Naturellement, Adalbert vola au secours de son ami :

— Je ne crois pas que vous deviez y voir offense, au contraire  ! Kledermann, la courtoisie faite homme, ne se permettrait pas de vous inviter à dîner sur un simple coup de téléphone ! Pas plus qu’il en userait ainsi envers la comtesse Valérie, sa belle-mère ! Veuillez considérer la grande dame que vous êtes et…

— Ta ta ta ! Pourquoi pas un monument historique ! Et je grille de curiosité !… Elle aussi d’ailleurs ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil à Plan-Crépin, soudain épanouie.

— Adalbert a raison, relaya Aldo. Moritz, qu’en fait vous ne connaissez pas beaucoup, est en réalité un timide. Il n’en est pas moins sujet à des passions dévorantes. Je ne lui en ai connu que deux : celle éprouvée pour sa femme que sa fin tragique a changé en blessure, et sa collection ! Je suis persuadé que nous allons surtout parler affaires. Aussi, avec votre permission, continua-t-il avec un salut théâtral accompagné d’un sourire, allons-nous partager le pain et le sel avec lui, après quoi, on vous l’invite à déjeuner ou à dîner… et en attendant on vous racontera tout !

Il eut droit cette fois à un sourire radieux :

— Viens que je t’embrasse !… Je me demande décidément si tu ne me connais pas mieux que moi-même ? Peut-être un peu trop ! Il faudra que je me méfie !…

En arrivant au Ritz, Aldo se demanda en effet si son beau-père n’était pas aux prises avec la folie des grandeurs, lui qui, depuis la fin tragique de sa femme, donnait assez dans l’austérité. Au lieu d’attendre ses invités à l’un des deux bars, c’était dans le salon « Psyché » – pur Louis XV et parfait pour une douzaine de personnes ! – qu’il avait fait dresser le couvert sous le ravissant lustre à cristaux. Le feu flambait dans la cheminée de marbre surmontée d’un buste de la reine Marie-Antoinette auprès de laquelle il s’était assis. En outre, il accueillit ses hôtes avec un évident plaisir et une chaleur plus qu’inaccoutumée pour cet homme d’un abord plutôt réservé.

— Vous n’avez pas trouvé plus vaste ? ironisa Aldo dont le regard faisait le tour de la pièce qu’il connaissait depuis longtemps. Il y en a d’autres ici ?

— Je le sais aussi bien que vous, mais ce que j’ai à vous confier exige la discrétion. La distance qui sépare cette table des murs, des portes et des fenêtres peut décourager les curieux…

— Vous devriez pourtant savoir que le personnel de cette maison est au-dessus de tout soupçon ? émit Adalbert, amusé.

— … et vous auriez dû me laisser le temps de vous inviter chez Tante Amélie qui n’est pas loin de considérer comme une offense que vous ne soyez pas venu directement chez elle ! enchaîna Aldo.

— Je m’y rendrai avec bonheur dès demain, si elle a la bonté de m’accepter. Pour l’heure présente, je préfère que nous soyons seuls ! On ne parle pas affaires devant des dames ! Prenons d’abord un verre en préparant notre menu !

Celui-ci était d’ailleurs choisi. L’admirable – et incontournable ! – Olivier Dabescat, empereur incontesté des maîtres d’hôtel, en proposait un – rarement deux ! – à ses clients préférés. Cette fois, il annonça une mousseline de sole Empire, des « cassolettes de queues d’écrevisses » avec un Meursault Goutte d’Or 1915 puis des « Bécasses au fumet » accompagnées de « Pommes de terre arrosées d’un Grand Chambertin 1906 ». Ensuite, on verrait pour les desserts et selon l’appétit de ces messieurs ! Ayant dit, Olivier inclina sa longue et élégante silhouette et, avec un léger sourire sur son visage d’empereur romain, il disparut en spécifiant qu’il « gratterait à la porte avant chaque service ».

— Voilà qui est fait ! soupira Kledermann avec satisfaction, après avoir levé son verre de « Sherry Carta Oro Viejo » servi en apéritif. Sur ce, causons !

— Que vous arrive-t-il, Moritz ? demanda Aldo qui, en dehors de quelques mots échangés avec Olivier qu’il connaissait lui aussi, n’avait pas bronché durant le cérémonial… et qui n’aimait pas le porto. Vous nous traitez comme si nous étions… je ne sais quels émirs du golfe Persique où l’un de vos confrères collectionneurs qu’il s’agit d’amadouer avant de proposer une transaction ?

— N’êtes-vous plus collectionneur ? Et même doublement puisque vous êtes mon héritier !

— Pitié ! Ne revenons pas là-dessus ! Vous êtes en pleine forme et, à part Lisa, personne ne s’en réjouit davantage que moi ! Alors la raison… de ce faste ?

