CHAPITRE 3 LA NUIT DE TORDESILLAS


À Madrid, comme à Paris ou à Londres, Aldo Morosini ne connaissait qu’un hôtel : le Ritz. Il avait adopté ces palaces fondés par un Suisse génial dont il appréciait le style, l’élégance, la cuisine, la cave et un certain art de vivre qui, teinté différemment selon la ville, n’en établissait pas moins un lien certain entre les trois établissements et permettait au voyageur, même très difficile, de s’y sentir toujours chez lui.

Cette fois, cependant, il n’y resta que vingt-quatre heures : juste le temps d’obtenir du portier l’adresse du palais de la reine Marie-Christine, ex-archiduchesse d’Autriche, de s’y rendre pour s’enquérir du marquis de Fuente Salida et d’apprendre que celui-ci n’avait fait que toucher terre dans la résidence royale où l’attendait un télégramme l’appelant à Tordesillas. Son épouse était souffrante.

Ce fut une surprise pour Aldo qui n’imaginait pas que ce vieux forban amoureux d’une reine morte depuis bientôt cinq siècles fût pourvu d’une femme, mais la dame d’honneur asthmatique et boiteuse qui avait reçu le Vénitien assura, les yeux au ciel, qu’il s’agissait là d’un des meilleurs ménages bénis par le Seigneur Dieu. Elle n’en oublia pas pour autant de demander la raison pour laquelle un seigneur étranger souhaitait rencontrer le personnage le plus xénophobe du royaume. Mais la réponse était toute prête : on souhaitait l’entretenir d’un fait nouveau, un détail découvert par un historien français touchant le séjour effectué par la reine Jeanne et son époux, chez le roi Louis XII à Amboise en l’an de grâce 1501.

L’effet fut miraculeux. Un instant plus tard Aldo se retrouvait dehors avec l’adresse et des souhaits de bon voyage. Il n’eut plus qu’à s’en aller consulter l’annuaire des chemins de fer et retenir une place sur le train de Medina del Campo, où par la ligne de Salamanque à Valladolid, il finirait par débarquer à Tordesillas. Ce qui, avec des horaires fantaisistes, représentait un voyage au long cours pour même pas deux cents kilomètres.

Le trajet à travers les déserts de sable et de granit de la Vieille Castille fut monotone. Il faisait déjà très chaud et le ciel d’un bleu chauffé à blanc s’étendait, écrasant les villages soumis et les petits chemins qui semblaient errer à la recherche des quelques maisons dispersées dans les vallées et les hauteurs d’une sierra déprimante. En arrivant à Tordesillas après avoir essuyé le plus lourd de la température, Morosini, couvert de poussière et d’escarbilles, se sentait sale et de mauvaise humeur. Il fallait qu’il eût vraiment besoin des connaissances de ce vieux fou pour le suivre jusqu’à cette petite ville morose étalée sur sa colline dominant le Douro. Il n’y restait rien du sombre château où, durant quarante-six ans, une reine d’Espagne, séquestrée par la volonté d’un père impitoyable puis d’un fils qui l’était encore plus, avait vécu le long cauchemar alterné du désespoir et de la folie… Les descendants avaient préféré abattre ce témoin de pierre.

C’était regrettable pour le tourisme. La présence du château aurait attiré les foules et justifié l’existence d’un hôtel convenable dans cette petite ville de quatre ou cinq mille habitants. Celui qui reçut Aldo n’était même pas digne d’un chef-lieu de canton français : l’arrivant y trouva une sorte de cellule monacale blanchie à la chaux et des relents d’huile rance qui ne plaidaient guère en faveur de la cuisine-maison. Pas question de s’attarder dans ces conditions ! Il fallait voir Fuente Salida et le voir vite !

Aussi, profitant de la fraîcheur qu’apportait le déclin du soleil, Morosini prit-il juste le temps d’une toilette rapide, se renseigna sur l’église auprès de laquelle habitait son gibier et partit d’un pas allègre par les ruelles que l’approche du crépuscule ranimait.

