Adalbert, en effet, possédait la précieuse faculté de s’endormir sitôt la tête sur l’oreiller et de se réveiller à l’heure prévue. En outre, l’approche d’un danger lui faisait le même effet qu’un clairon sonnant dans la cour du quartier.

Quoi qu’il en soit, à sept heures trente, pensant s’accorder un petit déjeuner tranquille, ils pénétraient dans la salle à manger de l’hôtel… pour trouver Durtal qui en était déjà à son second pot de café… et avait une mine de déterré.

— Je viens d’appeler le Quai, donna-t-il comme explication et c’était amplement suffisant, pourtant il ajouta, et sa voix s’étranglait curieusement : Langlois arrive !

— La route ou le rail ? demanda Adalbert.

— Euh !… L’air. Il y a un petit aérodrome… et la Sous-Préfecture est prévenue. Il sera là dans…

— Vu ! soupira Aldo. L’orage arrive beaucoup trop vite pour qu’on ait le temps d’ouvrir le parapluie ! C’est le moment ou jamais de prendre une overdose de café. Il est particulièrement bon ici !… Essayons de regarder la situation en face, inspecteur ! Vous n’avez strictement rien à vous reprocher étant donné votre façon de travailler à la fois ensemble et séparément.

— Oui, mais il avait plus que de la sympathie pour Sauvageol qui était son élève préféré. Il ne va pas crier… ce sera pire !…

— On sera trois à l’affronter ! rassura Adalbert, occupé à faire un sort à la corbeille de croissants. En outre, on a tout de même une nouvelle non négligeable à lui donner…

Deux heures plus tard, les pieds dans l’herbe mouillée, encore rare mais déjà verte, les trois hommes augmentés du capitaine Verdeaux et une escouade de ses gendarmes regardaient se préciser dans le ciel débarrassé de ses nuages un point brillant qui prenait forme à une allure vertigineuse. Il y avait aussi deux policiers en tenue mais aucun « gradé ». Quant au Sous-Préfet espéré – pour quelle raison mon Dieu ? – il brillait par son absence, étant allé inaugurer on ne savait quoi à Nozeroy mais serait là dans l’après-midi !

— Ça m’étonnerait fort ! grogna Verdeaux. Quand une huile inaugure la moindre plaque sur un mur quelconque, elle a en général droit à un déjeuner compensatoire, et les gens de Nozeroy sont très attachés à leurs traditions… Le Sous-Préfet aussi ! Surtout aujourd’hui !

— Autrement dit, il va rappliquer trop tard pour rencontrer le grand flic parisien. Si celui-ci vient en avion, ce n’est pas pour s’attarder bêtement ! émit Adalbert qui se hâta d’étouffer sous son mouchoir un pseudo-éternuement et un bien réel éclat de rire.

— Vous avez tout compris ! conclut le gendarme.

Plus personne n’éprouvait la moindre envie de rire quand, l’avion posé, Langlois sauta à terre et marcha à longues enjambées vers le groupe qui de son côté avançait à sa rencontre… Jamais encore on ne lui avait vu ce visage dur, pâle et fermé.

— Doux Jésus ! souffla Aldo. C’est pire encore que je ne le pensais. On pourrait croire qu’il a perdu un fils !… Et je me demande si ce n’est pas ce qu’il éprouve !

Comme tous les amis du policier, il savait que, si celui-ci ne s’était jamais marié, c’était à cause de la mort de sa fiancée, tuée par un chauffard ivre quelques jours avant le mariage. Aucune ne l’avait remplacée.

Quand il les rejoignit, Langlois serra d’abord sans rien dire les mains des quatre hommes puis, s’adressant à Verdeaux avec cette courtoisie coutumière dont il usait toujours envers les étrangers :

— Capitaine Verdeaux, je suppose ?

— En effet, Monsieur ! Désolé de vous rencontrer dans de telles circonstances !

— Ce sont vos hommes qui l’ont trouvé, n’est-ce pas, et l’ont transporté à l’hôpital où l’on a fait le maximum pour le sauver ?

— C’était normal. En outre, ici nous avons l’expérience des blessures par balles. La frontière suisse est si proche qu’à certains endroits on peut la franchir en traversant la route et sans s’en rendre compte  ! On vous conduit à l’hôpital !

