— Eh bien, merci de votre franchise, Messieurs ! Si je vous ai compris, vous redoutez, l’un comme l’autre, de rencontrer l’une de ces dames ? Vous, Adalbert, c’est Mme Timmermans elle-même, et vous, Morosini, c’est sa fille ? Je pense pouvoir vous rassurer. Dans l’état actuel de la question, aucun écho de l’affaire Granlieu n’a encore eu de répercussion à Bruxelles, et il se pourrait qu’elle n’en ait jamais…
— Cela m’étonnerait ! répondit Aldo, Mme de Granlieu vient d’être assassinée à quatre ou cinq cents kilomètres de chez elle et on n’a rien retrouvé sur elle. Pas même son porte-monnaie. Elle a été reconnue comme étant une ancienne habitante du quartier par une des habituées de la messe de six heures. On peut supposer qu’elle apportait le rubis qu’elle possédait. À peu près au même moment, le baron de Hagenthal, son beau-frère, me fait venir pour me remettre le deuxième rubis sur les trois laissés à ses filles par le Hollandais de Keers ; et je suis persuadé qu’il va me falloir prendre quelques précautions… quoique avec Plan-Crépin en otage, ces gens ont déjà barre sur moi. Reste la troisième pierre ! Qu’elle soit chez la reine du chocolat ou chez sa fille, elles n’ont aucune raison d’en faire mystère, et il faudrait peut-être les prévenir qu’elles sont en danger !…
— …Mais vous aimeriez autant ne pas vous inscrire dans le paysage quand elles seront au courant ! conclut le policier avec l’ombre d’un sourire. Puisque c’est vous le spécialiste, Morosini, j’aimerais que vous m’expliquiez comment trois pierres historiques dont tous les collectionneurs doivent savoir qu’elles sont, depuis longtemps, l’une des gloires de la collection Kledermann se retrouvent dispersées chez les trois filles – déjà âgées d’ailleurs ! – d’un autre collectionneur disparu depuis des décennies ?
— Absolument pas ! Chacun garde ses secrets jalousement ! Quant aux rubis, je les ai vus, hier encore, parfaits, du même âge si j’ose dire, taillés de la même façon, positivement interchangeables. J’ai donné la monture à mon beau-père et ils s’y adaptent parfaitement ! Il n’y comprend rien… et moi non plus !
— Vous lui avez laissé le vôtre ?
— Il aurait aimé, mais j’ai préféré le garder !
— Pas un peu dangereux en ce moment ?
— Peut-être, mais s’il peut servir à sauver une vie humaine, j’ai estimé cela préférable.
— Sur vous ?
— Oui ! Dans l’une de mes chaussettes !
— Ce n’est pas un brin… inconfortable ? Un proverbe chinois ne dit-il pas que l’on ne peut regarder les étoiles avec un caillou dans son soulier ?
— Dans une chaussette, c’est sans problème ! Et puis ce n’est pas le « Côte de Bretagne » tout de même2 .
— Eh bien, Messieurs, à vous revoir ! conclut le Commissaire en se levant. Et… acceptez mes sincères félicitations pour l’affaire de Montezuma. Ce n’est peut-être pas très orthodoxe comme méthode, mais c’est efficace ! La Police est trop vertueuse pour que je vous propose de vous engager, pourtant vous pourriez devenir une des gloires du Deuxième Bureau !
— Sans vouloir vous décevoir, on a suffisamment à faire, marmotta Adalbert.
— Et on a l’intention d’aller plus loin encore pour retrouver Plan-Crépin, s’il faut en arriver là ! conclut Aldo.
— Et où ?
— Trop loin ! Vous devez vous y attendre ?
— Oh, oui ! Faites seulement en sorte de ne pas m’obliger à vous mettre en état d’arrestation !
Tandis qu’ils regagnaient la rue Alfred-de-Vigny dans la petite Amilcar rouge garnie de cuir noir d’Adalbert, qu’un agent de Police avait surveillée d’un œil paternel parce que toute la PJ – ou à peu près ! – la connaissait, celui-ci reprit :
— Tu crois qu’il en serait capable ?
— De nous arrêter ?… Je pense que oui, si son devoir l’y obligeait… mais quelque chose me dit qu’on n’aurait pas trop de mal à s’évader… jusqu’à ce que notre innocence soit reconnue ! Parce que, évidemment, il ne pourrait s’agir que d’une regrettable erreur !
Dans l’après-midi, Aldo, rentrant après avoir été acheter des cigarettes, apprit de Cyprien qu’une Mme de Granlieu venait d’arriver, demandant à être reçue par la marquise :
— Elle est en deuil, précisa-t-il. Et cela m’étonne : elle n’en a pas fait autant pour son époux.