Il n’eut pas de peine à trouver ce qu’il cherchait : c’était une grosse maison carrée, mi-forteresse mi-couvent, dont les rares fenêtres s’armaient de fortes grilles en saillie propres à décourager tout visiteur intempestif. Au-dessus de la porte cintrée, plusieurs blasons plus ou moins usés semblaient se bousculer. Cette citadelle-là ne serait pas facile à investir… et pourtant il fallait entrer ! Car si Fuente Salida s’était emparé du portrait, celui-ci ne pouvait se trouver que dans cette maison. Le difficile était de s’en assurer…

Le bel enthousiasme de tout à l’heure ayant laissé place à quelque réflexion, Aldo décida d’user d’un stratagème pour se faire ouvrir cette porte trop bien fermée. Assurant son chapeau sur sa tête, il s’en alla soulever le lourd heurtoir de bronze qui, en retombant, rendit un son tellement caverneux que le visiteur se demanda un instant si cette bicoque n’était pas vide. Mais non, au bout d’un instant il entendit un pas feutré glisser sur ce qui devait être un sol dallé.

Les gonds devaient être bien graissés car la porte s’entrouvrit sans faire le bruit d’apocalypse auquel Morosini s’attendait. Étroit, ridé, un visage de femme qui aurait pu être peint par le Greco apparut entre une coiffe noire et un tablier blanc annonçant une servante. Elle considéra un instant l’étranger avant de demander ce qu’il voulait. Rassemblant son meilleur espagnol, Aldo annonça qu’il désirait voir « el señor marquès »… de la part de la Reine. Du coup, la porte s’ouvrit toute grande et la femme plongea dans une espèce de révérence tandis que Morosini avait l’impression de changer de siècle. Cette maison devait dater au moins des Rois Catholiques et le décor intérieur n’avait pas dû beaucoup changer depuis. On le laissa dans une salle basse – il avait dû descendre deux marches pour y pénétrer – dont la voûte était soutenue par de lourds piliers. Hormis deux bancs à dossier en chêne noir qui se faisaient face d’un mur à l’autre, il n’y avait aucun meuble. Et Morosini tout à coup eut froid, comme il arrive en pénétrant dans certains parloirs de couvent particulièrement austères.

La femme revint un instant plus tard. « Don Basile » l’accompagnait, mais son sourire empressé se changea en une horrible grimace quand il reconnut l’arrivant :

– Vous ? De la part de la Reine ? … C’est une trahison : sortez 1

– Pas question ! Je n’ai pas fait tout ce chemin par une chaleur de four pour le simple plaisir de vous saluer. J’ai à vous parler… et de choses importantes. Quant à la Reine, vous savez très bien que nous sommes dans les meilleurs termes : la marquise de Las Marismas qui m’a donné votre adresse pourrait vous l’assurer.

– On ne vous a pas mis en prison ?

– Ce n’est pourtant pas faute d’avoir fait ce qu’il fallait pour m’y envoyer… Mais ne pourrions nous parler dans un endroit plus aimable ? Et surtout seul à seul ?

– Venez ! fit l’autre de mauvaise grâce après avoir renvoyé la servante d’un signe.

Si le vestibule était d’une rigueur monacale, ce n’était pas le cas de la salle d’honneur où l’on introduisit le visiteur. Fuente Salida en avait fait une sorte de sanctuaire à la mémoire de sa princesse : entre les étendards de Castille, d’Aragon, ceux des différentes provinces dont se composait l’Espagne et des trois ordres de chevalerie, une haute cathèdre en bois sculpté était disposée sur une estrade à trois marches et sous un dais tendu de tissu aux couleurs royales. Un portrait de Jeanne – simple gravure en noir et blanc – était accroché au-dessus de ce trône improvisé. Sur le mur d’en face, fait de moellons que l’on n’avait pas jugé utile de recouvrir d’un crépi ou d’un lait de chaux, un grand crucifix d’ébène étendait ses bras décharnés et, de chaque côté de la salle, une file d’escabeaux était disposée de façon symétrique, chacun sous l’écu du noble censé prendre place aux jours de Grand Conseil. L’ensemble était assez impressionnant, d’autant que, traversant la pièce pour atteindre une autre porte, le marquis mit brièvement genou en terre devant le trône. Courtoisement, Morosini fit de même, ce qui lui valut le premier regard approbateur de son hôte.

– Ce siège, expliqua celui-ci, n’a pas été choisi au hasard. « Elle » s’y est assise. Il vient de la Casa del Cordon, à Burgos, et c’est peut-être mon plus cher trésor ! Passons dans mon cabinet !

