Paris parle beaucoup de Mlle Duthé, de son charme et de ses charmes. Le duc d’Orléans la fait pressentir, non pour lui-même mais pour son fils. Ce tendre père souhaite confier les prémices de son héritier à celle qui saura le mieux les exalter. Et c’est ainsi que la jolie Rosalie, un beau soir, va déniaiser le futur Philippe Égalité qui n’est encore que le duc de Chartres. C’est la gloire !

Mais voici le comte d’Artois et, cette fois, c’est le triomphe. Le frère du roi est plus jeune que Rosalie de quelques années mais il est aussi fou d’elle que cela est possible à un cœur et à une tête aussi légers. Il l’installe somptueusement dans un magnifique hôtel de la chaussée d’Antin où elle aura la chère Guimard pour voisine, mais c’est bien souvent à Bagatelle, au milieu des merveilleux jardins, que le prince et sa belle amie se retrouvent.

Faisant allusion à l’épouse d’Artois, l’insignifiante Marie-Thérèse de Savoie qui a le nez trop long, le comte de Provence – qui a excusé sa sœur – ironise :

— Mon frère fait passer le gâteau de Savoie avec du thé…

Mais Rosalie mène grand train. On la voit à Longchamp dans un carrosse attelé de six chevaux blancs avec des harnais de maroquin bleu. Elle brille, elle éblouit mais il y a malgré tout quelques sifflets, une bagarre éclate même près de sa voiture car son luxe trop évident offusque :

« Quand on voit s’afficher un tel luxe, doit-on être surpris si tant de grandes dames se dégoûtent du métier d’honnêtes femmes », écrit la comédienne Sophie Arnould avec beaucoup plus qu’une pointe de jalousie.

Cependant, Bagatelle s’enrichit d’une nouvelle œuvre d’art : le comte d’Artois a commandé au peintre avalonnais Antoine Vestier un grand portrait de sa maîtresse. Un portrait en pied qui ne laisse aucune ombre sur l’éclat et la perfection de sa beauté. Un portrait qui va être le plus charmant ornement de la salle de bains… Mais la fin des temps heureux s’approche. Vient la Révolution et pour Artois l’émigration. Bagatelle va s’enfoncer dans le silence tandis que Rosalie Duthé part pour l’Angleterre où elle va vivre de longues années. Elle y a de nombreux amis et, fidèle à tout ce qu’elle a aimé, royaliste à sa façon, elle ne reviendra en France qu’à la Restauration, lorsque « ses princes » rentreront eux aussi…

Mais les roses se fanent. Les cheveux blonds sont devenus blancs. Certes, elle a de nouveau des rois selon son cœur mais, de ses amis d’autrefois, il en reste bien peu. Beaucoup sont morts sur l’échafaud, ou dans les combats sans espoir de la Vendée ou de l’armée de Condé. Même Bagatelle n’est plus Bagatelle…

Acheté sous le Directoire par un certain Lhéritier qui ne trouva rien de mieux que d’en faire un établissement de plaisir considéré comme une « succursale du paradis de Mahomet », il faudra attendre Napoléon, l’homme de l’ordre, pour que le petit château fasse enfin connaissance avec la respectabilité. L’Empereur le remet en état car il a l’intention d’en faire un but de promenade et de courts séjours pour les siens. Le roi de Rome viendra jouer dans ses jardins, et c’est là qu’un jour Joséphine rencontrera cet enfant qui lui a coûté sa couronne mais qu’elle ne pourra s’empêcher de trouver charmant.

L’Empire s’efface et voilà que reparaît l’ancien propriétaire, le magicien qui a jadis suscité cette œuvre d’art. En un mot le comte d’Artois. Mais si Bagatelle s’imagine que le temps des fêtes galantes va refleurir, il se trompe. Ce comte d’Artois-ci n’a vraiment plus grand-chose à voir avec le farfadet de Versailles. C’est un long monsieur grave et dévot qui est à présent l’héritier de son frère le roi Louis XVIII. Et s’il fait quelques travaux au château, c’est surtout pour en effacer les traces des folies d’autrefois : on badigeonne les peintures galantes, avant d’offrir le tout au duc de Berry, son fils, qui s’en serait peut-être fort bien accommodé, étant d’humeur folâtre.