— J’y viens ! Il faut vous dire que, depuis votre visite éclair l’autre jour à votre retour de Grandson, je suis littéralement hanté par l’histoire des « Trois Frères » dont la famille – selon votre propre jugement – semble nettement plus nombreuse qu’au temps du Téméraire… Si je sais compter, au lieu de trois, ils devraient être six… ou plus ? Qui sait ? Or, j’ai beau tourner et retourner les pages de mes documents touchant le trésor du Téméraire ainsi que les chemins suivis par les joyaux, je ne trouve aucune allusion à ces rubis !

— J’aurais peine à vous répondre pour la bonne raison que j’ai fouillé dans ma mémoire, moi aussi, et que je ne trouve rien à ce sujet dans la liste des pierres récupérées par les Suisses…

— Quoi qu’il en soit, elles existent ! Vous en détenez une, une deuxième a été volée lors de l’assassinat de la vieille dame dans l’église, et la troisième – vous me l’avez dit vous-même ! – se serait reconverti dans le chocolat. Or, mon cher Aldo, j’ai pris la décision de me procurer ces trois-là aussi ! Et j’en viens à me demander s’ils ne seraient pas à Grandson. Finalement, rien ne prouve que le Téméraire ait trimballé sur les rudes chemins de la guerre la totalité de ses joyaux. Quel a été son parcours après cette bataille qui n’en était pas une ?

— Vous ne le connaissez pas ? Vous m’étonnez, fit Aldo qui n’aimait pas l’idée que beau-papa considérât comme acquise la pierre donnée à Grandson.

Il lui avait peut-être légué par testament sa fabuleuse collection, mais tant d’événements pouvaient se mettre en travers jusqu’à une issue fatale dont la pensée même lui faisait horreur.

— C’est une lacune, j’en conviens, répondit Moritz, mais j’avoue avoir compté sur vous qui ne laissez jamais un détail vous échapper quand il s’agit de joyaux plus ou moins royaux. Je me trompe ?

— Pas le moins du monde ! (Puis sortant de son portefeuille deux feuilles de papier qu’il déplia :) Ce matin, afin de rafraîchir mes connaissances, je suis allé prospecter à la Bibliothèque nationale où j’ai pu consulter certain ouvrage traitant des derniers mois de la vie du Téméraire. Je vais vous traduire mes notes, mon écriture laissant fortement à désirer :

— Assez de préambules ! grogna Adalbert. Lis-nous tes gribouillis !

— Bon, je traduis : le 2 mars 1476, quand son armée a pris la fuite devant les Suisses à Grandson, Charles s’est réfugié à Nozeroy pour y piquer une dépression nerveuse qui a beaucoup inquiété son entourage, mais il s’en est remis assez rapidement puisque, le 14, il plantait, au- dessus de Lausanne, son nouveau camp afin d’y réunir les forces dont il pouvait disposer. C’est là que dans les derniers jours du mois il a reçu la visite de la duchesse Yolande de Savoie, son alliée et son amie, qui, revenue sur ses prétentions, lui amenait des troupes fraîches pour lesquelles il lui aurait donné en gage « plusieurs pierres précieuses » – donc il n’avait pas tout perdu. Il y reçut aussi le protonotaire Hessler et le Légat du Pape Mgr Nanni avec lesquels il s’engagea à marier sa fille unique de dix-neuf ans, la charmante Marie, à Maximilien d’Autriche, le fils de l’empereur… En même temps il mena ses préparatifs tambour battant…

— Contre qui, les préparatifs ? demanda Adalbert.

— Les Cantons suisses, évidemment, et singulièrement Berne, qui était déjà en quelque sorte la capitale fédérale. Il n’en a pas encore fini avec l’amertume, l’humiliation même que lui a laissées Grandson et cette « armée de vilains » devant lesquels la sienne, si belle, a déguerpi et l’a obligé à en faire autant. Il a soif de vengeance…

— Il part quand de Lausanne ? s’enquit Kledermann qui s’était mis à prendre des notes. Je suppose qu’il a attendu le beau temps ?

— Exact ! L’armée est massée à Morrens au nord de Lausanne. Charles la rejoint le 2 mai, puis en prend le commandement le 4 juin, tandis que la duchesse Yolande va s’établir à Gex pour y attendre la suite des événements…

— Mais enfin, coupa Kledermann. Quels étaient leurs rapports ? Était-elle sa maîtresse ?

