Morosini eut un petit rire bas qui ne le réchauffa pas :

– Comment fais-tu pour savoir presque toujours ce qui me passe par la tête ?

Adalbert haussa les épaules :

– Ça doit être ça, l’amitié ! … Tiens, le voilà qui revient !

La haute forme noire aux longs cheveux blancs venait d’apparaître.

– Rentrons ! dit-elle seulement quand elle fut auprès des guetteurs.

En silence ils quittèrent le cimetière, regagnèrent la maison où les chandelles brûlaient toujours. De sous son ample vêtement, Jehuda Liwa tira un paquet enveloppé de forte toile grise et de fin tissu blanc qu’il déballa sur sa table : le grand pectoral apparut, magnifique et brillant, tel que Morosini l’avait vu deux ans plus tôt entre les mains de Simon Aronov. À une seule différence près : il ne manquait plus qu’une pierre, une seule au milieu des quatre rangées de cabochons sertis d’or. Les trois autres, le saphir, le diamant et l’opale avaient été remis en place et ce n’est pas sans émotion qu’Aldo, penché sur le joyau, toucha du doigt la pierre étoilée que sa mère portait jadis…

– Donnez-moi le collier, à présent, dit Liwa qui était allé chercher dans un meuble un sac de peau contenant des outils qu’il étala devant lui avant de prendre place sur son fauteuil à haut dossier.

Pendant un moment, ses doigts déliés s’activèrent à dessertir le rubis avec un soin extrême. Puis, le gardant sur sa paume, il alla le poser sur le rouleau ouvert de la Thora où Morosini eut l’impression qu’il lançait des feux plus intenses que jamais, comme s’il cherchait à se défendre. Le grand rabbin étendit au-dessus de lui ses mains en prononçant des paroles incompréhensibles, mais qu’au ton de la voix on pouvait deviner des ordres. Un fait étrange se produisit alors : peu à peu, les éclairs rouges faiblirent, rentrèrent dans la pierre qui, lorsque les mains s’écartèrent, ne fut plus qu’une gemme d’un beau rouge profond brillant sous la lumière blonde des chandelles. Liwa le reprit :

– Voilà ! dit-il. Désormais, il ne fera plus de mal à personne et je vais le replacer dans le pectoral. Cherchez dans cette armoire, ajouta-t-il en désignant un buffet ancien : vous y trouverez des verres et du vin d’Espagne. Servez-vous et asseyez-vous pour attendre !

– Pourquoi attendre ? demanda Aldo. Tout va rentrer dans l’ordre et le pectoral est désormais en votre possession. C’est, je pense, sa meilleure destination ?

– Non. Ce n’est pas ainsi que s’accomplira la prédiction. Quelqu’un doit le rapporter sur la terre de nos ancêtres. C’est ce qu’aurait fait Simon Aronov que l’Éternel accueille à sa droite ! Vous êtes son envoyé, prince Morosini, et, à défaut de lui, c’est à vous qu’incombe le soin de le rapatrier !

– Mais à qui le remettre ?

– Je vous le dirai. Laissez-moi travailler ! Vaincu mais non résigné, Aldo accepta le verre qu’Adalbert lui tendait et le vida d’un trait, puis en prit un autre. Pendant un moment, les deux hommes attendirent en silence. Enfin Adalbert osa élever la voix :

– Pouvons-nous vous parler ? demanda-t-il. Ou bien en serez-vous troublé dans votre tâche ?

– Non. Vous pouvez parler. Que voulez-vous savoir ?

– Pourquoi ne pas aller vous-même en Terre sainte ?

– Parce que je dois demeurer ici et qu’en partant je remettrais peut-être le pectoral en danger. Il faut qu’il arrive en de certaines mains. Un étranger noble, riche et bien introduit, sera beaucoup mieux accueilli par les Anglais.

– Et vous pensez que les Juifs vont se rendre en masse là-bas quand il y sera ?

– Quelques-uns, sans doute, mais l’exode se fera plus tard… dans une vingtaine d’années. En ce moment mes frères sont bien implantés dans divers pays. Ils sont riches, pour la plupart, et heureux. Ils n’ont aucune envie d’abandonner tout ça pour la vie incertaine des pionniers. Pour les y décider, il faudra l’aiguillon du malheur, le grand malheur que rien ni personne ne peut éviter maintenant parce qu’il est déjà en train de se préparer.

– Simon disait pourtant, intervint Morosini, que si nous faisions assez vite pour reconstituer le pectoral, Israël pourrait être sauvé ?