En 1832, Bagatelle sort du domaine de la Couronne, devient anglais et subit quelques transformations. Le marquis d’Hertford, frère de lord Henry Seymour à qui le sport hippique doit beaucoup et peut-être frère naturel de sir Richard Wallace, installe des Bains chinois, des statues provenant du château de Vaux-le-Vicomte et des vases de celui de Bercy. Il fait aussi dessiner dans le parc une pelouse en terrasse où le jeune prince impérial, fils de Napoléon III, viendra prendre des leçons de cheval. C’est à Richard Wallace qu’il lègue Bagatelle. Celui-ci supprime le bâtiment des pages et fait construire ce que l’on appelle le Trianon. Sa veuve en héritera. Elle-même le laissera à son secrétaire qui, enfin, en 1904 vendra à la Ville de Paris le si joli palais. La seule débauche que connaîtra désormais Bagatelle sera celle des roses, ces roses qui toujours s’y sont senties chez elles…

Quant à Rosalie Duthé, elle avait « patienté jusqu’en 1820 », laissant une fortune évaluée à six cent mille francs, qui témoigne que la vertu n’est pas toujours la seule récompensée.


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Samedis, dimanches et jours fériés 15 h-16 h 30

Balleroy

Monsieur l’abbé… ou madame ?

C’est une étrange chose qu’une habitude d’enfance…

Abbé de CHOISY

Célèbre jusqu’en Amérique pour la perfection de son style Louis-XIII, le château de Balleroy, œuvre de jeunesse de François Mansart, est sans doute l’un des plus beaux et des plus majestueux parmi les châteaux français ; d’autant qu’il se dresse sur « de profonds fossés secs et sur un socle oblique qui l’élève presque vertigineusement… ». Il est le point d’orgue d’un admirable ensemble de pavillons, d’avenues, de terrasses et de jardins à la française décorés en « broderies de buis ». Et il n’est jusqu’au village qui ne s’élargisse en hémicycle devant lui comme pour lui rendre hommage…

C’est Jean Ier de Choisy qui, en 1600, achète le petit fief de Balleroy, alors composé de maigres pâtures, de ronces et de bruyères. Sa fortune, commencée dans le négoce des vins, prend son essor après une mémorable partie d’échecs disputée contre le marquis d’O, alors surintendant des Finances. Mais c’est son fils Jean II qui, entre 1626 et 1636, construira le château.

Conseiller d’État puis chancelier du duc d’Orléans, ce Jean II va concevoir un fils – et même deux mais l’aîné meurt assez jeune et sans enfants, ce qui fait du cadet le maître de Balleroy – destiné à faire quelque bruit dans l’histoire galante, l’histoire amusante et même l’histoire tout court de notre beau pays de France.

Tout a commencé vers l’an 1647, trois années environ après la naissance du jeune François-Timoléon. Avide de se concilier tout à fait les bonnes grâces de la reine Anne d’Autriche auprès de qui elle est fort en pied, sa mère, la comtesse de Choisy, décide d’adopter pour lui la politique suivie par la reine envers son second fils Philippe, duc d’Orléans.

En effet, redoutant pour l’avenir une dangereuse rivalité entre le futur Louis XIV et son cadet (elle est payée pour savoir combien de fois le turbulent Gaston d’Orléans a conspiré contre le roi Louis XIII), la reine mère a voulu, poussée par Mazarin, donner à Philippe des goûts moins dangereux pour la France. Elle a donc imaginé de l’habiller en fille beaucoup plus longtemps qu’il n’était d’usage et de lui donner le goût de la parure, des bijoux et de tous les raffinements de la toilette féminine.

Elle n’a que trop bien réussi. Dès son jeune âge, Philippe, qui est très beau, se passionne pour les colifichets. Cette éducation insensée amoindrit naturellement beaucoup de ses qualités viriles sans pour autant, néanmoins, lui ôter le courage. N’en déplaise à ses détracteurs, Monsieur fut un homme brave et loyal, même s’il n’avait pas beaucoup de goût pour les dames.

François de Choisy a quatre ans de moins que lui. C’est un très joli enfant et quand sa mère l’amène un jour chez la reine, habillé en fille, des diamants aux oreilles et un soupçon de maquillage sur son joli visage, il obtient un vrai succès. Bientôt, on rencontre partout les deux enfants habillés en filles, et la cour s’en amuse comme d’une plaisanterie. Mais admire sans réserve. Les deux fausses fillettes sont en effet irrésistibles de grâce, de gentillesse et d’élégance. Naturellement une grande amitié ne tarde pas à les unir. Une amitié qui va durer des années et qui vaudra au jeune François – son frère est encore de ce monde – de notables avantages dont une abbaye. Mais le jeune abbé s’est si bien habitué au costume féminin que, jusqu’à l’âge de vingt ans, il n’en a guère porté d’autre.