Le mot de capharnaüm était ce qui correspondait le mieux à la pièce étroite, étouffante en dépit de la fenêtre ouverte sur un ciel pâlissant et les rumeurs du soir. Aux environs d’une table de bois ciré à pieds forgés couverte de papiers et d’un bric-à-brac de plumes, de crayons et d’objets sans destination apparente, les livres empilés à même le sol carrelé rendaient la circulation difficile. Le marquis en tira un escabeau qu’il offrit à son visiteur avant de gagner son propre fauteuil à gros clous de bronze tendu d’un cuir qui avait dû être rouge. Une belle pièce, d’ailleurs, pour l’œil exercé de l’antiquaire, et qui devait être aussi vieille que la maison elle-même. C’était en tout cas une base solide sur laquelle son propriétaire se sentait stable, comme en témoignaient ses mains fermement posées sur les bras. Le regard, maintenant, avait perdu toute aménité :

– Bien. Causons, puisque vous semblez y tenir, mais causons vite ! Je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer…

– Je n’en prendrai que ce qu’il faudra. Sachez d’abord que, si je suis libre aujourd’hui c’est parce que la preuve a été faite de mon innocence…

– J’aimerais savoir par qui, ricana « don Basile ».

– Par la duchesse de Medinaceli en personne sur le témoignage de sa secrétaire. Je comprends qu’il vous ait paru commode de faire de moi votre bouc émissaire, malheureusement c’est raté !

– Eh bien, j’en suis ravi pour vous. Et c’est pour me dire ça que vous avez fait le voyage ?

– En partie, mais surtout pour vous proposer un arrangement.

Fuente Salida sauta sur ses pieds comme si son siège était pourvu d’un ressort :

– Sachez, monsieur, que ce mot ne saurait avoir cours chez moi. On ne prend pas d’ »arrangements » avec un marquis de Fuente Salida ! Je ne suis pas un marchand, moi !

– Vous êtes seulement un acquéreur d’un modèle un peu particulier. Quant à la transaction que je vous propose – ce mot vous conviendra peut-être mieux ? – vous verrez que, dans un instant, vous allez la trouver intéressante.

– Cela m’étonnerait tellement que je vais vous prier de vous retirer !

– Oh, pas avant de m’avoir entendu ! Vous permettez que je fume ? C’est une habitude déplorable, sans doute, mais grâce à laquelle mon cerveau fonctionne mieux ; mes idées sont plus claires…

Sans attendre la permission, il tira de sa poche son étui d’or gravé à ses armes, y prit un mince rouleau de tabac après l’avoir offert à son hôte qui, raide d’indignation muette, refusa d’un bref signe de tête. Il alluma tranquillement, aspira une ou deux bouffées puis, croisant ses longues jambes en prenant grand soin du pli de son pantalon, il déclara :

– Quoi que vous en pensiez, l’idée de posséder le portrait en question ne m’a jamais effleuré. En revanche, je donnerais cher pour savoir ce qu’est devenu l’admirable rubis que la Reine porte au cou. Si quelqu’un peut m’en apprendre davantage, c’est vous et vous seul puisque, si votre légende est vraie, personne au monde n’en sait plus que vous sur cette malheureuse souveraine qui ne régna jamais.

– Et pourquoi cette pierre-là et pas une autre ?

– Vous êtes collectionneur et je le suis aussi. Vous devriez comprendre à demi-mot mais je vais être plus explicite : ce rubis-là, dont j’ai tout lieu de croire qu’il est celui que je cherche, est une pierre maudite, une pierre malfaisante dont le pouvoir maléfique ne peut prendre fin que lorsqu’elle sera rendue à son légitime propriétaire.

– Qui est Sa Majesté le Roi, bien entendu !

– En aucune façon et vous le savez très bien, ou alors dites-moi que vous ignorez à qui appartenait ce cabochon avant d’être offert à Isabelle la Catholique qui, elle-même, l’a donné à sa fille au moment de son mariage avec Philippe le Beau ?

Les yeux du vieil homme se mirent à brasiller de tous les feux de la haine :

– Ce pourceau ! Ce Flamand qui n’a su prendre la plus belle perle de l’Espagne que pour l’avilir et la briser…

– Je ne vous dirai pas le contraire. De votre côté, admettez que la possession de ce merveilleux rubis n’a guère porté chance à votre reine ?

– Il se peut que vous ayez raison mais je n’ai pas la moindre envie d’évoquer pour vous cette histoire. On n’évoque bien ceux que l’on vénère qu’avec des gens auprès de qui on se sent en intelligence. Ce n’est pas votre cas et vous n’êtes même pas Espagnol !

– Personnellement je ne le regrette pas et il faudra vous y faire. Mais puisque vous ne semblez pas m’entendre, je vais parler plus net : c’est vous qui avez volé le portrait ou qui l’avez fait voler par un serviteur qui l’a passé par-dessus le mur du jardin à un complice déguisé en mendiant, lequel s’est hâté de le porter chez monsieur votre frère… Vous ne vous sentez pas bien ?