— Vous, Plan-Crépin, qui parlez je ne sais combien de langues ? s’étonna la marquise.
— Sept !… Mais qui n’incluent pas les patois locaux et c’était le cas. Sans cesser de protester, cette inconnue apporta un matelas avec un oreiller et des couvertures. Puis elle m’emmena faire un tour à des toilettes des plus rustiques, une sorte de cagibi dans les profondeurs obscures de la salle. Rudimentaires, elles aussi, mais équipées d’un petit lavabo en ferraille pourvu d’un robinet d’eau froide que, sur l’instant, je trouvai divine. Ensuite on remplaça la corde qui m’avait liée jusque-là par une chaîne terminée par des menottes que l’on eut la bonté de ne pas me mettre dans le dos. La chaîne fut introduite dans un anneau scellé dans le mur à côté du matelas où on m’installa. En guise de bonsoir, j’eus droit à une soupe chaude et à un quignon de pain. Après quoi on emporta la bougie et je me retrouvai plongée dans le noir, mais j’étais tellement fatiguée que j’ai dormi comme une souche.
« Quand je me réveillai, j’étais aussi rompue que si on m’avait rouée de coups, mais j’y voyais un peu plus clair grâce à une imposte dans le toit de ce qui était une ancienne grange pourvue d’un demi-étage qu’une échelle vermoulue devait permettre d’atteindre… Ce dont j’avais une envie folle, mais je ne voulais pas gâcher ma chance si elle se présentait. En fait je n’ai aucune notion du temps écoulé durant ma captivité ! Deux jours peut-être ? Ce qui m’importait surtout, c’était de pouvoir me libérer quand je le voudrais, et j’ai fini par réussir...
— Vous avez pu ouvrir les menottes ? demanda Aldo en lui offrant une nouvelle coupe de champagne dont elle but la moitié.
— Merci !… Nos élégantes modernes et leurs cheveux courts n’imaginent certainement pas quel parti on peut tirer des cheveux longs…
— Vous ne vous en êtes tout de même pas fait une corde avec ? Vous les avez toujours sur la tête ! constata Adalbert.
— Non, pas eux, mais n’oubliez pas les épingles qui les maintiennent. On peut réaliser des prouesses avec…
— Par exemple pouvoir ouvrir les menottes ?
— Juste ! Dès lors je pouvais me libérer quand je voulais. Ce que je fis le lendemain en entendant des coups de feu. Dans la maison il n’y avait aucun bruit alors j’escaladai l’échelle du grenier pour voir ce qui se passait dehors. C’était d’autant plus intéressant que, là où j’étais enfermée, c’était le silence complet… Soulever l’imposte de verre m’a coûté d’autant moins de peine que – Dieu sait pourquoi ! – les gonds en étaient bien huilés. Je me suis hissée à l’extérieur. Comme il faisait encore un peu jour, j’ai aperçu en lisière d’un bois l’inspecteur Sauvageol, un pistolet à la main, qui avançait. C’est à ce moment que je l’ai vu s’écrouler. L’émotion m’a déséquilibrée, j’ai dévalé la pente du toit. Puis je me suis à nouveau cogné la tête… et j’ai perdu connaissance. Voilà !
Elle se tut et finit calmement son champagne sous les yeux surpris des deux hommes.
— C’est tout ? s’étonna Adalbert.
— Oui !… Cela ne vous suffit pas ? On voit que ce n’était pas vous ? J’avais vécu plusieurs jours de cauchemar et, au moment où j’apercevais celui qui allait pouvoir m’aider, on l’a assassiné sous mes yeux ! Sous le choc j’ai perdu connaissance et ce fut le trou noir… dont je n’ai émergé que chez les Dames de l’Annonciade. Vous devriez être contents… mais vous auriez peut-être préféré que je me rompisse le cou en glissant de mon perchoir ?
— Ne dites pas de sottises ! grogna Adalbert qui, les coudes aux genoux et une cigarette au bout des doigts, s’efforçait d’y voir plus clair. Admettez que l’on se pose des questions ! Entre votre toit en pente et votre réapparition chez ces nonnes qui ne ressemblent à aucune autre…
— Qu’est-ce que vous allez chercher ? s’écriat-elle en colère. Que ce sont des figurantes suscitées exprès pour achever de brouiller les pistes ?
