Talvas suit le conseil, se rend à Rouen où il est accueilli avec une grâce inattendue. Le duc le reçoit avec bonté mais lui fait comprendre que la récupération de ses terres est soumise à une condition : le mariage de sa fille et unique héritière avec le bras droit, le plus fidèle serviteur de Guillaume, Roger de Montgomery, seigneur de Vimoutiers.

Le père et la fille acceptent avec enthousiasme : le premier parce que les terres des Montgomery, jouxtant celles des Giroie, vont permettre la prise en tenaille de ses ennemis, la seconde parce que le fiancé annoncé a tout pour lui plaire… jusqu’à une singulière habileté à manier le poison. N’est-ce pas par les soins de Montgomery que le duc a été promptement délivré de son tuteur et régent du duché, le duc Alain de Bretagne ?

Le mariage a lieu à Rouen, en grande pompe : Mabile, libérée de la tutelle paternelle, va pouvoir entreprendre la réalisation du vaste plan qu’elle s’est proposé. Son père, comme par hasard, disparaît rapidement à la suite d’un trop bon repas pris chez le jeune couple. Après quoi la nouvelle comtesse de Bellême va s’occuper des Giroie.

Ceux-ci sont mal en cour. Montgomery a réussi à se faire donner une partie de leurs terres. Guillaume l’Essorillé est parti en pèlerinage en Terre sainte, et son fils Ernauld a fui en Sicile. Raoul aussi est parti pour la Sicile, mais afin de s’y adonner à de hautes études médicales auprès de la célèbre Trotula. Reste Robert, marié à une cousine du duc dont Mabile a su se faire une intime amie. Et tout va aller bientôt selon les désirs de la terrible femme : Robert Giroie meurt un beau soir, après avoir mangé des pommes à lui présentées par sa propre épouse.

Mabile, alors, se croit assurée de la victoire. Les terres Giroie sont pratiquement sans maîtres. Il suffit de tendre la main. Et elle la tend.

Soudain reparaît Ernauld, après un tour d’Italie. Ernauld qui rapporte au duc un manteau précieux et fait sa paix. Tout est à recommencer. Mais la dame de Bellême n’est pas femme à se décourager si vite. Avec toute la grâce dont elle est capable, elle invite le jeune homme à un grand souper. Sans résultat. Prévenu, Ernauld s’est excusé.

Alors, elle essaie autre chose. Tandis que le Giroie se prépare à regagner son château d’Échauffour, on lui offre un pot de vin frais. Il refuse le vin parce qu’il n’a pas soif mais un de ses compagnons l’accepte… et meurt le soir même. Le malheur veut que ce compagnon soit le propre beau-frère de Mabile, Gislebert de Montgomery. C’est encore raté !

Mais le diable est avec l’affreuse petite femme : elle achète les services d’un domestique d’Ernauld, un certain Roger Goulafre de la Goulafrière qui, moyennant un sac d’or, se charge volontiers d’accommoder les boissons de son maître. Et Ernauld rejoint enfin ses ancêtres par la vertu des breuvages de Mabile. Il ne laisse qu’un fils et celui-ci se hâte d’aller offrir ses services au roi de France afin de mettre le plus de champ possible entre lui et sa voisine.

Le temps poursuit sa marche. Le duc Guillaume, suivi de Montgomery, s’en va conquérir l’Angleterre. Les honneurs pleuvent sur Roger et sa femme mais Mabile craint la mer et préfère demeurer sur ses terres normandes qu’elle continue d’arrondir au moyen de poudres ou de décoctions judicieusement distribuées. Tout en mettant dans son lit ceux de ses vassaux qu’elle juge convenablement bâtis. À la grande joie, il faut bien l’avouer, d’un époux désormais terrifié par sa femme et qui ne souhaite plus guère cohabiter.

Le châtiment mettra longtemps à venir mais il viendra : le 2 décembre 1082. Ce jour-là, Mabile, fidèle à une vieille habitude, a pris son bain dans l’eau glacée d’une rivière. Dûment rafraîchie, elle rentre chez elle, s’étend sur son lit devant un grand feu, aussi nue que la main puisqu’il n’est pas d’usage de mettre quoi que ce soit pour dormir. La nuit tombe et, après un plantureux repas, la comtesse s’apprête à dormir quand la porte de sa chambre s’ouvre, livrant passage à trois hommes armés.

