– Ça avance, ça avance ! répondait l’archéologue. Mais, vous savez, on ne mène pas à bien ce genre de recherches en quelques heures…
Un après-midi, alors que les deux travailleurs forcés s’accordaient une pause en mangeant des pêches et des prunes, ils virent venir à eux une jeune fille qui leur fit l’effet d’une apparition. C’était une petite paysanne aux longues nattes blondes, jolie comme une image et qui portait dans ses bras une grande gerbe de marguerites et de bleuets. Elle les salua avec l’extrême politesse que l’on rencontre partout en Tchécoslovaquie et leur demanda ce qu’ils faisaient là. Ce fut Aldo qui lui répondit :
– J’ai appris voici peu que l’un de mes ancêtres qui fut moine dans ce prieuré reposait ici. Je cherchais sa tombe.
Elle leva sur cet homme de si haute mine en dépit de son pantalon souillé de terre et de sa chemise ouverte aux manches roulées sur des bras bruns et musclés des yeux qui ressemblaient à des pervenches :
– Comme vous avez raison ! soupira-t-elle. Il ne faut pas abandonner les pauvres morts. Veiller sur le lieu de leur repos et lui rendre hommage est un devoir pieux. Dieu permettra sûrement que vous la retrouviez !
Ayant dit, elle esquissa une petite révérence et poursuivit son chemin dans le soleil, son ample jupe bleue brodée de jaune dansant autour de ses mollets ronds.
– À ton avis, où va-t-elle comme ça ? chuchota Adalbert en la voyant s’engager dans le bois en direction de l’étang.
– Je suppose qu’elle rentre chez elle ?
– Le sentier ne mène nulle part sinon au bord de l’eau et il n’y a pas de maison par là.
– Peut-être s’agit-il… d’un rendez-vous ? Elle est charmante, cette petite…
– Possible mais j’ai tout de même envie de savoir où elle va. Tu n’as pas remarqué qu’elle avait l’air de rêver toute éveillée. Même sa voix avait quelque chose de lointain quand elle t’a approuvé…
Il s’élançait déjà à la suite de la jeune fille. Aldo haussa les épaules :
– Après tout, pourquoi pas ? Ça nous reposera.
Et il suivit son ami.
Cachés dans les arbres, ils virent l’enfant contourner l’étang sur la moitié de sa circonférence pour rejoindre la parcelle de forêt bordant l’autre moitié. Ne sachant jusqu’à quelle profondeur du bois elle se rendait, ils hésitèrent à se lancer sur la rive de l’étang. Si elle les apercevait, e pourrait prendre peur.
– J’ai bien repéré l’endroit où elle est entrée, dit Aldo. Attendons un moment. Puis on ira voir.
Assis dans l’herbe au pied d’un frêne, ils restèrent là un bon quart d’heure en écoutant chanter une fauvette. Après quoi Aldo regarda sa montre-bracelet :
– Allons-y, maintenant…
Il finissait de parler quand la jeune fille ressortit du bois pour revenir sur ses pas.
– Filons ! souffla Adalbert, et allons vite reprendre notre travail !
– Tu as remarqué, elle n’a plus ses fleurs ? J’aimerais savoir où elle les a laissées i
– On tâchera de les retrouver tout à l’heure. Elle n’a pas dû aller bien loin…
Quand la jeune fille les rejoignit, ils étaient de nouveau à l’ouvrage :
– Comme vous travaillez bien ! remarqua-t-elle. Et par cette chaleur !
– Elle n’a pas l’air de vous faire peur, Mademoiselle. Pouvons-nous bavarder un instant ?
– J’aimerais bien mais je suis pressée. Ma mère m’attend. À bientôt peut-être ?
Elle les salua d’un signe de tête et d’un beau sourire puis disparut dans les ruines. Elle n’avait certainement pas rejoint la route que les deux hommes fonçaient de nouveau en direction de l’étang, puis s’enfonçaient à leur tour dans la forêt en marquant des repères à l’aide de leurs couteaux car il n’y avait plus de chemin. Et soudain, derrière un taillis, ils aperçurent une tache claire : les fleurs de la petite. Mais ce fut seulement quand ils virent l’endroit où elle les avait déposées qu’ils eurent l’impression d’avoir été guidés par une main invisible et que cette enfant blonde était peut-être bien une envoyée du ciel : presque entièrement dissimulée sous des ronces que l’on avait un peu écartées, il y avait là une large pierre moussue mais sur laquelle on pouvait encore lire un nom gravé : Julius…
Machinalement, Morosini mit un genou en terre pour mieux dégager l’inscription.