— On dirait que vous la connaissez ?
— Pas à ce point-là, Monsieur Aldo, mais l’avenue Vélasquez est à deux pas et comme elle est plutôt jolie, on la remarque facilement !
— Allons examiner le phénomène de près ! C’est la première fois que je verrai une veuve verser plus de larmes sur sa belle-mère que sur son mari !
— Oserai-je rappeler que celle-là vient d’être assassinée ?
— Vous avez raison, Cyprien, cela oblige !
Une voix jeune et volubile guida sa marche à travers les salons jusqu’au jardin d’hiver où Tante Amélie avait réintégré son imposant fauteuil de rotin blanc. Et ça, c’était une bonne chose parce que cela signifiait que la chère femme reprenait du poil de la bête. Mais sur la table près de laquelle Lisa se tenait assise n’apparaissaient ni flûtes ni seau à champagne… et Lisa n’avait aucune chance dans le rôle de Plan-Crépin qui, sur cette même table, faisait d’interminables réussites.
L’entrée d’Aldo fit se retourner la visiteuse. Le « plutôt jolie » de Cyprien relevait de l’euphémisme.
Le noir sévère dont elle était revêtue exaltait l’éclat d’un teint clair et lumineux – un vrai teint d’Anglaise –, de grands yeux bleus – un peu pâles peut-être ? –, une bouche ravissante sous un petit nez irréprochable. En voyant Aldo, elle alluma un éclatant sourire – qui ne s’accordait vraiment pas avec les voiles de l’affliction. Elle esquissa même un mouvement vers lui.
— Mon neveu, le prince Morosini ! présenta Mme de Sommières, impavide. La comtesse de Granlieu était la belle-fille de la victime de Saint-Augustin…
Aldo s’inclina légèrement, mais ne baisa pas la main chargée de bagues qu’on lui offrait :
— Mes sincères condoléances, Madame !
Puis il s’assit près de Lisa réfugiée sur un canapé. Cependant, la visiteuse soupirait :
— Oh, nous n’étions pas très proches et, en fait, c’est pour vous que je suis désolée. Lorsque l’on m’a appris que votre servante, voulant lui venir en aide, s’était lancée…
— Mlle du Plan-Crépin dont la noblesse remonte aux Croisades ne saurait être qualifiée de servante dans la demeure de sa cousine ! rectifia Aldo sèchement.
Il crut un instant qu’elle allait se mettre à pleurer tant elle eut l’air navré.
— Oh ! Veuillez m’excuser, prince ! Je ne répète que ce que l’on m’a dit. J’habite avenue Vélasquez mais, peut-être que née en Angleterre, je voyage beaucoup et…
— Qui a pu vous raconter pareille ineptie ? interrogea Lisa avec un sourire indulgent. Dans le quartier, elle est connue comme le loup blanc…
— Oh, je ne sais trop !… Sans doute cet inspecteur de Police qui est venu m’annoncer l’affreuse nouvelle ?.
— L’inspecteur Sauvageol ? fit Aldo.
— Ce doit être lui ! Ces gens-là n’ont guère l’occasion d’évoluer dans la haute société ! Ils ont tendance à mélanger les torchons avec les serviettes !… Quoi qu’il en soit, je tenais à faire part de mes profonds regrets à Mme de Sommières… et de mon désir d’entretenir désormais de bonnes relations puisque nous sommes pour ainsi dire voisines…
— C’est on ne peut plus aimable à vous ! reprit Aldo soudain conciliant. Cela m’encourage à vous demander comment il se fait que vous n’ayez pas su la présence à Paris de Mme de Granlieu. Pour être si tôt à l’église, elle n’arrivait certainement pas de la gare et elle a dû dormir quelque part ? Pourquoi pas chez vous ?
— Par crainte de déranger ! Vous n’imaginez pas à quel point elle évitait de s’imposer. Elle était très timide. Et quand elle venait à Paris, elle descendait le plus souvent à l’hôtel !
— Lequel ? Le Royal Monceau ?
— Non, un hôtel de voyageurs, près de la gare de l’Est. Le Terminus, je crois ! Un palace l’aurait effrayée !
— Je ne vois pas en quoi, émit Lisa qui brûlait visiblement de mettre son grain de sel dans cette curieuse conversation. Les palaces, en général, emploient un personnel qualifié sachant faire face à toutes les situations en appréciant les clients à leur juste valeur. Une grande dame timide s’y fût sentie plus à l’aise que dans le tohu-bohu d’un hôtel de gare ?
— En vérité, je ne sais que vous répondre ! Elle était ainsi, voilà tout !
