ses chaussures. Elle ne garde sur elle qu’une longue chemise de lin blanc et chacun peut la voir frissonner sous le vent glacé. Mais aucune rumeur de pitié dans cette foule qui attend.
Ensuite elle va jurer sur les reliques des saints qu’elle est pure de tout péché, innocente surtout des crimes dont on l’accuse. Puis, on la remet aux prêtres qui, en procession, la conduisent vers le pont au milieu duquel des bourreaux attendent avec des cordes. C’est pieds nus, un cierge de cire vierge à la main pesant plusieurs livres qu’elle doit faire le chemin tandis que, des deux rives, s’élèvent des chants funèbres.
Quand elle rejoint les bourreaux qui vont la ligoter étroitement, tous, sauf le roi, se mettent à genoux. On lui lie les mains, on lui entrave les jambes, on lui rend tout mouvement impossible. Puis les bourreaux la soulèvent. Un instant sa forme blanche apparaît au-dessus du parapet de pierres grises. Un instant seulement puis on la lance dans le vide.
Le corps mince disparaît dans le bouillonnement du gave. L’eau grise et glaciale s’est refermée. Sur les rives, des soldats veillent. Le temps qui s’écoule paraît interminable et les mains du roi se sont crispées sur son sceptre.
Puis, tout à coup, il y a un immense cri : la forme blanche vient d’apparaître en surface, doucement balancée par le flot qui à cet endroit se calme et la mène vers la rive, vers une étroite grève qui se trouve « à trois portées de flèches ». Dieu a jugé !
Déjà les femmes de Sancie courent sur la prairie. Deux d’entre elles pénètrent dans l’eau, ramènent leur maîtresse qu’elles délient, frictionnent, enveloppent de couvertures, couvrent de fourrures avant de la rapporter au château tandis que Sanche fait traîner devant lui les accusateurs les plus acharnés. Pour eux, c’est l’heure du châtiment.
Sancie aura peine à se remettre de son bain glacé mais elle y parviendra. Non pour gagner le couvent qu’elle souhaitait tant avant sa terrible aventure mais pour servir à nouveau la politique de son frère. Elle devra se marier encore, à Garcia Ordonès, comte de Najera, auprès de qui elle vivra une existence sans autre drame.
À Sauveterre, le vieux pont porte toujours le nom de pont de la Légende. Mais cette légende-là, comme beaucoup de ses pareilles, est avant tout de l’histoire.
Saverne
Les protagonistes de l’affaire du Collier
L’aventurier, comme l’artiste, n’appartient à aucune classe. Il s’accommode aussi bien du sans gêne d’un rustre que de l’étiquette des cours.
Résidence d’été, depuis le XIIIe siècle, des princes-évêques de Strasbourg, le château de Saverne a connu toutes sortes d’avatars. Passant successivement de l’état de château fort à celui de manoir Renaissance, il parvint enfin, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, à une légère ressemblance avec ce Versailles qui attirait si fort les regards et les désirs de tous les princes d’Europe.
Agrandi et embelli par le cardinal de Fürstenberg, il fut achevé vers les années 1720 sous la houlette – peut-être vaudrait-il mieux dire la crosse ? – du cardinal Armand-Gaston de Rohan qui le dota d’un magnifique parc et d’une décoration intérieure véritablement princière due tout entière à l’habileté de Robert de Cotte. Cette superbe installation permit au cardinal de recevoir sans rougir et même avec une hospitalité quasi royale la princesse polonaise Marie Leczinska que, dans sa cathédrale de Strasbourg, il venait d’unir par procuration au roi Louis XV.
La jeune princesse, qui était d’une extrême pauvreté et vivait chichement avec ses parents jusqu’à ce que le choix royal tombe sur elle, admira beaucoup le palais mais s’intéressa surtout aux pauvres de Saverne qu’elle réclama avec une douce insistance. Le cardinal Armand-Gaston n’en tira pas moins une gloire extrême d’avoir été le premier à recevoir la nouvelle reine de France.
Près de cinquante années plus tard, il y a toujours un cardinal de Rohan à Saverne mais ce n’est naturellement plus le même. Il s’agit cette fois de son neveu, le cardinal Louis-René qui, en tant que son coadjuteur, avait eu, en 1770, le privilège de recevoir, en lieu et place du vieillard, l’archiduchesse Marie-Antoinette qui s’en venait épouser le futur Louis XVI.
