Peu soucieux d’être surpris, le braconnier avise un grand arbre, l’escalade et s’arrête le plus haut qu’il peut, comptant sur la nuit et l’entrelacement des branches pour le cacher. Il y est à peine installé que deux hommes masqués apparaissent, menant en bride les chevaux d’une voiture à caisse sombre. Les hommes marchent avec précaution mais l’obscurité totale qui règne au château les rassure vite.

Ils mènent la voiture un peu au-delà de l’étang, allument une torche, sortent pelles et pioches et commencent à creuser un trou juste sous l’arbre où le braconnier guette, partagé entre la peur et une curiosité où se mêle peut-être une agréable attente : pour que ces gens viennent creuser un trou en pleine nuit dans cet endroit retiré, il faut que ce soit pour y cacher quelque chose de bien précieux… et de vaste car le trou s’agrandit. On va sans doute y mettre un gros coffre.

Quand le trou, qui est plus long que large, leur paraît assez grand, les deux hommes masqués s’arrêtent, boivent un grand coup à une gourde que porte l’un d’eux, puis vont ouvrir la portière du carrosse.

À la vue de ce qu’ils en sortent, le braconnier a besoin de toute sa force pour ne pas crier ou se laisser choir car il s’agit d’une jeune fille, bâillonnée qui s’efforce désespérément de se débattre. La lumière de la torche permet de voir qu’elle est aussi belle que terrifiée et, surtout, qu’elle porte une somptueuse toilette de mariée à laquelle rien ne manque, ni le voile de dentelle ni le bouquet. Aucun bijou pourtant.

Ce qui suit est aussi rapide qu’atroce. En dépit de sa résistance, la jeune fille est jetée dans la fosse boueuse.

« Voilà votre lit nuptial, ma sœur, dit l’un des deux hommes, j’espère qu’il vous conviendra. »

En dérisoire linceul, on rabat son voile sur elle puis on se met en devoir de combler la fosse. C’est vite fait et, plus vite encore, les deux misérables font tourner leur voiture, remontent dedans et disparaissent.

Ils ont à peine quitté les lieux que le braconnier est à bas de son arbre. Il n’a rien qui lui permette d’ouvrir la fosse mais il pense qu’au château, même si le maître est absent, il y a des serviteurs. Et il court, il appelle, il réclame du secours. Il ne songe plus à sa propre sécurité car un braconnier risque toujours une sévère punition.

Il parvient à attirer du monde, à commencer par le comte de Châteaugiron qui n’est pas encore parti pour Rennes. Il raconte ce qu’il a vu. On s’empresse. On ouvre la tombe et l’on en tire la malheureuse dans l’état qu’on imagine. Mais son cœur bat encore. Alors on l’emmène au château, on la soigne. En vain. Quelques minutes plus tard, l’inconnue expire pour de bon. Elle sera enterrée dans la petite chapelle du château où, selon la légende, on pouvait, jusqu’à la Révolution, voir son voile et son bouquet exposés.

Selon la légende, en effet. Car l’actuelle propriétaire du château, la comtesse de Prunelé, m’a dit avoir fait fouiller le sol de sa chapelle pour retrouver trace de la jeune victime. En vain. Faut-il supposer que la mariée retrouva le souffle de vie qui lui manqua officiellement et que, pour la soustraire à la vengeance de frères dénaturés, on choisit de laisser croire à sa mort ? C’est ce que, personnellement, j’ai fait dans l’un de mes romans dont la mariée de Trécesson est le personnage féminin central1.

Mais l’inconnue n’est pas le seul fantôme qui ait choisi de hanter Trécesson. Il y existe une chambre, une très belle chambre qu’il n’était guère de mise d’offrir à un ami de passage. L’imprudent qui s’y installait à certaine date risquait d’avoir les nerfs soumis à rude épreuve. En effet, au cœur de la nuit, il pouvait voir des valets apporter une table pour un souper. Deux gentilshommes venaient y prendre place, dînaient puis se mettaient à jouer aux cartes. La partie tournait mal. Après les cartes, les épées étaient tirées et l’un des deux gentilshommes s’écroulait, mortellement frappé.

Légende aussi, cette curieuse histoire ? Un Anglais s’inscrirait en faux. Un Breton aussi et, après tout, les choses qui échappent à l’entendement humain sont infiniment plus nombreuses que nous ne pouvons l’imaginer.