– C’est ça le cimetière du prieuré ? dit-il amèrement. Le Herr Doktor nous a menti.
– Je ne pense pas. Le mensonge, selon moi, remonte à beaucoup plus haut, beaucoup plus tôt ! Les moines ne devaient pas se soucier plus que le propriétaire du château d’un tel voisinage. Ils ont promis d’enterrer Giulio chez eux et ils sont montés le chercher une belle nuit. Le comte là-haut sur son rocher, n’en demandait pas plus. Il lui importait surtout d’être débarrassé et il n’a pas cherché plus loin, se contentant sans doute de payer largement… et les saints hommes, au lieu de donner à ce malheureux la sépulture chrétienne qu’on leur demandait, sont venus l’enfouir ici… loin de tout. Comme le réprouvé qu’il a toujours été !
– Encore heureux qu’ils ne l’aient pas jeté dans l’étang…
– C’eût été peut-être beaucoup pour leur conscience peureuse. Quant à nous, sans cette petite, on aurait pu le chercher longtemps ! Son geste, son bouquet sont touchants et j’ai un peu honte maintenant de ce qu’il va falloir accomplir…
– Je pense comme toi, mais nous n’avons pas le choix. On s’arrangera pour effacer toute trace de notre passage. Cette petite doit rêver à cet inconnu abandonné dans sa tombe romantique : je ne veux pas abîmer son rêve. Quant au rubis – s’il est là, ce dont je finis par douter ! – Giulio reposera plus paisiblement lorsque nous l’en aurons débarrassé.
La nuit était noire, lourde, chaude. Le soir tombant n’avait apporté aucune fraîcheur. Tandis qu’Adalbert demeurait sur place, Aldo était retourné à l’auberge pour annoncer à maître Johann qu’un fermier avec qui ils avaient noué amitié leur offrait l’hospitalité ce soir-là :
– Nous rentrerons demain, ne vous tourmentez pas ! … Mais j’aimerais que vous me donniez deux bouteilles de votre excellent vin de Melnik pour les offrir à notre hôte.
La mine consternée de l’aubergiste qui craignait la concurrence s’était tout de suite rassérénée. Il avait également proposé un flacon d’eau-de-vie de prune – « C’est très apprécié ici ! » – qu’Aldo s’était bien gardé de refuser. Il emporta le tout puis, avant de rejoindre Vidal-Pellicorne, il passa chez un fruitier pour acheter des pêches et des abricots. Ainsi lestés, ils attendirent la tombée de la nuit en surveillant le ciel où de noirs nuages se déplaçaient lentement :
– Si tout ça nous tombe dessus, on sera trempés et notre tâche n’en sera pas facilitée ! soupira l’archéologue.
– Sur le conseil de notre hôte, j’ai emporté nos imperméables. Ils nous serviront au moins à dissimuler l’état dans lequel nous serons demain.
Pourtant, aucun roulement lointain, aucun éclair fugitif n’annonçait encore le déluge. Dès que la nuit fut totale, les deux hommes jetèrent d’un même geste leurs cigarettes, prirent leur matériel et se dirigèrent vers leur horrible tâche, mais ce fut seulement une fois arrivés à destination qu’ils allumèrent les lanternes sourdes dont la lumière leur était indispensable.
Contrairement à ce qu’ils craignaient, la dalle ne leur donna pas beaucoup de peine : elle était seulement posée sur le sol. Ensuite il fallait creuser. Ce qu’ils firent en se relayant, après s’être signés…
– On aura peut-être plus de mal avec le cercueil, murmura Aldo. Le bois de teck est imputrescible et plutôt lourd… Venise tout entière est construite dessus.
– Tout dépend de la profondeur. Mais heureusement les moines pressés de se débarrasser de leur sulfureux fardeau avaient bâclé leur travail. Ils s’étaient contentés de l’enfouir sommairement, comptant sur la qualité exceptionnelle du bois et sur la dalle de pierre pour que les bêtes des bois ne soient pas attirées. À un mètre du sol environ, la pioche d’Adalbert rencontra une résistance.
– Je crois qu’on l’a !
Travaillant avec acharnement mais prudence, ils dégagèrent la longue boîte noire, près de laquelle Adalbert descendit avec une lanterne : les armes impériales en métal terni apparurent sur le couvercle. Par chance, celui-ci n’était tenu fermé que par son poids et des crochets de fer rouillés qui n’offrirent pas une très grande résistance au ciseau et aux tenailles de l’archéologue.