Autant le cardinal Armand-Gaston a été un prélat de l’ancienne école, autant le neveu se veut moderne et, à tout prendre, aussi peu ecclésiastique que possible. Bel homme, peu dévot mais très mondain, cultivé, intelligent – Voltaire qui l’a connu s’est vigoureusement inscrit en faux contre la légende qui fait de lui une sorte de benêt doublé d’un attardé mental –, fin diplomate, il aime avec passion la chasse, les arts, les lettres et plus encore les jolies femmes. Très généreux d’ailleurs il n’en cache pas moins, sous un fort grand air, une faiblesse de caractère qui le mènera à sa perte lors de la fameuse affaire du collier de la reine.
Ambassadeur de France en Autriche, en 1772, il n’y a guère réussi. L’impératrice Marie-Thérèse n’appréciait pas ce prélat-ambassadeur dont les mœurs frivoles et le goût du monde choquaient sa piété austère. Les lettres qu’elle écrivait à ce sujet à sa fille Marie-Antoinette, devenue dauphine de France, s’en ressentaient. Il n’y était question que de « ce mauvais sujet », de ce « panier percé », de cet « esprit incorrigible » et, peu à peu dans l’esprit de la jeune princesse, l’image aimable du jeune prélat qui l’avait gracieusement accueillie à Strasbourg s’est brouillée et ternie jusqu’à devenir parfaitement haïssable. Une lettre, vraie ou fausse, lue chez Mme du Barry et dans laquelle l’ambassadeur tournait l’impératrice en ridicule à propos du second partage de la Pologne, finit par faire de Marie-Antoinette l’ennemie irréductible du cardinal. C’est pis encore lorsqu’elle est devenue reine. À ce moment, Louis-René est rappelé en France et, même s’il reçoit le titre de Grand Aumônier de France, il n’en demeure pas moins dans une demi-disgrâce qu’il supporte mal. En effet, il aime avec passion celle qui le déteste et cela depuis le jour de Strasbourg.
Il vit donc le plus souvent à Strasbourg et surtout à Saverne. Hélas ! dans la nuit du 8 septembre 1779, un énorme incendie éclate qui ravage une grande partie du château : le prince-évêque doit fuir ses appartements en chemise de nuit. Mais, dès le lendemain, ou presque, il décide la reconstruction. Et même un nouvel agrandissement. Un jeune architecte de vingt-cinq ans, Salins de Montfort, est chargé de l’ouvrage.
Comme la partie la plus ancienne a pu être sauvée, le cardinal séjourne souvent à Saverne durant la belle saison pour profiter du site, surveiller ses travaux – qui lui coûtent une fortune – et recevoir ses amis.
Au nombre de ceux-ci la marquise de Boulainvilliers, femme de l’ancien prévôt de Paris. Fille d’un richissime financier, la marquise qui est déjà âgée souffre de graves douleurs rhumatismales, et elle est venue, en ce début d’été 1781, consulter à Strasbourg l’homme dont on parle le plus dans toute l’Europe : le mage, le guérisseur Cagliostro dont on vante les cures miraculeuses. Cagliostro qui a guéri le cardinal de Rohan d’un asthme tenace et qui depuis se voit au nombre de ses familiers.
Or, quelques années plus tôt, Mme de Boulainvilliers avait recueilli, sur le bord d’une route, une petite mendiante, très jolie, très fine qui se disait descendante du roi Henri II et qui l’était vraiment. Jeanne de Saint-Remy de Valois tenait effectivement, par son ancêtre Henri de Saint-Remy, fils bâtard de Henri II et de Nicole de Savigny, au sang royal de France et ne perdait pas une occasion de s’en faire gloire.
Mariée en 1780 à un gendarme de la compagnie des Bourguignons, Nicolas de La Motte, la nouvelle « comtesse de La Motte-Valois » – elle s’était titrée elle-même – était une intrigante-née mais elle plaisait aux hommes envers lesquels, d’ailleurs, elle se montrait peu farouche. C’est ainsi que, peu de temps après son mariage, elle était devenue la maîtresse d’un camarade d’enfance de son époux, un certain Rétaux de Villette qui semblait posséder tous les talents. Au nombre de ceux-ci, un talent d’écrivain certain et une facilité pour le dessin qui promettait une belle carrière de faussaire.
Le « comte » n’étant pas d’un naturel jaloux, c’est un fort agréable ménage à trois qui, en ce même début d’été 1781, prend le chemin de Strasbourg. Non pour y faire du tourisme mais bien pour y retrouver l’excellente Mme de Boulainvilliers dont on espère une aide financière. Car de plus impécunieux que le trio ne se peut rencontrer.
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