— Merci ! (Puis se tournant vers les deux amis :) On dirait qu’ils n’ont pas duré longtemps, vos faux nez ! Difficile, hein, de renoncer à sa grandeur ? fit-il avec une nuance de dédain que Durtal releva avant que l’un des deux ne s’en charge :

— Ils n’y sont pour rien. C’est Sauvageol lui-même qui, se sentant mourir, a réclamé la présence de M. Morosini. Il a bien fallu y aller. Moi, je m’étais rendu au bureau de tabac acheter des cigarettes…

— Ne me cherchez pas d’excuses, Monsieur Durtal ! C’est à moi de m’expliquer : on buvait un dernier verre au bar quand un infirmier est entré demandant s’il n’y avait pas quelqu’un de ce nom. Que Sauvageol pût encore parler dans l’état où il était tenait déjà du miracle !

— Qu’avait-il à vous dire ?

— Peu de chose : Marie-Angéline du Plan-Crépin est vivante et elle est ici !

— Ici. C’est vague, et Sauvageol n’était jamais vague !

— Mais il était à l’article de la mort, c’est, je pense, une explication suffisante ? riposta Aldo qui n’appréciait pas le ton quasi accusateur de celui en qui il était accoutumé à voir un ami.

— Vous pouvez citer textuellement ?

— Mlle Plan… Machin, elle est… dans le coin… Vivante. Elle était… Ce furent ses derniers mots ! Qu’ajouter de plus ?

— Vous êtes certain de n’avoir rien oublié ?

— N’étant ni sourd ni idiot, je suis formel. Et puis je n’étais pas seul et...

— Nous en reparlerons plus tard ! Allons à l’hôpital !

— Sans moi ! asséna Morosini. Comme vous n’avez pas l’air de me croire, je n’ai pas la moindre envie de rejouer la même scène au profit d’un plus vaste public. Et j’ai d’autres choses à faire !

— Quoi ?

— Nous en parlerons plus tard ! renvoya-t-il en se dirigeant vers la voiture, aussitôt suivi d’un Adalbert inquiet.

— Tu ne crois pas que tu y vas un peu fort ? Il est durement touché, tu sais ?

— Je n’en doute pas, mais ce n’est pas une raison pour me traiter en coupable. Ce n’est pas moi qui ai tué Sauvageol ! Ni toi non plus d’ailleurs !

— D’accord : que veux-tu faire ?

— Mettre en place une idée qui m’est venue. Tu n’aurais pas par hasard une photo de Plan-Crépin ?

En dépit de la gravité du moment, Adalbert laissa fuser un bref éclat de rire :

— J’aime bien Plan-Crépin, mais de là à porter sa photo sur mon cœur comme toi celles de Lisa et des petits, il y a une différence ! Oh, mais attends ! J’allais oublier.

Tirant de sa poche intérieure un portefeuille moins élégant que celui d’Aldo mais nettement plus épais car il y hébergeait une foule de papiers, il en sortit triomphalement un mince carton où, devant l’hôtel Old Cataract d’Assouan, souriaient trois personnes – plus un âne visiblement blasé ! : Mme de Sommières sous son ombrelle, Marie-Angéline et le jeune Ibrahim qui s’était attaché à la vieille fille et lui avait fait découvrir à l’orée du désert les aspects inconnus de l’Égypte profonde. Il le mit sous le nez d’Aldo :

— Tiens ! Tu vois qu’elle a du bon, ma manie des paperasses, comme tu dis ! Elle est suffisamment reconnaissable là-dessus et ton idée pourrait marcher…

— Je n’ai pas l’impression de te l’avoir confiée ? Elle vient juste de poindre dans mon cerveau et…

— Tu veux offrir une récompense à qui la retrouvera ?

— Juste ! Et maintenant on retourne à la Gendarmerie attendre Verdeaux ! conclut-il en se réinstallant à sa place tandis qu’Adalbert revenait plus lentement à son volant, visiblement hésitant :

— Le brave homme ne fera rien sans au moins en référer au Sous-Préfet… En outre tu ne peux pas déclarer la guerre à Langlois ? Après tant d’années de… collaboration traduite finalement par une amitié, tu ne vas pas lui tourner le dos ?

— Tu en as de bonnes, toi ! J’étais prêt à le prendre dans mes bras en lui tapant dans le dos à cause de Sauvageol et c’est à peine si…

— Laisse tomber !… et allons à la Gendarmerie ! Il va sans doute déjeuner à la Sous-Préfecture mais il y passera sûrement ! Entre-temps on verra Verdeaux !

L’un des gendarmes qui balisaient le parcours hésita à laisser passer leur voiture :

— Où allez-vous comme ça ?

— Chez vous, attendre le capitaine. On a à travailler ensemble !

— C’est bon !

Sifflet à la bouche, il se mit même en travers de la route pour les laisser rejoindre le centre de la ville, où ils furent en un rien de temps. Verdeaux les rejoignit presque aussitôt. À leur grande surprise, lui qui arborait le plus souvent une mine sévère qu’il accentuait en retroussant sa moustache d’un air féroce fit montre d’une humeur bénigne à la limite du sourire :

— Voilà ! Désolé de vous avoir fait attendre ! Qu’est-ce que vous voulez ?

