— Paix à son âme, mais il aurait pu s’y prendre plus tôt ! Reste la troisième pierre : cette chère Mme Timmermans que ni toi ni moi n’avons envie de revoir et dont il n’est pas question de s’occuper. Notre Commissaire ne nous mêlera pas à l’affaire si ce rubis-là fait surface.

— Si problème il y a, coupa Langlois, je le réglerai avec la Police belge. Nous entretenons les meilleures relations ! Et si vous en veniez à la conclusion, Vidal-Pellicorne ? Je n’ai plus beaucoup de temps à vous consacrer ! J’ajoute cependant que votre exposé ne manque pas d’intérêt !

— Merci ! Conclusion, donc : Lisa va chez son père, avec la marmaille et avec ou sans Guy Buteau ; nous, on se met à la recherche de Marie-Angéline et si on peut aider l’inspecteur ?…

— Durtal !

— … dans ses investigations pour retrouver Sauvageol, après quoi on rentre chacun chez soi !

— Sages paroles ! opina Lisa. Tu es d’accord, Aldo ?

— Naturellement, voyons ! fit-il juste un peu trop vite avant d’allumer une cigarette.

— Curieux tout de même que vos oreilles vous jouent des tours, constata-t-elle, impavide. Il me semble entendre une voix me souffler qu’il pourrait être difficile, alors, de vous empêcher, Papa et toi, de vouloir résoudre un casse-tête arithmétique : comment trois frères disparus depuis des siècles ont-ils pu se multiplier par deux en reparaissant à la lumière du soleil ?

Adalbert leur offrit son plus beau sourire :

— L’arithmétique ! J’adorais ça, quand j’étais petit ! Un robinet qui coule plus vite que l’autre… ou alors deux trains qui, marchant à des vitesses différentes, se croisent au bout de combien de temps ! Passionnant !

— Et moi qui avais horreur des maths sous quelque forme que ce soit ! soupira Aldo. Au fait, Lisa, savais-tu que ton père s’était offert un avion ?

— Quoi ? souffla-t-elle, abasourdie.

— Un avion ! Ce truc affublé de deux ailes qui se balade dans le ciel en faisant un bruit infernal…

— Mais pour quoi faire ?

— Ça, ma douce, tu le lui demanderas, mais il a sûrement au moins une bonne raison !…



1 Voir, du même auteur, Le Collier sacré de Montezuma.

2 Célèbre rubis ayant appartenu à la Couronne de France, retaillé en dragon pour être serti dans la Toison d’Or de Louis XV. On peut le voir au Louvre, Galerie d’Apollon.

3 Voir, du même auteur, La Chimère d’or des Borgia.

DEUXIÈME PARTIE

LE MYSTÈRE PLAN-CRÉPIN

4

Retour vers le passé…

En s’embarquant ce matin-là dans la discrète Renault qu’Adalbert avait achetée après la grave blessure d’Aldo au château de la Croix-Haute1 , celui-ci avait l’impression de remonter le temps. Comme ils l’avaient déjà fait en se rendant à Chinon, ils abandonnaient rue Alfred-de-Vigny leurs personnalités propres pour se couler dans celles de deux journalistes : Lucien Lombard de L’Intransigeant pour Adalbert et Michel Morlière de L’Excelsior pour Aldo, et cela grâce aux cartes de Presse que l’égyptologue avait réussi à se procurer – Dieu sait comment  ! – mais aussi aux passeports et permis de conduire fournis sans bouger un cil par Pierre Langlois. Bien entendu les vêtements s’accordaient aux personnages : tweeds et whipcords résolument anglais comme la casquette d’Aldo, son associé ayant opté – Dieu sait pourquoi ? – pour un béret noir porté à la mode du Pays basque, solides chaussures à semelles de crêpe et ample « Burberry » à chaude doublure amovible.

— Tu as peur qu’on ne nous prenne pour des jumeaux ? avait remarqué Aldo en désignant le couvre-chef de son ami.

— Y a de ça ! Tu aurais préféré mon chapeau tyrolien orné d’un blaireau ?

Ce qui désorientait le plus Aldo, c’est qu’il avait dû confier ses petits objets familiers à l’impitoyable Langlois : son étui à cigarettes en or gravé à ses armes, son portefeuille en crocodile timbré d’une couronne, la chevalière en sardoine « aux armes » qu’en principe il ne quittait jamais. On lui avait seulement laissé son alliance !

— J’ai l’impression d’être tout nu ! confia-t-il à Adalbert.