Après les histoires de Trécesson, l’Histoire. Le château semble avoir été bâti sous sa forme actuelle – restaurée au cours des siècles et rendue plus agréable à vivre – entre 1370 et 1380 par le chambellan du duc Jean IV de Bretagne, et son épouse Olive de Quélen. Mais, bien avant cette date, les Trécesson, qui portaient « de gueules à trois chevrons d’hermine » avec la fière devise « Plutôt rompre que plier », possédaient là une maison forte puisque le premier « machtyern de Treb-Wisson » Rywalt, y habitait en 883. Cette puissante race bretonne s’éteignit en 1440 ou plutôt tomba en quenouille. Restait une fille, Jeanne, qui épousa Éon de Carné, lequel prit à son tour le nom et les armes de Trécesson.

Et les lignées continuent, issues de ce couple : nobles seigneurs, grandes dames comme cette Marie-Jeanne qui, à la mort de ses parents, fut recueillie par sa tante, la marquise du Plessis-Bellière, amie intime du surintendant Fouquet, et porta, en Piémont, le vieux sang de ses pères après avoir été assez liée avec le cardinal Mazarin. Devenue demoiselle d’honneur de la duchesse de Savoie et la maîtresse de son fils, Marie-Jeanne finit par épouser le comte de Cavour, s’inscrivant ainsi dans les ancêtres de l’illustre homme d’État italien.

Puis, en 1754, la lignée s’achève à nouveau par une femme, Agathe, qui épouse à Rennes, le 14 octobre, René-Joseph Le Prestre, comte de Châteaugiron et marquis d’Espinay. Celui qui, en principe, recueillit la mystérieuse mariée.

Vint la Révolution. Le comte de Châteaugiron émigre en 1790 mais sa femme et ses filles demeurent. Elles seront arrêtées à Évreux en gagnant Paris où on les emprisonne le 28 décembre 1793. Grâce à leur fils et frère, aide de camp de Marceau, elles seront relâchées peu après mais, dès cette époque, le joli château ne leur appartient plus. L’émigré l’a vendu en février 1793 à Nicolas Bourelle de Sivry et elles ne le reverront plus.

La mort du jeune général Marceau empêchera Sophie, la sœur de son ami, de devenir l’épouse du héros républicain. Finalement Sophie épousera un secrétaire d’ambassade, M. Dodun.

Le nouveau propriétaire, Nicolas de Sivry, était un homme de finances. Payeur général des armées républicaines à Brest puis à l’armée d’Italie il devint trésorier général du département d’Ille-et-Vilaine.

Ce fut lui qui accueillit et cacha à Trécesson le député girondin Jacques Defermon ; ancien président de l’Assemblée nationale qui devait être, plus tard, ministre et comte de l’Empire. Ainsi en allait-il chez ces hommes qui, ayant choisi la République en conscience, refusaient de sanctionner les excès où l’entraînaient de sanglants arrivistes.

Aux Sivry enfin, succédera leur petite-fille, Alice de Perrien de Crenan, qui épousera d’abord le baron de Montesquieu puis le comte Antoine de Prunelé en 1917. Ce fut lui qui acheva la restauration extérieure du château et effectua la restauration intérieure pour la plus grande joie de ses descendants qui entretiennent Trécesson avec un soin pieux.


HORAIRES D’OUVERTURE

Le château est ouvert seulement une partie de l’été jusqu’au 15 août, de 10 h 30 à 12 h 30 et de 14 h à 16 h.


1- Le Gerfaut des brumes.

Uzès

Les amazones

Adieu, ville d’Uzès, ville de bonne chère

Où vivraient vingt traiteurs, où mourrait un libraire. 

Ainsi Jean Racine prend-il congé d’Uzès où chez son oncle, le chanoine Sconin, il a vécu un peu plus d’une année et écrit La Thébaïde. Il a aimé Uzès, frontière de charme entre Provence et Languedoc, joyau serti de vignes et de garrigues où poussent la réglisse et la marjolaine. Il a aimé aussi la divine cuisine avec ses parfums d’ail et d’herbes fines. Mais l’esprit de Paris et l’air feutré des ruelles élégantes lui ont manqué et, somme toute, c’est sans regret qu’il laisse Uzès à son sommeil.

Un sommeil qu’elle n’a pas volé d’ailleurs car c’est l’une des cités de France qui ont eu le plus à souffrir à travers les âges. Tour à tour ravagée par les Arabes, les Albigeois et les protestants, elle demeurera huguenote quand l’évêque Jean de Saint-Gelais se convertit à la religion réformée avec tout son chapitre. La cathédrale elle-même n’y résistera pas : elle sera démolie de fond en comble en 1560, en même temps que le palais épiscopal et le cloître des chanoines : grave péché envers l’art.