Sa mère tenait même tellement à lui éviter les rudesses de l’aspect masculin que, dès l’enfance, elle lui frotta chaque jour le visage d’une certaine « eau de veau mélangée à une pommade de pieds de mouton » qui possédait, paraît-il, la propriété de faire mourir le poil dans sa racine. L’abbé de Choisy n’eut donc jamais à soumettre au feu du rasoir une peau qui demeura blanche et douce.

Mais cela ne lui suffit pas. À dix-huit ans, il juge qu’il lui manque certains avantages pour ressembler tout à fait à une jeune demoiselle. Et comme c’est un garçon inventif, il se fait confectionner une « gorge à ressorts faite de deux petites vessies de cochon recouvertes de satin ». Des dentelles mousseuses dissimuleront cette mécanique à laquelle les ressorts assurent une stabilité parfaite. Et, ainsi armé, il se lance dans la vie la plus joyeuse qui soit.

La mort de sa mère le décide à ne plus vivre qu’en femme. Il hérite en effet de superbes joyaux, et pour rien au monde ne se priverait du plaisir de les exhiber. Puis, afin d’être plus libre de lui-même, il décide de faire disparaître pour un temps l’abbé de Choisy et va s’installer dans le quartier Mouffetard sous le nom de comtesse de Sancy (le nom d’un diamant célèbre lui convient tout à fait !).

On l’y voit, le dimanche, assister à la messe en jupe de brocart et coiffe de dentelle, paré comme une châsse et suivi d’un laquais qui porte son missel. On le voit aussi offrir le pain bénit, précédé d’un écuyer et suivi de trois laquais dont l’un soutient sa traîne.

Dans le quartier on apprécie beaucoup Mme de Sancy. Elle est généreuse et fait beaucoup de bien. On ne s’étonne donc pas de la voir toujours entourée d’un essaim de jolies filles dont elle est la protectrice fort attentive. Il faut noter en effet qu’en dépit de ses accoutrements, François, contrairement à son ami Philippe, est très sensible au charme des jolies femmes. Il s’y intéresse même de si près que bientôt un petit drame éclate : l’une des jeunes amies de la « bonne comtesse » se retrouve enceinte. Ce qui fait jaser. Un peu inquiet, l’abbé se hâte de doter sa belle amie et de la marier, mais le scandale prend de l’ampleur. Paris et la cour en font des gorges chaudes – qui ne sont point, elles, à ressorts – et un soir, à l’Opéra, le scandale éclate.

L’instrument de la justice divine est un affreux bigot, le duc de Montausier, auquel le fait d’avoir aidé Louis XIV à mettre Mme de Montespan dans son lit a valu le poste envié de gouverneur du Dauphin. Or, ce soir-là, c’est justement dans la loge du Dauphin et en compagnie de Monsieur que l’abbé de Choisy paraît. Il arbore une merveilleuse robe de brocart blanc à fleurs d’or dans laquelle il est… tout bonnement ravissant. Mais Montausier n’apprécie pas :

— J’avoue… madame ou mademoiselle, claironne-t-il, car je ne sais comment vous nommer, j’avoue que vous êtes belle mais en vérité n’avez-vous point honte de porter un pareil habillement et de faire la femme puisque vous êtes assez heureux pour ne pas l’être ? Allez donc vous cacher !

L’éclat est impossible à dissimuler. Montausier a une voix de sergent-major et toute la salle a pu profiter de son algarade. Malgré l’intervention de Philippe d’Orléans, François se retire dignement, puis s’éclipse de Paris. On le prétend d’abord à Bordeaux, puis on affirme qu’il dirige une troupe de théâtre dont fait partie une fort jolie créature nommée Rosalie. Mais sans preuves. Et puis, un an environ après l’affaire de l’Opéra apparaît, en pays berrichon, une certaine comtesse des Barres qui réside dans un beau manoir à quelques lieues de Bourges en compagnie d’un charmant page. On est en 1676.

Non loin de là vit, dans son antique château du Coudray-Monin, la vieille et aimable Mme du Coudray, la plus enragée marieuse qui ait jamais respiré sous le soleil. Et Mme du Coudray apprécie beaucoup Mme des Barres. D’autant plus qu’elle voit en cette jeune femme une excellente occasion de remarier son vieil ami le président Bergeret, qui doit justement venir passer quelque temps chez elle.

Ce président Bergeret est un homme d’importance car il est aussi le premier secrétaire du ministre Colbert de Croissy, et il est fort riche. À peine est-il arrivé que Mme du Coudray lui vante le charme de sa nouvelle amie et n’a de cesse de le traîner chez elle. Où se réunit belle et nombreuse société.