Naturellement, aucun membre de la famille ne songe à émigrer. Condorcet devient député de la Législative puis de la Convention. Mais la mort du roi le précipite d’un seul coup des hauteurs sublimes où il plane à une sanglante réalité. Une révolution qui tue ne saurait être la sienne. Bientôt, hélas, elle va s’emballer et l’entraîner sous les roues de son char devenu fou. Le 8 juillet 1793, après la chute de ses amis girondins, Condorcet, dénoncé par Chabot, est décrété d’arrestation. Prévenu à temps, il se réfugie d’abord chez Mme Helvétius, puis chez la veuve du sculpteur François Vernet, au numéro 15 de la rue Servandoni. Il y reste caché jusqu’au 25 mars 1794 et y compose son Esquisse des progrès de l’esprit humain qui est la preuve, chez ce proscrit, d’une bien grande magnanimité…

Pour ne pas mettre en danger celle qui l’abrite quand la Terreur fait rage, Condorcet quitte la rue Servandoni et erre, du côté de Clamart, à la recherche d’un asile qu’il ne trouvera pas. Arrêté sous un déguisement et emprisonné à Bourg-la-Reine, il finit par s’empoisonner dans sa prison, pour éviter l’horreur de la guillotine. C’est seulement après Thermidor que Sophie, qui a vécu comme elle pouvait en faisant de petits portraits et autres travaux de peinture, apprend la mort d’un époux qu’elle croyait jusqu’alors réfugié en Suisse.

Sa douleur est profonde et ne s’apaise que lentement. C’est à Villette qu’avec sa fille elle viendra chercher, non pas l’oubli, mais une nouvelle sérénité. Là, rien n’a vraiment changé sinon que la vie y est moins large mais la chaleur familiale est juste ce qu’il faut à la jeune femme. L’un après l’autre les anciens amis réapprendront, eux aussi, le chemin du château où vit toujours son père.

Le Directoire est là avec ses folies et son appétit de vivre et d’oublier le cauchemar. Sophie, comme les autres, se laisse emporter par le tourbillon. À nouveau, elle aime. Mais cette fois avec passion, avec folie. Malheureusement, elle aime mal. Ou plutôt, elle est mal tombée.

L’objet de son amour, Mailla-Garat, neveu du conventionnel Joseph Garat et frère du fameux chanteur, est un petit Basque maigre et brun, vif comme l’éclair et roué jusqu’à l’âme mais doué d’une faconde intarissable, d’un toupet de première grandeur et d’une paire d’yeux qui affolent les dames. Vaniteux comme un paon par-dessus le marché, il se croit des dons littéraires et pense faire carrière dans le journalisme.

Conquise dès le premier regard, Sophie s’est prise pour lui d’une passion désordonnée et ne tarde pas à devenir sa maîtresse à l’infinie stupeur de sa sœur Charlotte, de son frère et du cercle d’amis fidèles qui ne comprennent rien. Ils se hasardent alors à quelques remarques en forme de douce mise en garde.

Sophie est trop fine pour ne pas comprendre et, craignant de choquer son vieux père, elle acquiert à Meulan, non loin de Villette, les restes d’un ancien couvent qu’elle rebaptise la Maisonnette. Là elle pourra recevoir en toute liberté son Mailla bien-aimé à qui elle écrit, entre-temps, des lettres enflammées :

« Je vais aller sur cette belle terrasse par un soleil ravissant te regretter, te presser dans mon cœur. » Ou encore : « Si jamais il exista sur terre une femme à laquelle tout au monde ait donné le besoin du lien le plus intime, le plus complet, c’est moi certainement qui suis cette femme. »

Passion dépensée en pure perte. Sophie ignore que son Mailla bien-aimé la trompe abondamment et va jusqu’à amener certaines de ses conquêtes dans l’appartement que Mme de Condorcet a conservé, pour y passer les quelques semaines de l’hiver. Au nombre de celles-là se trouve, en premier plan, Aimée de Coigny, ex-duchesse de Fleury, ex-Jeune Captive du malheureux André Chénier et en passe de devenir ex-comtesse de Montrond1. C’est l’une des créatures les plus incandescentes qui se puissent rencontrer et elle est très belle. La considérant comme une amie, Sophie, en toute innocence, l’invite à la Maisonnette en compagnie de Garat. C’est là qu’un jour cruel elle apprend quel usage ces deux-là font de son hospitalité, de son amour et de son amitié. Avec beaucoup d’élégance et de magnanimité, Mme de Condorcet mettra fin à cet indigne amour.