— Bah ! Vivre un peu comme M. Tout-le-Monde ne te fera pas de mal ! Et Langlois sait ce qu’il fait ! On devrait déjà le remercier à genoux de son aide. Il faut qu’il ait une sacrée confiance en nous ! La disparition de Plan-Crépin et Sauvageol qui ne donne pas signe de vie le tourmentent d’autant plus que, selon les rapports arrivés de la frontière franco-suisse, il y régnerait une atmosphère bizarre…

— Reste à savoir ce qu’il entend par bizarre ? Je crois qu’il ne le sait pas lui-même.

— On va essayer d’éclairer sa lanterne…

Après avoir déjeuné à Dijon, ils arrivèrent à Pontarlier au crépuscule mais n’eurent aucune peine à repérer l’hôtel de la Poste, le plus ancien et le meilleur de la ville, jouissant d’une réputation méritée. Même si Langlois ne le leur avait pas recommandé, ils n’auraient pas cherché un autre point de chute. Le temps – pluie et neige mélangées avec un soupçon de brouillard et une température quasi hivernale – n’avait rien pour leur être agréable et, même en se partageant les heures de volant, ils étaient rompus en parvenant à destination.

Ce début de mars ressemblait comme un frère à un décembre grincheux et ce fut avec un vif plaisir qu’ils prirent possession de deux chambres confortables pourvues du chauffage central et de douches. Il y avait aussi une salle de bains, mais pour tout l’étage, et même Aldo qui adorait tremper interminablement dans de l’eau chaude et parfumée à la lavande en fumant cigarette sur cigarette opta sans hésiter pour la douche, bouillante puis fraîche, qui lui donna un coup de fouet. Et ce fut d’un pas ferme que l’on pénétra dans la vaste salle à manger égayée par une cheminée à l’ancienne où pétillait un feu de bois, non loin de laquelle ils trouvèrent une table.

La réputation de la maison se justifiait car pratiquement toutes les autres tables étaient occupées, surtout par des hommes arborant cette mine réjouie de qui s’attable devant un bon repas. De même les conversations allaient leur train, ce qui leur permit de passer en revue ces visages… parmi lesquels ils reconnurent non sans surprise celui de l’inspecteur Durtal qui – lui seul savait pourquoi ? – ne donnait pas non plus signe de vie à Langlois. Il n’avait d’ailleurs prêté aucune attention à eux quand ils avaient effectué leur entrée. On verrait ça plus tard !

— Pour l’instant, à nous les délices locales ! se réjouit Adalbert dont le moral remontait toujours devant une table alléchante.

Il commença par décevoir le serveur qui leur proposait l’apéritif du pays – le Pernod ! –, l’une des gloires de la région Jura-Franche-Comté, l’absinthe y poussant avec ardeur. Il le refusa parce que ni l’un ni l’autre ne l’aimait, mais il le consola en disant qu’ils préféraient ne boire que des vins du terroir se mariant avec leur commande : velouté au potiron et aux châtaignes, croûtes aux champignons2 avant un superbe poulet au vin jaune qui effacèrent les fatigues de la route.

D’où il était placé, c’était Adalbert qui voyait le mieux Durtal. Ce qui ne l’avançait pas d’un pouce parce que le policier lisait, tout en dînant, un journal plié et appuyé contre sa bouteille de vin, il semblait avoir oublié les gens autour de lui. Pourtant le poids de ce regard qui revenait sans cesse de son côté avait dû finir par se faire sentir car, soudain, il releva la tête et ses yeux se plantèrent droit dans ceux de l’égyptologue. Ses sourcils remontèrent et l’esquisse d’un sourire éclaira son visage, puis il se remit à sa lecture tandis que le serveur changeait son couvert pour le plat suivant.

— Ça va, fit Adalbert en dépliant sa serviette. Il nous a repérés. En tout cas si quelqu’un se fait du mouron pour Sauvageol, ça n’a pas l’air d’être lui ! Tranquille comme Baptiste, le bonhomme !…

Il achevait à peine sa phrase que le patron en personne venait murmurer quelques mots à l’oreille de Durtal qui, abandonnant journal et tarte aux pommes, se leva et le suivit. Aldo esquissa le mouvement d’en faire autant :

— Reste tranquille ! S’il y a du nouveau, il nous l’apprendra tout à l’heure ! Sinon, ça va être la ruée ! On doit manquer de distraction dans ces montagnes. Surtout en hiver ! En plus, c’est très bon ! Alors mange !

