— On s’en fout à un point que vous n’imaginez pas ! contresigna Adalbert. On ne rentrera pas à Paris sans elle !
Et puis ce fut le silence. Comprenant qu’il se jouait entre les trois hommes une sorte de tragédie où personne n’avait le droit de s’immiscer, Verdeaux vida son bureau en poussant devant lui ceux qui n’avaient rien à y faire, puis referma la porte.
Soudain, Langlois, qui se tenait appuyé des deux poings sur la table, se redressa et fit face aux deux belligérants :
— Vous croyez que je ne l’apprécie pas, elle aussi ?… Bon ! Il me faut vous présenter mes excuses. Sincères ! La mort de Sauvageol, mon élève préféré depuis que Lecoq fait son service militaire, m’a mis hors de moi. J’aurais pu m’en prendre à la Terre entière ! C’est tombé sur vous, Morosini ! Je vous en demande pardon !
Et, sans plus hésiter, il tendit une main large ouverte qu’Aldo serra vigoureusement. Puis ce fut le tour d’Adalbert.
— Voilà qui est fait ! fit celui-ci avec satisfaction. Et si on se mettait au boulot ? Était-il réconfortant, le déjeuner de la Sous-Préfecture ? Ou alors le titre de Son Excellence vous a-t-il encore cassé les pieds ?
Le policier se mit à rire :
— Vous ne pouvez imaginer à quel point. La Sous-Préfète en pleurait presque de désappointement ! Une belle leçon d’humilité, ce déjeuner !
— Avant de repartir, acceptez une invitation chez Mme Verdeaux ! Il ne doit pas exister dans toute la Franche-Comté de chef qui lui vienne à la cheville. Mais revenons à ce qui nous occupe : ce que je redoute dans cette histoire de récompense, c’est que nous soyons submergés par un déluge de renseignements vrais ou faux ! Sans compter ce qui peut déborder de la frontière suisse. Elle n’est pas loin.
— D’abord il faut en priorité prévenir la douane ! affirma le capitaine Verdeaux qui venait de reparaître. Dans la ville, l’annonce va se propager à la vitesse d’un feu de brousse…
Ce fut ce qui se produisit. En un peu plus d’une heure, tandis que Langlois et Durtal regagnaient Paris escortant le corps de Gilbert Sauvageol, une onde d’excitation parcourait Pontarlier, où chacun s’efforçait de rassembler ses souvenirs, persuadé d’avoir vu ce visage – peu ordinaire, il faut l’avouer ! – à tel ou tel endroit.
— Encore heureux qu’on soit en semaine ! bougonna Verdeaux. Un dimanche ils se seraient marché sur les pieds ! C’est ce qui arrivera si on ne l’a pas retrouvée avant !
Jouant le jeu, ni Aldo ni Adalbert ne s’en mêlèrent. Ils ne s’aventurèrent même pas au château de Granlieu comme ils en avaient eu l’intention. En revanche, ils décidèrent de franchir la frontière pour aller à Grandson. Aldo souhaitait revoir « La Seigneurie » où le rubis lui avait été remis. Ne fût-ce que pour savoir qui en était à présent le propriétaire. En outre Langlois leur avait rapporté leurs « papiers d’origine ».
Le temps, si grincheux jusque-là, venait de se mettre au beau. Un soleil encore timide éclairait le paysage qui, sorti de ses brumes, se révélait dans toute sa splendeur tandis que les vieilles pierres de Pontarlier se paraient d’une légère teinte dorée. C’était comme un malade qui, entré dans sa convalescence, reprend bonne mine. Plus qu’une ville frontière, elle était comme un verrou placé devant la profonde cluse entre les monts du Haut-Doubs où serpentait la route écrasée par la masse formidable du fort de Joux, puissante forteresse féodale hissant à près de 1 000 mètres d’altitude ses rousses murailles abruptes où des canons s’obstinaient à veiller aux antiques créneaux. Souvent attaqué, jamais vaincu, il était là depuis le Xe siècle.
Avant que Vauban ne le remette à neuf, il avait vu passer bien des armées, dont celles du Téméraire qui, de sa Comté-Franche s’en allait vers ce qu’il croyait une série de victoires contre les gens des Cantons alors qu’au bout de ce chemin et avant qu’un an se fût écoulé il rencontrerait la mort sous les murs de Nancy. D’autres aussi avaient franchi la cluse, plus ou moins illustres, pourtant il représentait l’image fabuleuse et tragique de ce prince brave jusqu’à la folie que la mémoire des peuples garderait imprimée au fer rouge.