Heureusement, un autre amour venait, un an plus tard, apaiser une blessure irritée par les procédés inqualifiables de Mailla-Garat qui n’a pas hésité à vendre à un collectionneur les lettres de Sophie. Cette fois, il s’agit du savant botaniste Claude Fauriel auprès de qui la charmante marquise de Condorcet achèvera les quelques années qui lui restent à vivre.

Elle s’éteint à Paris le dimanche 8 septembre 1822 des suites d’une cruelle maladie et repose au cimetière du Père-Lachaise.

Villette, qui avait vu les noces d’Eliza de Condorcet avec le général irlandais O’Connor, cessa d’appartenir à la famille de Grouchy en 1816 pour devenir le bien de la fille de Fouché, la comtesse de La Barthe-Thermes. Ajoutons que le château, bâti au XVIIe siècle pour le comte d’Auffray, avait été remanié plus tard par Jules Hardouin-Mansart à qui l’on doit les cascades et les bassins qui donnent tant de charme à cette belle maison d’autrefois.

Aujourd’hui, le château a été transformé en hôtel.


1- Voir Mareuil-en-Brie.

Vincennes

La mort des rois

Nous n’irons plus aux bois

Les lauriers sont coupés.

Théodore DE BANVILLE

Qui veut voir Vincennes tel qu’il était lorsque, formidable forteresse féodale, il abritait les rois de France dont il était le « château du Bois » et peut-être la résidence préférée, doit regarder Les Très Riches Heures du duc de Berry. Servant de toile de fond à une brillante cavalcade, au milieu d’un bois vert, les neuf puissantes tours escortent l’énorme donjon. De ces tours il ne reste qu’une seule, la tour du Village qui regarde Vincennes et sert de portail d’entrée mais le donjon est toujours là et aussi la Sainte-Chapelle, ce joyau. Celle-ci plus ancienne que celui-là car si Saint Louis voulut la Chapelle, c’est seulement en 1337, au début de la guerre de Cent Ans, que Philippe VI ordonna la construction du géant.

Cependant, Vincennes existait depuis longtemps. Abandonnant pour quelques jours un Paris puant, étouffant dans son corset de murailles, les rois Capétiens, grands chasseurs devant l’Éternel, venaient y respirer la verte fraîcheur de la forêt tout en s’y livrant à leur sport favori. Ils y eurent d’abord un manoir dont la première mention est de 1162, que Philippe Auguste reconstruira, que Saint Louis agrandira. Plus que tous ses autres châteaux, le saint roi aime Vincennes. L’imagerie populaire a fait un triomphe aux goûts champêtres du monarque et à sa prédilection pour l’épais feuillage du chêne quand il s’agissait de rendre la justice.

Il est le principal acteur du premier grand événement qui s’y déroule. Le 19 août 1239, un cortège imposant s’approche du manoir au milieu de tout le petit peuple des environs. En tête, deux hommes pieds nus et en simple tunique blanche portent un brancard sur lequel repose un coffre de bois : le roi et son frère Robert d’Artois. Le coffre de bois en renferme un autre d’argent qui lui-même en renferme un troisième d’or pur. Et dans ce troisième coffre une relique insigne : la Très Sainte Couronne d’Épines que l’empereur Baudouin de Constantinople, à bout de ressources, a offerte au roi de France contre une très forte somme. Saint Louis est allé accueillir ce qu’il considérera toujours comme son plus grand trésor à Villeneuve-l’Archevêque, dans l’Yonne. À petites journées, il l’a ramenée par Sens jusqu’à son cher château de Vincennes où la Couronne passe une nuit avant de gagner Paris. Là, c’est l’abbaye Saint-Antoine-des-Champs qui va la recevoir en attendant que s’érige pour elle l’étonnant joyau qu’est la Sainte-Chapelle de Paris.

Vincennes aussi aura sa Sainte-Chapelle mais elle devra se contenter, plus modestement, d’une seule épine sainte. L’ordre de construction viendra neuf ans plus tard. Entre-temps, le roi viendra et reviendra à Vincennes où, par deux fois, il réunit les États généraux. C’est de là qu’en août 1270 il part pour la fatale croisade, pour Tunis où la peste l’emportera. La dernière nuit précédant le départ, il l’a passée tout entière en prière.

Des prières qui ne sauveront pas ses descendants d’un sort tragique dont, souvent, Vincennes sera le cadre. Et d’abord son fils, le nouveau roi Philippe III.