– Il lui fallait vous exciter à la chasse… et puis peut-être voulait-il y croire ? De toute façon, la tradition n’a pas dit qu’Israël retrouverait sa souveraineté dès que le pectoral serait rentré au bercail, mais bien que notre peuple ne pourrait retrouver sa terre et sa puissance tant que le symbole sacré des tribus ne serait pas de retour. Cependant, il est une épouvantable épreuve que nous ne pourrons pas éviter. Israël passera par les feux de l’Enfer avant de se retrouver.

Une heure plus tard, le pectoral était reconstitué dans son antique splendeur et le rabbin l’enveloppait du linge immaculé et de sa toile.

– J’aimerais mieux que vous le gardiez, soupira Morosini qui le regardait faire. Avant de mourir, Simon nous a dit que vous étiez le dernier Grand Prêtre du Temple dont certaines pierres sont imbriquées dans votre synagogue. Vous pourriez l’y cacher… dans le grenier, par exemple ?

Les yeux de Jehuda Liwa s’attachèrent à ceux du prince, perçants comme des flèches de feu :

– Ce n’est pas sa place. Ce que recouvre le toit de Vieille-Nouvelle ressort de la Justice et de la Vengeance divines. Le pectoral doit porter l’espoir en revenant là d’où il n’aurait jamais dû partir.

– Très bien ! Il en sera fait selon votre volonté…

Il avait étendu les mains, pris le paquet gris qu’il cacha contre sa poitrine, retenu par la ceinture serrée de l’imperméable.

– Est-ce que tu n’oublies rien ? dit le grand rabbin, voyant qu’il se disposait à partir.

– Si vous voulez ajouter votre bénédiction, je ne refuse pas.

– Je pense à cette femme de Séville dont l’âme en peine…

– Seigneur ! gémit Morosini qui devint tout rouge. La Susana ! Comment ai-je pu oublier celle à qui nous devons le rubis ?

– Tu as quelques excuses. Tiens !

Il prit sur le lutrin où reposait la Thora un mince rouleau de parchemin qu’il enferma dans un étui de cuivre avant de le donner à Aldo :

– Encore un voyage, mon ami ! Tu iras là-bas. Tu entreras, à la nuit close, dans la maison de cette malheureuse, tu sortiras le parchemin, tu l’étaleras sur les marches de l’escalier et tu repartiras sans te retourner. C’est son passeport pour la rédemption…

– Je le ferai !

– Nous le ferons, précisa Adalbert alors qu’ils regagnaient à pied par les petites rues nocturnes l’hôtel Europa. J’ai toujours adoré les histoires de fantômes !

Ce n’est qu’une fois dans l’hôtel qu’il obtint une approbation :

– Je serais content que tu viennes avec moi, mais j’espérais que tu me proposerais de m’accompagner à Jérusalem, fit Aldo en déposant le paquet du pectoral sur sa table de chevet et en en tirant la lettre que Jehuda Liwa avait glissée sous la toile.

– J’en avais bien l’intention ! En attendant qu’est-ce qu’on fait ?

– Il est trois heures du matin. Tu ne crois pas qu’on pourrait dormir un peu ? À mon réveil, j’appellerai chez moi pour savoir si Anielka est revenue. Il est temps que je lui arrache les griffes, à celle-là !

– Comment ?

– Je ne sais pas encore, mais je pense que l’annonce de l’extinction de sa famille devrait l’inciter à plus de compréhension. J’espère arriver à la convaincre d’aller vivre ailleurs…

– Je me demande, soupira Adalbert, si tu ne crois pas encore au Père Noël ? Bonne nuit, en attendant !

– Je serais étonné qu’elle soit mauvaise…

Il y avait longtemps, en effet, qu’Aldo n’avait dormi d’aussi bon cœur. L’anéantissement quasi total de la tribu Solmanski ainsi que la reconstitution du pectoral l’emplissaient d’une vraie joie qui se traduisit par un repos parfait. Vers le milieu de la matinée, il revint à la conscience avec l’impression de renaître accompagnée d’une formidable envie d’activité. Dès son réveil, il demanda Venise au téléphone et, en attendant, fit sa toilette – pour la première fois depuis des mois, il chanta sous la douche – et dévora un copieux petit déjeuner. Il allumait une cigarette en regardant un allègre petit soleil d’automne caresser les volutes modern style de sa fenêtre quand on lui passa la communication. Et tout de suite sa belle joie de vivre subit une rude atteinte :

– Aldo ! Enfin c’est vous ? fit au bout du fil la voix angoissée de Guy Buteau. Dieu soit loué ! Où êtes-vous ? Je vous croyais à Zurich mais au Baur on m’a dit que vous étiez parti depuis plusieurs jours en voiture avec monsieur Vidal-Pellicorne… Et nous, nous avons tellement besoin de vous !