Mabile n’a pas le temps de crier : une seconde plus tard, sa tête vole à travers la pièce, tranchée par un maître coup d’épée. L’auteur de cet exploit est un cousin des Giroie, Hughes de Saugei, dépossédé lui aussi au profit de la dame de son château de La Motte Igé. Puis les justiciers disparaissent dans la nuit, sans même que le fils de Mabile, qui tient le château, ait paru s’apercevoir de leur intrusion. Il ne les poursuivra que quelques heures plus tard. Pour la forme. Et, bien sûr, ne trouvera personne.

Soulagé d’une épouse dont il confia la dépouille au couvent de Troarn, Roger de Montgomery poursuivra tranquillement une superbe carrière qui le mènera jusqu’à la vice-royauté d’Angleterre et au cours de laquelle, avec l’aide d’une nouvelle compagne moins belliqueuse, il fondera la branche anglaise des Montgomery….


1- Voir Falaise.

2- Je ne saurais trop recommander le beau livre de La Varende, Docteur Malcouronne.

Blaye

Épilogue pour la grande aventure de « Petit-Pierre »…

Dieu veut peut-être que les rênes de ce peuple

soient renouées par une jeune princesse…

CHATEAUBRIAND

Un jour de novembre 1832, les habitants de la petite ville de Blaye en Gironde – bien petite depuis que Vauban l’a en partie dévorée pour construire la superbe citadelle qui domine et défend l’estuaire – se bousculent devant la grille de l’hôtel de ville pour lire la proclamation que l’on vient d’y accrocher par ordre du sous-préfet :

« Habitants de Blaye, cette même citadelle qui, par vos courageux efforts, conserva la dernière son pavillon tricolore aux jours de 1814, renfermera aujourd’hui, captive et impuissante, la dernière espérance de l’absolutisme. Le règne des lois, le triomphe de l’ordre reçoivent de ce grand événement un nouveau gage de force et de durée… »

Ce beau morceau de rhétorique officielle fleurant encore le style ampoulé si fort à l’honneur sous la Révolution est apparemment destiné à exciter une sorte d’horreur sacrée chez les bourgeois et les pêcheurs de lamproies de Blaye envers le monstre terrifiant que l’on va mettre en cage derrière les gros murs de la forteresse qui fait la gloire du port girondin. Pour un peu, emporté par son sujet, le sous-préfet demanderait que l’on gare les femmes et les enfants et que l’on barricade les maisons sur le passage de « la dernière espérance de l’absolutisme »…

En fait, la future prisonnière est un petit bout de femme d’un mètre cinquante à peine, âgée de trente-quatre ans depuis le 8 de ce mois de novembre. Et, malheureusement pour la prose préfectorale, les Blayais la connaissent bien pour l’avoir acclamée lorsqu’elle est venue chez eux, quatre ans plus tôt, au cours d’un long voyage dans l’Ouest et le Sud-Ouest. Évidemment, elle n’était pas alors la dernière espérance de l’absolutisme mais une charmante princesse, Son Altesse royale Madame la duchesse de Berry, née princesse Marie-Caroline des Deux-Siciles et mère de l’héritier du trône de France, le jeune duc de Bordeaux, dit « l’enfant du miracle » parce qu’il avait vu le jour plusieurs mois après la mort de son père, poignardé par Louvel à la sortie de l’Opéra.

En dépit de ses titres imposants, les gens de Blaye ont gardé le meilleur souvenir de cette jeune femme vive, aimable et spontanée, aussi peu altesse royale que possible et qui moissonnait les cœurs avec une aisance à laquelle on n’était pas habitué.

Aujourd’hui, le décor et les circonstances ont changé. Louis-Philippe, installé par la révolution de Juillet, règne à la place de Charles X. Il est l’oncle de la duchesse mais il est aussi pour elle l’usurpateur et elle vient de faire d’héroïques efforts pour le jeter à bas de son trône. Cela fait la différence…

Mais, cette différence, elle ne l’accepte pas et elle ne l’acceptera jamais. Pour elle, le seul roi digne de régner sur ce beau pays de France, c’est son fils âgé de douze ans et que les légitimistes appellent déjà Henri V. L’enfant pour lequel, depuis sa naissance, elle a tout admis, tout accepté, tout supporté, tout tenté jusqu’à la folle mais héroïque aventure qui l’amène captive à Blaye, ce 15 novembre 1832, vaincue mais non soumise…