Quand il revient de la croisade à laquelle il a suivi son père, il ramène avec lui à Vincennes trois cercueils : celui de son père, naturellement, mais aussi celui de sa femme, Isabelle d’Aragon, morte en couches sur le chemin du retour, et celui du fils qui lui était né, lequel ne vécut que quelques jours.

Le mot cercueil est peut-être un bien grand mot d’ailleurs car il s’agissait en fait de coffres de dimensions plus réduites : il était d’usage, en campagne, lorsqu’il fallait ramener des corps précieux, de les faire bouillir afin d’en détacher les chairs après avoir prélevé le cœur et de ne garder que les os. Il est difficile d’imaginer comment un jeune homme, très épris de sa belle épouse, pouvait supporter cet épouvantable pot-au-feu.

Quoi qu’il en soit, le tragique retour frappe le peuple : « Le roi, dit-il, ne rapporta de croisade que des coffres vides et des tombeaux pleins d’ossements. »

Néanmoins, c’est à Vincennes que, trois ans après le dramatique retour, Philippe épouse Marie de Brabant qui est belle et qui lui plaît. Mariage d’inclination plus que mariage de nécessité car, en neuf ans de mariage, Isabelle d’Aragon lui a donné cinq enfants dont deux seulement, le futur Philippe le Bel et son frère Charles de Valois, survivront. Mais au moment du second mariage, le beau Philippe n’est pas l’aîné : c’est Louis qui meurt subitement un an après le remariage de son père. Or, à cette époque, le roi a un favori dont il a fait son chambellan : Pierre de La Brosse.

C’est un homme de peu, un ancien barbier qui doit à la faveur royale une fortune trop évidente pour ne pas causer de scandale. La reine et lui ne s’aiment pas et, quand le jeune prince meurt brusquement à Vincennes, le chambellan n’hésite pas à accuser Marie d’avoir empoisonné son beau-fils. Il espère ainsi se débarrasser d’une femme qui le gêne.

Le roi refuse de croire pareille accusation. D’autant que la reine se défend avec énergie et même en appelle au jugement de Dieu. Un jugement de Dieu auquel l’ancien barbier est incapable de faire face et pour lequel il ne trouve aucun champion. Du coup, la cause est entendue : Pierre de La Brosse sera pendu en dépit des protestations du peuple qui se retrouvait solidaire de l’un des siens. Mais ce n’était ni la première ni la dernière affaire judiciaire qui ne serait jamais élucidée.

Philippe le Bel se marie à Vincennes en 1284. Il épouse Jeanne de Navarre qui sera son unique amour et qui apporte aux rois de France le complément de titres qu’ils porteront désormais : « roi de France et de Navarre ». C’est à Vincennes que Jeanne met au monde la plupart de ses enfants : les trois fils qui seront Louis X, Philippe V et Charles IV, une fille qui sera reine d’Angleterre et dont l’Histoire gardera le surnom, la Louve de France.

On sait ce que fut la fin du règne de Philippe le Bel : le procès des Templiers, la malédiction du grand maître à l’heure des flammes, le scandale amoureux qui envoie deux des belles-filles du roi à Château-Gaillard et la troisième à Dourdan1. On sait moins que ce fut sous les voûtes enluminées de Vincennes que la mort continua de frapper les rois.

Après la mort de Marguerite de Bourgogne, étranglée dans son cachot de Château-Gaillard, Louis X, qui a succédé à son père Philippe, se remarie avec Clémence de Hongrie. Il n’a même pas le temps de voir l’enfant qu’elle lui prépare : dans la nuit du 4 au 5 juin 1316, Louis le Hutin meurt dans sa chambre de Vincennes d’« un flux de ventre ». En dépit de l’apparence, le terme est discret car, pour la majorité de ceux qui composent l’entourage royal, l’affaire est claire : le roi a été empoisonné et l’empoisonneuse c’est Mahaut d’Artois, dont les filles Blanche et Jeanne croupissent encore en prison et dont la nièce, Marguerite, a été étranglée pour que le Hutin puisse se remarier.

Quelques mois plus tard, dans la nuit du 13 au 14 novembre, Clémence de Hongrie endure les souffrances de l’enfantement. Le jour va bientôt se lever sur la forêt quand le château s’emplit de joie : c’est un garçon. Suit immédiatement un second cri : Vive le roi Jean ! Et les cloches de sonner.

Cinq jours plus tard, les cloches sonnent encore mais en glas. Que s’est-il donc passé ?