Puis se levant :
— Il me reste à vous remercier pour votre accueil et j’espère vivement que cette petite visite marquera le début d’une véritable amitié. Pour moi, j’y suis prête depuis que vous m’avez reçue si aimablement…
— Le plaisir sera partagé… mais vous venez de dire que vous voyagiez beaucoup ?
— C’est selon mon humeur. Avec cette vilaine affaire je vais rester chez moi quelque temps. Ensuite j’irai chercher ma fille en Angleterre…
— À ce propos, intervint la marquise, on m’a rapporté qu’elle séjournait souvent chez sa grand-mère ?
— Souvent, oui ! L’air des montagne lui est bénéfique et elle adore ce pays, fort beau d’ailleurs… mais un peu sévère. Il arrive aussi que l’hiver y soit rude et elle n’y était plus au moment du drame. Sa gouvernante Miss Phelps a dû se rendre à… Carlisle pour affaires de famille et m’a demandé la permission d’emmener Clarissa qui n’aime pas se séparer d’elle. En outre, la neige risquait de bloquer le château.
L’entrée en scène d’Adalbert coupa le fil d’une conversation qui, selon Aldo, prenait une tournure un peu incohérente. Le jeu des présentations reprit, encouragé par l’archéologue déjà épanoui devant une personne aussi séduisante. Celle-ci ne manqua pas de le remarquer et lui offrit l’un de ses sourires ravageurs. Ce qui incita Aldo à y mettre le holà ! Il connaissait trop l’effet des brusques coups de cœur de son « plus que frère » et consulta sa montre ostensiblement :
— Grande merveille ! Pour une fois que tu es à l’heure ! Alors, avec votre permission, Mesdames, nous vous quittons !
— Où all… commença Adalbert qu’un coup de pied sournois convainquit d’en rester là.
Cependant, il ne contesta pas le rendez-vous mythique auquel Aldo faisait allusion, distribua des saluts à la ronde en assurant la belle inconnue de ses regrets de la quitter après l’avoir à peine entrevue et se retrouva propulsé dans sa voiture avant de comprendre ce qui lui était arrivé :
— Je ne me souviens pas d’un quelconque rendez-vous ! bougonna-t-il ! Où va-t-on ?
— Où tu voudras ! apaisa Aldo en allumant une cigarette. Boire un verre au Café de la Paix, au Cercle de la rue Royale ou au Harry’s Bar.
— Mais enfin, pourquoi m’avoir pour ainsi dire enlevé alors que…
— Alors que tu allais tomber amoureux d’une ravissante bécasse justement trop bécasse pour que ce soit naturel.
— Qu’est-ce que tu vas encore chercher ? Je n’ai vu qu’une femme charmante dotée d’un accent… adorable…
— Mais qui donne dans l’illogisme ! Imagine-toi dans un château jurassien, conçu et aménagé pour affronter les vents d’hiver, les frimas et la neige. Aurais-tu l’idée, pour t’en échapper, de chercher refuge dans un autre domaine au nord de l’Angleterre, entre Carlisle et la frontière écossaise ?
— Il me semble que j’opterais de préférence pour la Côte d’Azur ?
— Moi, itou ! Mais ce n’est pas le cas de cette aimable Mme de Granlieu. Il est vrai qu’il n’était pas question d’elle mais de Clarissa, sa fille de huit ans ! Pour elle-même, la belle Isoline préfère Paris…
— Isoline ? Quel prénom évocateur ! Le Moyen Âge, les chansons de geste, les citadelles…
— … revues et corrigées par Viollet-le-Duc ! Et je déteste le style troubadour ! Ajoute à ce tableau pour la beauté de l’histoire que c’est la gouvernante de sa gamine, une certaine Miss Phelps, qui a pris sous son bonnet d’emmener son élève visiter les Borders par ce temps de rêve parce qu’une affaire de famille la réclamait. Et la mère a dit Amen, mais aussitôt après on retrouvait la grand-maman jurassienne égorgée dès potron-minet dans une église, ayant passé la nuit précédente on ne sait où ?
— Ça dépend ! Elle pouvait être descendue de son train une heure avant ?
— Un express Pontarlier-Paris arrivant en gare entre quatre et cinq heures du matin ? Ce n’est pas possible. Essaye de réfléchir : cette pauvre femme était tellement bourrée de complexes que, lorsqu’elle venait à Paris, non seulement elle ne descendait pas avenue Vélasquez pour ne pas déranger sa bru mais pas davantage dans un palace comme le Royal Monceau parce que, je suppose, le personnel l’impressionnait, et elle préférait les caravansérails style Terminus où, au moins, elle pouvait se fondre dans la masse. Et maintenant je crois avoir exposé la situation ! À toi de jouer !
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