— Cessez donc de dérailler ! Je ne suis pas aussi « chrétien » que vous, mais je sais, par exemple, qu’il existe des religieuses qui, en dépit du temps passé, revêtent encore l’habit originel : les Dames des Hospices de Beaune par exemple, qui portent encore le hennin et la robe bleue à traîne de leur fondatrice Guigone de Salins, mais étant aussi infirmières elles attachent la fameuse traîne à leur ceinture par un crochet. Il en va de même pour celles de l’Annonciade…
— … la vêture même de Jeanne de France, reprit Mme de Sommières, la fille disgraciée par la nature et dont son père, Louis XI, fit un instrument de sa politique en la mariant à son cousin rebelle Louis d’Orléans parce que « les enfants qu’ils auront ne leur coûteront guère à nourrir ! », disait-il cyniquement en faisant allusion aux disgrâces physiques de la pauvre enfant. Et quand Orléans, devenu Louis XII, a voulu se « démarier » afin d’épouser Anne de Bretagne, veuve de son beau-frère Charles VIII, la malheureuse Jeanne a dû subir un crucifiant procès en nullité… Affreux !
— Je ne vous savais pas si calée en histoire religieuse, Tante Amélie ? remarqua Aldo qui la regardait avait un demi-sourire.
— Je ne le suis pas autant que Plan-Crépin sauf sur certaines destinées. Celle-là entre autres !
— Dans le cas présent, ce qui est étonnant est que ce couvent-là soit implanté au sein de ce qui fut la Comté-Franche du Téméraire mort abandonné de tous. Jeanne a-t-elle voulu mettre un baume sur ses blessures ?
— Sans nul doute, reprit Plan-Crépin revenue sur un terrain qui lui convenait. Il y a eu jusqu’à six couvents d’Annonciade dans la région. C’est merveilleux, non ? Jeanne a dû plaindre le vaincu de tout son cœur et elle a prié en conséquence…
— Une belle page de l’histoire religieuse de la France ? Vous allez bientôt pouvoir vous en émerveiller en compagnie de Langlois ! glissa Aldo, un brin moqueur. Je vous prédis une discussion passionnée avec lui ! C’est en particulier le passage entre le toit en pente et votre récupération au couvent qui va l’intéresser le plus.
— Que voulez-vous que je lui dise ? J’ai un trou, j’ai un trou ! Je ne peux pas raconter ce que je ne sais pas ?
— C’est l’évidence même ! Donc, donc, donc il va falloir…
— Qu’est-ce qu’il te prend ? fit Adalbert, les yeux ronds. Tu sonnes les cloches maintenant ?…
— Moi ?
— Oui, toi ! Ding ding dong !
— Non : donc, donc, donc ! C’est un truc que j’ai entendu il y a peu de temps en buvant un verre chez Florian et ça m’a amusé ! Ça n’a l’air de rien, mais cela accorde un petit moment de réflexion supplémentaire.
— Faudra que j’essaie !
— Je n’ai rien contre ! Tu verras ! Ça détend !
Des coups vigoureux frappés sur le sol par une canne autoritaire marquèrent la fin de la récréation. Tante Amélie souhaitait faire entendre son point de vue :
— Que vous éprouviez le besoin de vous détendre, je peux le comprendre ! déclara-t-elle, mais je vous rappelle que Langlois sera ici d’une minute à l’autre et que son humeur, ces jours-ci, n’est pas à la franche gaieté. Il a sur le cœur la mort du jeune Sauvageol.
— Oh, je sais, Tante Amélie, soupira Aldo. Ce sont malheureusement…
— … les risques du métier ? N’est-ce pas ? Il reste que Plan-Crépin, d’après ce qu’elle vient de nous dire, a assisté à sa mort et qu’il ne va pas se contenter d’un à-peu-près ! Je vous en conjure, faites un effort ! Attachez-vous au plus infime détail ! Même les plus anodins peuvent ouvrir une brèche dans un mur…
Elle s’interrompit : des pas rapides traversaient les salons précédant le jardin d’hiver. Langlois comptant à présent au nombre des amis, Cyprien ne se donnait même plus la peine de l’annoncer… D’ailleurs une telle tristesse émanait du Commissaire que, lorsqu’il se pencha pour baiser la main de la marquise, celle-ci le prit aux épaules et l’embrassa sans qu’il opposât de résistance. Bien au contraire : son visage aux traits tirés se détendit à peine.
— Merci pour cet accueil ! murmura-t-il, tandis qu’elle le priait de s’asseoir près d’elle.
Sentant qu’il fallait alléger l’atmosphère, elle sourit :
— Allons, les garçons ! Venez dire bonjour à Monsieur le Commissaire Principal et servez-lui un remontant ! Il en a besoin !
— À vous, je l’avoue volontiers, murmura-t-il.
Cependant la scène s’animait. Aldo prit un flacon de fine « Napoléon », Adalbert un verre et Marie-Angéline avança une chaise basse pour être plus proche :
— Je suppose que vous avez des questions à me poser ? Et j’ai pas mal de choses à vous apprendre. Pas tout malheureusement, car il y a des trous dans ma mémoire !