En fait, la cathédrale y est habituée : c’est la troisième fois que cela lui arrive. Le roi de France est moins patient : il supporte mal de voir le premier duché de France aux mains des protestants, évêque et seigneur en tête. À cette époque, le seigneur Antoine de Crussol, commandant pour le roi en Provence, Dauphiné et Languedoc, n’est encore que vicomte d’Uzès. Il va voir ses convictions se volatiliser devant la coalition d’une femme pleine de charme et du roi Charles IX.

Elle n’est tout de même pas de première jeunesse cette Louise de Clermont-Tallard, comtesse de Tonnerre dont il s’éprend vers l’an 1555. Elle a cinquante et un ans. Elle est veuve en premières noces de François du Bellay, prince d’Yvetot (cousin de Joachim !) et elle a été la gouvernante des enfants de Catherine de Médicis qui l’appelle « commère », et lui voue une solide amitié avant de lui confier les destinées de l’Escadron volant, cette troupe de jolies filles triées sur le volet dont Catherine a fait son arme la plus sûre. Les décisions qui décrètent les évolutions parfumées de la belle Rouet, de Mme de Sauves, de Mlle de Limeuil et de quelques autres sont toujours prises d’un commun accord par la reine mère et son amie qui prend une part entière à ses plus périlleuses négociations politiques.

Louise de Clermont-Tallard a près de quinze ans de plus que la reine mère, pourtant sa beauté et son charme sont intacts si l’on en croit Ronsard qui, en 1563, alors qu’elle approche de la soixantaine, lui dédie ces vers :

Ainsi de tous vous êtes estimée

De cette cour l’ornement le plus beau.

C’est exactement ce que pense Antoine de Crussol quand, en 1556 il lui demande de devenir vicomtesse d’Uzès. Il n’est pas jeune lui non plus mais, entre ces deux êtres d’âge mûr, c’est un grand amour qui naît. Fervente catholique, la nouvelle mariée voudrait bien chanter la messe dans la même langue que son époux mais elle aime Antoine, et son habileté diplomatique en souffre. Il lui faut de l’aide. Elle la trouvera auprès du roi. Charles IX aime beaucoup celle qui fut sa gouvernante (c’est même l’un des rares sujets sur lesquels il se trouve d’accord avec sa sœur Margot et son frère le futur Henri III). Il fait souvent appel à sa tête politique ainsi que l’atteste le billet qu’il écrit en 1561 dans un style un peu particulier :

« Ma vieille lanterne [entendons par là qu’elle était source de lumières] j’eusse eu aujourd’hui bon besoin de votre secours pour recevoir un ambassadeur qui m’est venu des pays étrangers. »

Voulant lui faire plaisir, il trouve l’arme absolue : qu’Antoine devienne catholique et il sera duc. C’est chose faite en 1562 : Uzès devient le premier duché de France et la chère Louise devient duchesse.

En fait, à Uzès, c’est seulement le château qui porte le titre. Il est, il restera le duché. En l’honneur de ce beau titre, Antoine et Louise feront élever par Philibert Delorme la superbe façade Renaissance que l’on peut encore admirer aujourd’hui. Sa grâce ressort pleinement sur le cadre féodal que lui font la tour Bermonde construite au XIIe siècle par Bermond d’Uzès, la tour du Roi et la tour de l’Horloge qui appartenait jadis à l’évêque.

Les époux, qui bien sûr n’auront pas d’enfants – le titre ira au frère d’Antoine –, coulèrent dans leur palais neuf quelques années heureuses. C’est de là que la duchesse Louise entretint, vers 1577, une correspondance amoureuse quelque peu égrillarde mais passablement ironique avec son ancien élève Henri III. Mais, quand son époux mourut, Mme d’Uzès trouva cruel le soleil du Languedoc. Elle regagna sa Bourgogne et son cher comté de Tonnerre où elle s’éteignit finalement en 1596, sous le règne de cet Henri IV auquel, au temps joyeux de l’Escadron volant, elle avait procuré plus d’une jolie maîtresse. On dit qu’elle était encore belle bien qu’elle eût quatre-vingt-douze ans.

Les exigences de Louis XIV, qui tenait à garder sa noblesse à portée de main, vidèrent Uzès presque continuellement jusque vers le milieu du XVIIIe siècle. Ce fut en 1734 qu’un duc vint à nouveau s’y installer.