Jadis, Joux avait servi de prison. À une comtesse Berthe qui y mourut quasi emmurée, à Mirabeau poursuivi par la haine de son père, enfin au héros de Saint-Domingue, Toussaint-Louverture, que le climat – le plus froid et le plus chaud de France ! – avait tué silencieusement…
— Il en a tué quantité d’autres, d’ailleurs, poursuivit Adalbert qui, connaissant la France – routes, monuments, histoire, etc. – assumait ce rôle de Cicérone qu’il affectionnait. Il y a là-dedans un puits gigantesque creusé par les prisonniers et qui descend jusqu’à la hauteur de la rivière… 155 mètres environ.
— Tu n’aurais pas une anecdote plus drôle à me raconter ? ronchonna Aldo. On a déjà le moral dans les talons !
— Le soleil ne te suffit-il pas ? Alors, regarde d’ici quelle jolie tache bleutée fait le lac de Neufchâtel ! On peut même apercevoir le château de Grandson…
— … aux créneaux duquel le Téméraire a fait pendre quatre cents de ses défenseurs ! Pour fêter sa joyeuse entrée sans doute ? Tu es parfait !
— Et toi… je préfère ne pas chercher de qualificatif ! Je me tais !
Et il alluma une cigarette qu’Aldo se hâta de lui enlever pour la fumer :
— Rien de meilleur pour les rêves ! Tu n’as plus qu’à en prendre une autre !
Enfin on fut à Grandson et « La Seigneurie » s’inscrivit dans le pare-brise à une centaine de mètres d’eux. Aldo stoppa la voiture :
— Tout compte fait, je préférerais que tu y ailles seul ! Moi, on me connaît et je pourrais t’attendre dans ce renfoncement que tu vois derrière, dit-il en lui en indiquant l’emplacement.
— Pas question ! C’est idiot !
— Comment ça, idiot ? suffoqua Aldo.
— Tu veux que je bisse ? Un : on continue jusqu’au centre de la ville. Deux : on cherche un fleuriste chez qui on fait l’acquisition d’un bouquet de fleurs, on revient et… Trois : on y va ensemble : toi, rendre un hommage fleuri à ce vieux seigneur que tu as vu mourir devant toi et moi… à qui tu as raconté l’histoire. J’ai voulu joindre mon hommage au tien. Tu as une objection ?
— Ma foi, non ! Elle me semble bonne, ton idée !
— Alors on fonce !
Une demi-heure plus tard, ils étaient de retour, armés d’une brassée multicolore de tulipes et de narcisses. Georg, le serviteur, reconnut Aldo aussitôt et reçut les deux hommes avec un visible plaisir quand ils firent connaître leur intention de fleurir la tombe de son défunt maître.
— Vous n’aurez pas loin à aller. Il repose au bout du jardin, là où il touche à la colline de l’ancien camp. Je vous guiderai quand Martha aura préparé le vase qui convient.
— J’espère, reprit Aldo, que nous ne sommes pas indiscrets ? Le nouveau propriétaire pourrait trouver à redire…
— Il ne regrettera que de vous avoir manqués ! M. Hugo de Hagenthal qui voue, au vaincu de Grandson, de Morat et de Nancy, une sorte de culte, est infiniment reconnaissant à notre pauvre maître – qui était son parrain ! – de lui avoir légué « La Seigneurie » de préférence à son père, le baron Karl-August. Il en prend un soin extrême.
— Il vit ici ? demanda Adalbert.
— Pas encore, mais il vient souvent. L’installation définitive se fera dans un mois environ, dont nous sommes très heureux Martha et moi ! Nous… redoutions quelque peu de passer au service du baron Karl-August. C’est un homme dur…
— Votre défunt maître ne l’était-il pas ?
— Non. Il était silencieux, grave, mais il n’était pas dur. En outre, il aimait profondément cette maison où il avait été heureux tant qu’avait vécu Madame la baronne. C’est pourquoi il l’avait léguée à son filleul de préférence à son cousin, comme la loi lui en donnait parfaitement le droit !
— Quel âge a-t-il ?
— Monsieur Hugo ? La trentaine… je crois !
— Pas marié ? Pardonnez-moi ces questions, s’excusa Aldo, mais j’avoue que j’aimerais le rencontrer.
— Je pense que ce sera chose facile quand il sera là. J’ajoute qu’en effet il n’est pas marié ! Sa vie est habitée par deux passions : l’histoire des ducs de Bourgogne et les chevaux…
Les visiteurs ne s’attardèrent pas. Après avoir fleuri la large dalle en pierre du pays et s’être recueillis devant celui qui reposait dessous, ils remercièrent Georg de sa gentillesse et prirent le chemin du retour.