– Il n’est peut-être pas utile de faire sauter ceux du bas, dit Adalbert. Descends à présent : on va soulever le couvercle et tu le tiendras ouvert pendant que je chercherai…
De leur vie, les deux hommes ne devaient plus oublier ce qu’ils découvrirent : ils s’attendaient à des ossements, ils virent le corps noirci, momifié d’un jeune homme dont l’extraordinaire beauté demeurait évidente. On avait dû l’envelopper d’un grand manteau de velours pourpre brodé d’or qui n’apparaissait plus que comme une sorte de voile rouge déchiré montrant par endroits des fragments plus épais sous des entrelacs d’un or à peine terni.
– Les alchimistes de Rodolphe II devaient avoir retrouvé certains secrets des Égyptiens, chu-nota Adalbert dont les longs doigts, habitués, fouillaient avec légèreté cet amas de tissus fantômes qui recouvrait le corps.
Et soudain, dans la lumière pauvre de la lanterne, un feu sanglant s’alluma : le rubis était là, pendu au cou par une chaîne d’or et qui semblait les regarder comme un œil rouge ouvert soudain au fond de la nuit…
Un instant les deux hommes gardèrent le silence. Puis Adalbert murmura, la voix enrouée :
– C’est toi l’envoyé… c’est à toi de l’enlever. Je vais tenir le couvercle.
Aldo avança une main hésitante qu’il sentait glacée. Avec des gestes doux et précautionneux, il chercha le fermoir de la chaîne, l’ouvrit mais, sans la retirer, fit glisser le pendentif dans sa main, le mit dans sa poche d’où il tira un paquet étroit et plat qu’il déballa : il y avait là une belle croix pectorale en or garnie d’améthystes qu’il mit à la place du rubis. Il l’avait achetée chez un antiquaire dans les beaux quartiers de Budweis.
– Je l’ai fait bénir, dit-il.
Ensuite il arrangea de son mieux les vestiges de tissus, traça sur le corps le signe de la bénédiction et aida Adalbert à reposer le pesant couvercle. Après quoi, d’une même voix et sans s’être concertés, ils murmurèrent un De profundis. Il ne restait plus qu’à refermer la tombe…
Quand la dalle ainsi que les fleurs de la jeune inconnue eurent repris leur place, il était difficile d’imaginer le travail de titans accompli par les deux hommes.
Vidés de leurs forces, ils se laissèrent tomber à terre afin de se remettre un peu et de permettre à leurs cœurs battant au rythme de la chamade de s’apaiser. Quelque part dans le lointain, un coq chanta :
– On y a passé la nuit ? s’étonna Adalbert… Comme si ces quelques mots eussent été un signal attendu par le ciel, un énorme coup de tonnerre suivi de l’aveuglante zébrure d’un éclair éclata au-dessus de leurs têtes en même temps que crevaient enfin les nuages. Des trombes d’eau s’abattirent sur la campagne.
En dépit de la protection des arbres, les deux amis furent trempés en un instant mais, loin de songer à fuir l’averse, ils laissèrent avec une sorte de plaisir sauvage l’eau du ciel ruisseler sur eux comme un nouveau baptême. Après tant de chaleur, tant d’efforts, c’était merveilleux…
– Le jour va venir, dit enfin Aldo. Il faudrait songer à rentrer.
Quand ils atteignirent la voiture, leurs pieds étaient boueux mais il ne restait plus trace sur leurs corps du terrible ouvrage qu’ils avaient accompli. Alors ils se déshabillèrent entièrement, étendirent leurs vêtements de leur mieux sur la banquette arrière, s’enveloppèrent dans leurs imperméables et s’endormirent aussitôt.
Le jour était levé depuis longtemps lorsqu’ils s’éveillèrent, et la pluie tombait toujours. Ils se trouvaient au centre d’un univers uniformément gris et dégoulinant mais ils se sentaient tout à fait dispos et l’esprit clair.
– Brr ! fit Adalbert en s’ébrouant. J’ai une faim de loup. Un petit déjeuner et surtout un bon café, voilà ce qu’il me faut.
Aldo ne répondit pas. Il avait tiré le rubis du mouchoir dont il l’avait enveloppé et le contemplait, posé sur sa main : c’était une pierre admirable, d’une magnifique couleur sang-de-pigeon et la plus belle sans doute, avec le saphir, des quatre pierres qu’il leur avait été donné de retrouver.
– Mission accomplie, Simon ! soupira-t-il. Reste à savoir quand et comment nous allons pouvoir te le remettre. Si même c’est encore possible…
À son tour, Vidal-Pellicorne prit le joyau qu’il fit jouer un instant au creux de sa main :
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