— Certainement pas ! Comme je l’ai raconté à Adalbert l’autre jour, le Téméraire n’a jamais eu de maîtresse et n’a aimé qu’une femme, la mère de Marie. Mais en ce qui concerne Yolande de Savoie, je crois qu’elle l’aimait… bien qu’elle soit la sœur de Louis XI qui, depuis son château de Plessis-lès-Tours, orchestrait le drame qui se jouait…. Cinq jours après son départ, l’armée arrive devant Morat, belle et forte cité au bord de son petit lac. Charles pourrait se contenter d’en faire une étape de son chemin vers Berne, mais, par crainte peut-être d’être pris à revers, il s’arrête le 11 juin, met le siège autour de la ville alors que les Cantons commencent seulement à se rassembler à Fribourg et à Berne. Pour prendre Morat, Charles va leur laisser largement le temps nécessaire pour former une coalition en s’alliant à l’Alsace et au jeune duc René de Lorraine qui rassemble des troupes à Strasbourg. Et ce qui devait arriver arriva : le 22 juin, on attaquait les Bourguignons devant Morat que ceux-ci n’avaient pas réussi à prendre… et ce fut à nouveau la déroute… le repliement sur la Comté-Franche.

— Encore à Nozeroy ? demanda Adalbert qui insensiblement se passionnait pour le récit.

— Non. À Salins. À peu près à mi-chemin entre Pontarlier et Dole sur la route de Dijon. À Salins, dont il espère tirer un bienfait pour son corps et ses nerfs épuisés grâce à ses eaux salées déjà connues au temps des Romains. C’est alors qu’il fait enlever la duchesse Yolande pour la conduire dans les environs… Pas pour y vivre avec elle des amours cachées ! Elle n’est désormais pour lui qu’un otage ! Il en profite pour lui reprendre les joyaux confiés quelques jours auparavant…

— Oh ! s’indigna le banquier. Le geste n’est pas élégant…

— Je vous l’accorde mais il n’en est plus à l’élégance ! À Salins, il attend son demi-frère, le Grand Bâtard de Bourgogne, un vrai héros et qui est aussi son très fidèle général. Antoine est en train de réunir tout ce qu’il trouve pouvant porter une arme et s’en servir. Il ramène aussi des canons. Les cloches de Bourgogne se sont tues dans le duché. À Salins, Charles réunit les États de Bourgogne cependant qu’à Gand, la plus forte cité de ses possessions du Nord, les députés non seulement ne se dérangent pas mais refusent toute aide à leur suzerain. Pour quoi faire ? Ils tiennent l’épouse – Marguerite d’York – et la fille de Charles ! La duchesse leur oppose d’ailleurs son mépris. Elle s’enferme avec Marie dans son palais de Ten Walle – à Gand même ! – qu’elle a vite fait de transformer en citadelle imprenable. Surtout pour les bourgeois !

— Doucement avec les bourgeois ! observa Kledermann, mi-figue mi-raisin.

— Vous, vous êtes un cas à part ! commenta Adalbert en levant son verre. Vous en remontreriez à des rois… sans compter que votre fille est princesse.

— Vil flatteur ! Il reste longtemps à Salins ?

— Presque tout le mois de juillet. L’armée en formation, elle, se regroupe autour du petit château de la Rivière dans les environs. Il ira s’y installer le 22, je crois. Mais il ne songe plus à attaquer les Suisses : le duc René de Lorraine s’affaire à récupérer son duché et bientôt Nancy, dont Charles voulait faire la capitale de son royaume… Pourtant celui-ci ne se laisse pas gagner par la hâte. Il a repris courage : d’autres troupes vont lui arriver : celles du condottiere napolitain Campobasso naguère encore à sa botte et qui ne revient que pour mieux le trahir. Celles, plus fiables, réunies aux Pays-Bas par Engelbert de Nassau et Philippe de Croÿ, et c’est seulement fin septembre qu’il quitte la Rivière pour aller secourir Nancy que tient pour lui Jean de Rubempré. Plus pour longtemps ! Quand, le 7 octobre, il arrive à Neufchâteau à quinze lieues de la ville, René II l’a reprise. Il ne reste plus à Charles qu’à y mettre le siège. La suite, je crois que vous la connaissez, conclut Aldo en repliant ses feuillets pour les remettre dans sa poche.

— Un instant ! pria le banquier aux prises avec ses notes. Il reste combien de temps devant Nancy ?

— Vous possédez les « Trois Frères » et vous ne le savez pas ? Il dresse son camp le 22 octobre. L’ultime bataille se livrera le dimanche 5 janvier – jour des Rois ! – et c’est le 7 que l’on retrouve, à demi pris dans les glaces de l’étang Saint-Jean, le corps nu du dernier des Grands-Ducs d’Occident, en partie dévoré par les loups et le crâne fendu d’un coup de hache. René II offrit à sa dépouille des funérailles dignes de ce qu’il avait été et un tombeau dans la Collégiale Saint-Georges.