Ils roulèrent un moment en silence. Enfin Adalbert soupira :
— Tu as de la chance d’avoir rencontré ce vieux gentilhomme, commença-t-il. Comment était-il physiquement ?
Après en avoir tracé un portrait approximatif, Aldo soupira :
— Ce qui frappait en lui, c’étaient moins les traits du visage et l’ensemble du personnage que l’impression qu’ils imposaient : celle d’avoir changé d’époque, remonté le temps. En face de lui, je me suis retrouvé au Moyen Âge en présence de l’un de ces chevaliers illustres que réunissait le cercle magique de la Toison d’Or. À l’exception du collier soutenant l’emblème dont ne pouvait que rêver tout homme d’honneur : la noblesse de ce corps étendu sur ce lit à colonnes drapé de tapisseries anciennes, soutenant son dernier combat contre la mort, ces belles mains pâles croisées sur la robe de velours noir, le bonnet semblable d’où glissaient les mèches blanches, ce mourant forçait le respect, effaçant les siècles. J’en garde une impression profonde. Je ne peux pas t’en dire plus….
— Moi, ce qui me surprend, c’est la pérennité de la trace laissée depuis cinq cents ans par celui que l’on appelait le Grand-Duc d’Occident. Mais je pense que la fabuleuse fortune perdue sur les bords de ce beau lac peut l’expliquer ?
— L’abondance du sang versé aussi, et cette obstination du Téméraire à se jeter au-devant d’un sort fatal auquel, avec davantage de sagesse et moins d’orgueil, il aurait pu échapper…
— De sa mère, Isabelle de Portugal, il tenait la saudade, cette mélancolie que portent en eux les princes de la maison de Bragance.
Adalbert médita pendant quelques instants :
— Après le désastre de Grandson, où s’est-il réfugié ? demanda-t-il.
— À Nozeroy, dans le fort château de son fidèle Jean de Chalon, ancêtre des princes d’Orange qui a été tué par les Suisses. Charles en était le suzerain, d’ailleurs, la Comté-Franche appartenait à la Bourgogne. À Nozeroy, il a léché ses plaies, subi une violente dépression nerveuse que seule la musique pouvait apaiser. Mais sa rage l’a remis debout et il a préparé une deuxième campagne vengeresse. Pour forger des canons il a fait fondre les cloches de Bourgogne ; il a battu le rappel, fait surgir de nulle part une nouvelle énergie alimentée par sa haine des Suisses et, trois semaines après le désastre de Grandson – trois semaines ! –, il posait son camp au-dessus de Lausanne pour y recevoir une amie dont il espérait l’aide : la duchesse Yolande de Savoie !
— Une amie ou une maîtresse ?
— Jamais il n’eut de maîtresse ! Trois épouses mais un seul amour, Isabelle de Bourbon, sa première femme, ravissante mais fragile et qui avant de mourir lui avait donné sa fille Marie. Il l’a pleurée sa vie entière ! La deuxième épouse a si peu compté – quelques mois ! – que j’en ai oublié le nom. La troisième, Marguerite d’York, belle, froide et très pieuse, a été une parfaite duchesse de Bourgogne et une mère pour la petite Marie !
— Un seul amour pour le fils de Philippe le Bon, ce coureur de jupons effréné ? Difficile à croire !
— C’est justement cette vie désordonnée qui lui en a inspiré l’horreur, et Yolande de Savoie ne fut qu’une amie, sans plus. Elle, peut-être, l’a aimé, pas au point toutefois de lui confier son armée. Si encore il avait accepté de marier Marie à son fils, mais elle vit venir à Lausanne le protonotaire impérial Hessler et Mgr Nanni, Légat du Pape, et conclure sous ses yeux l’union future de Maximilien d’Autriche, fils de l’empereur, avec l’héritière de Bourgogne… Elle refusa alors de lui apporter son soutien. Quelques semaines plus tard, il la faisait enlever sur la route de Genève et ramener en Comté-Franche, dans l’idée d’en faire une monnaie d’échange…
— Avec qui ?
— Son frère !
— Et c’était qui, celui-là ?
— Louis XI ! L’ennemi mortel qui depuis des années travaillait à sa perte et qui, sans bouger de son château tourangeau, allait le mener doucement jusqu’à l’étang gelé de Nancy où la mort l’attendait… Dis-moi, je te croyais ferré à glace sur l’histoire de France ?
— Mais je le suis ! protesta Adalbert, vexé. Seulement le Téméraire n’avait pas encore réussi à me passionner : un trublion arrogant, riche comme un puits et sans doute pas très futé…
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