Ils finirent leur dîner sans que Durtal ait reparu. Ils en étaient à envisager une seconde tasse de café, puis y renoncèrent. On le prendrait à l’endroit idoine. Ce fut quand ils sortirent de la salle à manger qu’ils virent le policier foncer droit sur eux :

— Il y a du nouveau ! Relayant les douaniers, les gendarmes viennent de ramener Sauvageol…

— Vivant ? demanda Aldo.

— Il respire, c’est tout ce que je peux vous dire ! On le conduit à l’hôpital !

— C’est loin ?

— Dans ces petites villes fortifiées au bord de la frontière, rien n’est jamais loin : un cercle de remparts coupé par une rue principale allant d’une porte à l’autre et c’est tout. Nous sommes au milieu, l’hôpital est riverain du Doubs, près de la porte sud-est. J’ai pensé…

— Vous avez parfaitement pensé et on vous remercie, dit Aldo. On y va !

— Si on nous accepte ? corrigea Adalbert. On ne raffole peut-être pas des journalistes par ici ?

— Ne vous en faites pas pour ça !

— Où les douaniers l’ont-ils trouvé ?

— Dans un fourré à la descente du col de Fourgs. C’est un de leurs chiens qui l’a découvert. Une chienne plutôt : Gitane, et elle aurait pu ne pas le remarquer, mais il avait joué avec elle quand il est allé à la douane et elle ne l’a pas loupé !

— J’ai toujours dit qu’il fallait se procurer des relations dans toutes les couches de la société, émit Adalbert. Et, pour moi, les chiens c’est primordial ! J’avoue que je les adore !

— J’ignorais, constata Aldo. Pourquoi n’en as-tu pas ?

— Avec mon métier ? Pour lui faire attraper je ne sais quelle saleté en Égypte ou y crever de chaleur ? J’en aurai quand je prendrai ma retraite.

— Tu n’as plus l’intention de te marier ?

— Pourquoi ?

— Si ta femme n’aime pas les toutous ?… ou les chats ?

— Ne prêche pas le faux pour savoir le vrai ! Tu sais mieux que personne que je ne me marierai jamais !

Vaste et solide, l’hôpital, en bordure de rivière, avait été reconstruit à la suite du terrible incendie qui, en 1736, avait ravagé une grande partie de Pontarlier. Il était aussi équipé pour faire face aux problèmes d’une ville qui, réputée la plus froide de France après Besançon, pouvait se trouver, par les hivers rudes, coupée aussi bien du reste du pays comme de la Suisse quand la Cluse était enneigée. Une ancienne mais importante apothicairerie le complétait.

Amenés par Durtal, les deux « journalistes » reçurent des gendarmes un accueil mitigé. Les gens de la Presse on n’en raffolait pas, mais le policier parisien ayant glissé quelques mots à l’oreille du capitaine Verdeaux, l’atmosphère se réchauffa. D’autant que l’inquiétude des deux nouveaux venus n’était pas feinte. Sauvageol avait encaissé un coup de feu qui, s’il ne l’avait pas encore rayé du nombre des vivants, ne le mettait peut-être qu’en sursis.

Tandis que, dans la salle de radiologie, l’examen se poursuivait, Aldo ne songeait même pas à cacher son angoisse à l’idée qu’il allait falloir prévenir Langlois dont le jeune homme était l’élève préféré.

— Il va dire que ni nous ni la Suisse ne lui portons bonheur ! Sur la route de Zürich l’an passé, il s’est fracturé une jambe, et cette fois…

— Selon ma vieille expérience, dit Durtal, le gamin devrait avoir une chance de s’en tirer puisqu’il n’est pas mort sur le coup !

— Reste à savoir combien il a perdu de sang. En outre il est jeune, reprit Adalbert qui voulait rassurer… à commencer lui-même ! Au fait, inspecteur, savez-vous ce qu’il cherchait à l’endroit où on l’a découvert ?

— Il était parti depuis trois jours faire un tour en Suisse et je ne sais pas pourquoi. D’autre part le chemin vicinal où on l’a trouvé mène au château de Granlieu… que l’on appelle aussi le château des Lacs.

— Pourquoi des ? Il y en a tant que ça ?

— Une tapée, oui ! De là-haut, on en découvre quelques-uns, des cascades aussi, cernées par d’immenses sapins. Une contrée magnifique. Et de l’autre côté, on aperçoit le lac de Neufchâtel, avec Grandson, Yverdon. En plus c’est une belle maison – pas jeune mais belle !

— Quelle époque ?… À peu près ?