— Il paraît que vous l’avez perdue ?
— Pas complètement ! En revanche, je peux éclairer votre lanterne sur plus d’une interrogation !
— Allez-y, je vous écoute. Je sais qu’il vaut mieux vous laisser parler sans contrainte. Des questions pourraient couper le fil…
Comme elle savait le faire, elle répéta presque mot pour mot ce qu’elle venait de raconter.
Langlois l’écouta attentivement sans rien manifester. Ce fut seulement à l’endroit exact où elle avait arrêté son premier récit qu’il réagit :
— Mais, enfin, entre votre chute du toit et votre venue à l’Annonciade, vous n’avez aucun souvenir ?
— Vous en avez de bonnes, vous ! Si l’on vous frappait à l’endroit où vous avez déjà reçu un coup, j’aimerais savoir quelle serait votre réaction ? Regardez ! Une chance que ce ne soit pas fracturé !
D’un geste vif elle arracha le rectangle de toile gommée révélant l’hématome, d’un bleu virant au noirâtre violacé, qui s’épanouissait en dessous. Un résidu de sang séché y affleurait encore. Ce n’était pas beau à voir et Langlois, après avoir posé un doigt délicat dessus, s’excusa :
— Je suis désolé, soupira-t-il, mais on a tellement l’habitude de votre esprit – on pourrait le qualifier d’extralucide ! – que l’on oublie parfois que vous êtes de chair dotée de la même capacité de souffrance que le commun des mortels !
— Oh, je ne vous en veux pas ! Je suis déjà assez navrée de vous décevoir. C’est dur, vous savez, d’apprendre que, pendant des heures, des jours, on vous a manipulée sans pouvoir se défendre !
Elle semblait si triste tout à coup qu’Aldo vola à son secours :
— Dans ces cas-là, il est préférable de ne pas insister et même essayer de penser à autre chose. Cela peut revenir inopinément d’un seul tenant ou en petits morceaux !
— Oui, mais je pense qu’il faudra de nombreuses tentatives afin de percer le brouillard… et puis si on n’aboutit à rien, pourquoi pas l’hypnose ? hasarda Adalbert, l’air innocent.
Comme il centrait alors son attention sur le bout de ses doigts, il ne vit pas le coup d’œil furieux que Marie-Angéline lui lança mais qu’Aldo, lui, ne manqua pas :
— Pourquoi pas en effet ? Mais avant d’en venir à cette extrémité je privilégie les essais répétés. L’hypnose, je m’en méfie, cette thérapie peut donner de bons résultats ou déchaîner des catastrophes ! Et, dans son cas, avouez que ce serait dommage ?
— Très juste, approuva la marquise en souriant. Allez-y doucement ! Je ne veux pas que l’on me l’abîme, et vous conviendrez avec moi que, pour l’instant présent, détente et repos me semblent nécessaires ! C’est du moins l’avis du cher Professeur Dieulafoy !
Aldo sentit que l’atmosphère fraîchissait. Que Tante Amélie veuille protéger Plan-Crépin, il n’y avait rien là que de très naturel et Langlois le comprenait sûrement fort bien, mais il n’en avait pas moins un de ses hommes à venger et c’était celui qu’il préférait. Son visage s’assombrit devant l’espèce de plaidoyer de la vieille dame :
— Loin de moi la pensée d’user de violence envers qui que ce soit ! affirma-t-il. Surtout envers une personne qui, à plusieurs reprises, m’a apporté une aide aussi habile qu’efficace mais (et il prit un temps afin de donner leur poids aux paroles qu’il allait prononcer)... Mais j’ai à faire payer à un misérable la mort de Gilbert Sauvageol, sans compter celles de Mme de Granlieu et du domestique de sa belle-fille, et celui-là, tant que je ne le tiendrai pas, je ne cesserai de le poursuivre en employant tous les moyens que la loi met à ma disposition. Et rien ni personne ne m’arrêtera parce que j’ai désespérément besoin d’aide… Voulez-vous dire cela au Professeur Dieulafoy ?
Il se leva brusquement, s’inclina devant les deux femmes, salua les hommes d’un bref signe de tête et quitta le jardin d’hiver à pas rapides. Pétrifiés, ceux-ci laissèrent s’établir un silence qui devint vite insupportable et qu’Aldo brisa :
— Si nous perdons son amitié, nous nous préparons des jours difficiles ! Ne m’en veuillez pas, Tante Amélie, mais vous avez mis un peu trop d’enthousiasme à me suivre sur la voie que j’ai ouverte si imprudemment. On n’a aucune envie qu’il interroge Marie-Angéline et il l’a compris !
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