Quand la révolution de 1830 a chassé Charles X et sa famille des Tuileries, celle que l’on a surnommée la duchesse « Vif-Argent » les a suivis en Angleterre mais n’a pu se résoudre à y rester longtemps. Elle s’est toujours mal entendue avec sa belle-sœur, la sévère duchesse d’Angoulême, en qui ceux qui l’ont connue enfant ont bien du mal à reconnaître la fille de l’éblouissante Marie-Antoinette, et pour elle il y a mieux à faire que dire des prières et se lamenter. Marie-Caroline ne croit pas à la solidité du trône de Louis-Philippe et, le 17 juin 1831, bien décidée à lui arracher sa couronne, elle a quitté l’Angleterre avec une poignée de fidèles ; après quelques tribulations elle s’est installée en Italie, à Massa di Carrara, chez le duc de Modène. Là, elle a reçu des centaines de lettres venues de France. Les légitimistes, sachant qu’elle refuse la défaite, se sont rués sur leurs plumes. On l’appelle ! On la réclame ! On lui répète que c’est à la Vendée, toujours si fidèle, qu’il faut confier le sort du Prétendant. À la Vendée dont elle garde un si vivant souvenir…

Parmi ces lettres, certaines sont signées de Chateaubriand, d’autres du grand avocat Berryer qui l’adjure : « Hâtez-vous d’accourir ou nous ferons le soulèvement sans vous… » Et elle va accourir, persuadée que tout l’Ouest l’attend les bras ouverts et l’arme au pied. Elle se sent tous les courages. Elle n’en manque pas, cette petite femme au cœur bien placé, car une épidémie de choléra fait rage en France et elle le sait. Elle partira quand même…

Le 30 avril 1832, la duchesse de Berry déguisée en mousse débarque d’un petit bateau à Sainte-Croix près de Carry-le-Rouet, en compagnie de deux ou trois amis dont son écuyer inamovible, l’excellent comte de Mesnard. Elle pense y retrouver deux mille partisans : il n’en est venu que soixante… et encore ! Un mouvement de troupe les a égaillés comme moineaux. Cela ne décourage pas pour autant la duchesse : on ira en Vendée !

Et elle y va. À pied d’abord puis à cheval, en voiture et même à dos d’âne. Le 7 mai, elle arrive au château de Plassac près de Saintes où elle trouve un accueil chaleureux chez les Dampierre. Certaine que toute la province va se lever à sa voix, elle refuse d’écouter le baron de Villeneuve quand il essaie de lui expliquer que les choses ont peut-être changé, qu’on n’a peut-être pas tellement envie de se battre pour ce qui n’est, au fond, qu’une querelle de famille : branche aînée contre branche cadette…

Après dix jours de repos à Plassac, la duchesse pénètre enfin en Vendée et gagne Montaigu où le baron de Charette vient à sa rencontre. Charette ! Quel beau nom pour une insurrection ! Presque un drapeau !… Par des chemins détournés, Charette conduit Marie-Caroline au château de Preuillé, chez le colonel de Nacquart qui l’accueille avec respect mais non sans inquiétude. Une inquiétude qu’il ne songe pas à dissimuler :

— Nul n’attend Madame. La Vendée n’est pas prévenue et la présence de la mère d’Henri V va attirer tous les malheurs sur le pays…

C’est peu agréable à entendre mais, en ce qui concerne « la mère d’Henri V », il ne saurait en être question. Ce n’est pas une princesse qui va entrer en guerre, c’est un jeune partisan, un paysan comme les autres et avec qui les autres se battront mieux. Et, le lendemain, la duchesse apparaît vêtue d’un pantalon de coutil bleu, d’une veste noire à boutons de métal ouvrant sur un gilet jaune, d’une blouse de paysan et d’une paire de sabots. Une perruque foncée couvre sa chevelure blonde et par-dessus elle a enfoncé un bonnet de laine.

— Voilà ! dit-elle. À présent, je suis Petit-Pierre. Bien malin qui me reconnaîtra sous cette défroque.

Elle pétille de vie, elle éclate d’espérance et son enthousiasme est communicatif. Et puis jamais elle ne s’est autant amusée ! À l’aventure se mêlent son goût du théâtre et sa passion du risque. Et puis, bientôt Petit-Pierre a un compagnon : Petit-Paul, autrement dit Stylite de Kersabiec, une jeune Vendéenne un peu exaltée qui se voue corps et âme au service de Madame. Ces deux gamins vont faire une fameuse paire que rien ne rebutera : ni la fatigue, ni le mauvais temps, ni les dangers toujours présents comme dans cette chaumière cernée par les soldats de Louis-Philippe et dont Petit-Pierre sort tranquillement en vidant un bol de cidre. On couche sur la paille ou au creux d’une haie, on trinque avec les paysans. C’est une vie merveilleuse au milieu d’une poignée de braves parmi lesquels se distingue Achille Guibourg, un jeune avocat nantais qui se veut le chevalier de Petit-Pierre. On fait le coup de feu au coude à coude, on passe des nuits à la belle étoile…