— Si vous en êtes d’accord, je voudrais offrir une récompense à qui nous ramènera Mlle du Plan-Crépin.

— Du Plan quoi ?

— Crépin ! Ce n’est pas une étrangère : saint Crépin est le patron des cordonniers !… et elle est ma cousine !

— Et vous pensez offrir combien  ?

— Dix mille si elle est… vivante et seulement mille dans le cas contraire  !

— Sacrebleu ! Vous êtes généreux !

— Elle les vaut et davantage encore ! On l’aime beaucoup…

— Je vous crois volontiers !… C’est vrai que vous êtes prince ?

— Oh, non ! Vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi ? Je suis né ainsi, je n’y peux rien.

Verdeaux grimpa jusqu’au large sourire :

— Ça doit vous attirer des… disons, des sympathies ?

— Ou de rudes emmerdements ! coupa Adalbert.

— Pour l’instant, cela vous vaudrait plutôt les gros soupirs de la Sous-Préfète ! Elle est navrée de ne pas vous recevoir au déjeuner et elle échangerait toute la PJ, le Président de la République et même le Légat du Pape – c’est une dame très pieuse ! – contre vous tout seul ! Et vous, vous êtes quoi ? demanda-t-il en jaugeant de l’œil Adalbert : Vous êtes duc, marquis ?…

— Bêtement archéologue ! bougonna Adalbert, content malgré tout qu’on ne l’ait pas décoré d’un simple tortil de baron.

— Oh, oh ! fit Verdeaux d’un ton pénétré. Je vois ! Venez par là ! invita-t-il en les emmenant dans son bureau. On va régler l’affaire sans tergiverser. Vous avez une photo ?

Adalbert ressortit le précieux document que le capitaine scruta un moment :

— Qui est la dame âgée ?

Adalbert le renseigna :

— La marquise de Sommières, la grand-tante de Morosini… et un peu la mienne aussi. C’est chez elle que vit Mlle du Plan-Crépin…

— Elle habite en Afrique ?

— Non. À Paris. La photo a été prise pendant un voyage en Égypte et je trouve qu’elle est très réussie. Principalement le visage de celle que nous recherchons.

— Parfait ! Je convoque immédiatement le photographe de la ville. Il a du talent, lui aussi !

Côté autorité, le capitaine n’en manquait pas, mais il savait la tempérer envers ceux qui n’étaient pas directement sous ses ordres. L’homme de l’art accourut, promit de remettre l’ouvrage l’après-midi… après quoi les deux ex-faux journalistes furent priés de se laver les mains avant de passer à table, invités généreusement par Verdeaux.

— Vous verrez, leur promit celui-ci. La Poste, c’est une sacrée bonne maison, mais au point de vue cuisine, personne ici ne peut en remontrer à Mme Huguette Verdeaux !

Et il avait raison !

Ils furent dûment lestés de fines tranches d’un jambon fumé du Haut-Doubs, de croûtes aux morilles – séchées mais parfaites – à la crème accompagnant un quasi de veau tendre comme la rosée, puis de quelques feuilles de laitue craquantes entourant un fromage de Morbier moelleux. Enfin d’un vacherin aux myrtilles suivi d’un café, que le difficile Morosini jugea irréprochable. On en était à la seconde tasse, quand surgirent à la fois Langlois, Durtal, le sous-préfet… et les affichettes que le policier considéra avec stupeur, mais le chiffre de la récompense l’éclaira aussitôt :

— Inutile de demander qui a commandé cela ? Vous auriez pu m’en parler, au moins ?

— Vous ne sembliez pas disposé à entendre quoi que ce soit venant de moi ! riposta Aldo. Le capitaine Verdeaux étant d’accord, on s’y est attelé sans attendre la fin de votre visite à la Sous-Préfecture… (Puis cessant de retenir sa colère :) Dieu sait pourquoi vous paraissez me rendre responsable du sort tragique de Sauvageol ! J’en aurais fait autant pour lui, mais Plan-Crépin c’est « ma » famille…

— Tu pourrais dire « notre », grogna Adalbert.

— Il le sait comme il sait aussi que, l’un comme l’autre, nous donnerions cent fois plus pour la revoir… vivante avec son long nez, son humour ravageur, ses connaissances encyclopédiques et son cœur grand comme ça ! Tout simplement parce qu’on l’aime et que Tante Amélie pourrait en mourir de chagrin. Alors, que ça vous plaise ou non…