– Nous sommes à Prague… mais, pour l’amour de Dieu, calmez-vous, mon ami. Qu’est-ce qui se passe ?

– Votre femme et votre cousine Adriana sont mortes… empoisonnées par un soufflé aux champignons… et Cecina ne vaut guère mieux.

– Empoisonnées ? Mais ça s’est passé où ?

– Ici, bien sûr. Au palais ! … Anielka entendait fêter avec la comtesse Orseolo sa prochaine prise de pouvoir. Elle avait ordonné à Cecina de leur cuisiner un dîner français… Elles ne l’ont jamais fini.

– Vous voulez dire que Cecina les a…

– Oui… et ensuite elle en a mangé aussi, de ce soufflé, mais…

Le téléphone se mit soudain à crépiter, Aldo n’entendit plus rien en dépit de ces « allô ! » frénétiques. Sinon la voix de la préposée de l’hôtel :

– Désolée, Monsieur, il doit s’être passé quelque chose… un orage peut-être, mais la ligne est interrompue !

Aldo raccrocha si violemment que l’appareil sauta et tomba. Sans plus s’en occuper, il se rua chez Adalbert qu’il trouva installé dans son lit en train de déguster un café viennois mousseux à souhait et tout enveloppé des fumées d’un odorant cigare. L’archéologue offrait une telle image de la béatitude que Morosini eut presque honte de troubler une félicité si bien gagnée.

– Quelle belle journée, hein ? émit Adalbert. Il y a longtemps que je ne me suis pas senti aussi bien. Qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?

– Toi, je ne sais pas, mais moi je prends le premier train pour Vienne où je pense attraper le Vienne-Trieste-Venise…

– Qu’est-ce qu’il y a, le feu ?

– Presque… il faut que je rentre au plus vite. En quelques mots, Aldo raconta sa trop brève communication téléphonique. Adalbert s’étrangla dans son café, jeta son cigare et sauta à bas de son lit…

– Je vais avec toi ! Pas question de te laisser rentrer tout seul.

– Et ta voiture ? Tu vas l’abandonner ?

– Ah, c’est vrai ! Écoute, va prendre ton train, moi je règle l’hôtel, je fais le plein et je repars. Je te rejoins là-bas… Pas fâché de voir d’ailleurs si je peux battre le chemin de fer !

– La route n’est pas facile, alors pas d’imprudences, s’il te plaît. J’ai mon compte de catastrophes !

Il se dirigeait vers la porte. Adalbert le rappela :

– Aldo !

– Oui ?

– Tu peux être franc avec moi ? Anielka et la meurtrière de ta mère, ça ne doit pas te causer une peine immense ?

– C’est vrai, mais Cecina, c’est autre chose ! Elle fait partie de moi et l’idée qu’elle m’ait tout sacrifié jusqu’à sa vie, ça, crois-moi, c’est intolérable…

Le dernier mot buta sur un sanglot. Aldo se jeta hors de la chambre dont il claqua la porte derrière lui. Dix minutes plus tard, un taxi le conduisait à la gare.

Prévenu par le télégramme qu’Aldo avait pris la peine d’envoyer avant de quitter l’Europa, Guy Buteau l’attendait à la gare de Santa Lucia avec le motoscaffo. Dans ce matin de novembre gris et pluvieux, l’ancien précepteur vêtu de noir ressemblait à l’image même de la désolation en dépit de l’angle guilleret sous lequel il plaçait toujours son chapeau melon. Lorsqu’il vit paraître Morosini, il se jeta dans ses bras en pleurant sans pouvoir dire un mot.

Jamais Aldo ne l’avait vu pleurer. La douleur de cet homme fin et courtois, toujours si discret, lui serra le cœur :

– Est-ce que… Cecina est ? …

Le vieux monsieur se redressa en tamponnant ses yeux :

– Non… pas encore ! C’est presque un miracle… on dirait qu’elle attend quelque chose !

– Mais enfin, comment cela s’est-il passé ?

– Madame Anielka, comme je vous l’ai dit, avait invité votre cousine pour fêter ce qu’elle appelait sa prise de pouvoir. Cecina n’a rien dit mais elle m’a fait savoir qu’elle aimerait que je sois absent. Ça tombait bien : je dînais chez Massaria. Elle a envoyé Livia au cinéma et Prisca chez sa mère en disant que, pour deux personnes seulement, elle et Zaccaria suffiraient. Après le premier plat qui était une bisque, Cecina se plaignit de douleurs « dans ses intérieurs » comme elle disait et expédia son mari chez Franco Guardini pour lui chercher de la magnésie…