— Il y est toujours ? demanda Adalbert.

— Non. À Bruges où l’a ramené sa fille qui d’ailleurs repose auprès de lui. Ce que l’on peut regretter. Sa place me semblait mieux indiquée à la Chartreuse de Champmol, aux portes de Dijon où sont réunis les ducs de Bourgogne… J’ai tout dit. À présent, j’aimerais avoir mon dessert !

— Si je vous ai compris, le pillage de Grandson n’a pas entièrement ruiné le Téméraire ? On avait pu lui en sauver à Morat… Et dites-moi : il s’était commandé un nouveau tref ?

— Il avait d’autres chats à fouetter. Il possédait aussi une maison de bois démontable, dont le contenu était toujours très enviable selon les chroniqueurs de l’époque. Des richesses, il en avait encore, même devant Nancy : ne fût-ce que ses armes et le lion d’or pur de son casque.

— Donc il aurait pu acheter les trois autres rubis qui nous occupent, frappé par leur ressemblance avec les siens et dans l’intention de les faire monter avec les premiers ou sur un support adapté ? Quant à moi, puisque je possède les « Trois Frères », il me paraît normal d’acquérir les trois autres. On ne sépare pas une famille…

— Vous n’oubliez qu’une chose : le fermail de perles et de rubis soutenant un diamant aussi extraordinaire par sa forme que par sa couleur constituait un véritable talisman et le duc ainsi que les siens le considéraient comme tel. Or le diamant a disparu depuis belle lurette et vous pourrez rajouter autant de rubis que vous voudrez, vous ne le reconstituerez pas. D’ailleurs, c’est à Grandson que le Téméraire a perdu sa chance ! Et on ne sait ce qu’est devenu le diamant !

— On s’en occupera plus tard !…

— Vous ne doutez de rien apparemment ?

— De rien quand il est question de joyaux, et vous devriez me connaître mieux !

— À propos ! Qui vous a vendu les « Trois Frères » ? Vous ne me l’avez jamais dit ?

— C’est mon père qui les a achetés en Angleterre. Ils avaient appartenu à Henri VIII où ils avaient brillé sur la gorge d’Anne Boleyn...

— Où ils ont été remplacés par des gouttes de sang !

— … puis aux descendants. J’avoue ne pas savoir au juste qui était le vendeur. Quoi qu’il en soit, je veux les six ! Aussi, étant donné que ma collection vous est destinée après ma mort, je pense que vous ne verrez aucun inconvénient à me vendre le vôtre !

Tout en allumant un cigare, Adalbert observait son ami dont le léger reniflement le fit sourire. Ce fut sans enthousiasme que d’ailleurs Aldo répondit :

— Nous verrons !… N’oublions pas qu’il y a les autres ? Pour convaincre l’assassin de Mme de Granlieu de vous le vendre, il faudrait d’abord l’arrêter ou, au moins l’approcher ? Je vous signale en passant – et quel que soit son parcours à travers les siècles – que le sang de cette malheureuse en fait un « bijou rouge » et, comme tel, ne saurait faire partie de quelque talisman que ce soit !

Kledermann contempla les cristaux scintillants du lustre, puis sourit :

— Réfléchissez deux minutes ! Ce n’est pas à vous que j’apprendrai que plus les bijoux sont anciens et plus ils ont été tachés de sang. Je suis payé pour le savoir1 . Cette maudite pierre nous avait ensorcelés tous les deux, Dianora et moi…

— Et pourtant, ce sont d’autres rubis que vous guignez encore ? Je vous signale que celui qui m’a été donné l’a été en – infime ! – compensation du préjudice de la mort d’un des miens, grièvement blessé, et que cependant les Autrichiens n’ont pas hésité à enchaîner au mur de l’Arsenal pour l’achever à coups de fusil ! Et pourtant vous le voulez ?

— Oui, parce qu’on en revient à la superstition et…

— Superstition ? Qui donc, il n’y a pas si longtemps, me suppliait de ne jamais toucher à la Chimère de César Borgia ?

— J’admets avoir cédé à une sorte de panique dont je ne connais pas l’origine…

— Allons donc, cher beau-père ! Superstitieux, nous le sommes plus ou moins, nous, les collectionneurs ! Mais oublions un instant mon rubis et celui de l’assassin. Il en existe un troisième.

Le sourire reparut sur le visage toujours un peu sévère du banquier :

— Celui de Mme Timmermans ? Mais, j’y songe, mon ami ! J’y songe ! J’ai même rendez-vous avec elle après-demain. Et vous aussi.

— Moi ? Qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?

Avant de répondre, Kledermann se donna le temps d’allumer un cigare à l’une des bougies qui ornaient la table. Puis il sourit aimablement :

— Je vais vous l’apprendre ! De toute façon je n’ai pas d’autre issue. Elle accepte de s’en séparer… à condition que vous soyez présent…

— Moi ? Mais… pourquoi ?

— Je l’ignore, mais laissez-moi terminer…

Il s’accorda une pause pour savourer une longue bouffée de son « puro » et s’offrit même le luxe d’un sourire pour ajouter :

— Elle veut qu’Adalbert vous accompagne !

Fauché en pleine béatitude, celui-ci sursauta, avala de travers son champagne, s’étrangla, vira au rouge puis au violet, toussa à s’arracher les amygdales tandis qu’Aldo lui tapait dans le dos et lui faisait boire de l’eau, puis recommençait plus délicatement jusqu’à ce qu’il revienne à une couleur normale. Enfin, comme les larmes dégoulinaient, il lui essuya les yeux avec une sollicitude fraternelle.

— Vrai, s’étonna Kledermann, je ne pensais pas provoquer ce cataclysme ? Vous avez quelque chose à reprocher à cette dame ?… Ou serait-ce elle qui aurait à se plaindre de vous ? Cela, je ne peux pas y croire ?

— Et vous aurez raison, déclara Aldo en regagnant son siège. Cette dame s’était prise pour lui d’une… disons, affection envahissante. Or non seulement il a quitté un rien précipitamment Biarritz où elle possède une villa, mais il ne lui a plus donné signe de vie. Et elle tenait essentiellement à le rejoindre en Égypte, quand il y retournerait fouiller !…

— … Je ne suis pas retourné longtemps en Égypte : j’écris un bouquin !…

Il toussa de nouveau pour chasser le dernier chat réfugié dans son gosier avant de préciser :

— Et je ne suis pas parti comme un voleur : je lui ai laissé une lettre que j’ai fait porter par un fleuriste, en alléguant un appel autoritaire du Louvre.

— Oh, je vous rassure elle y est allée aussi ! On l’a informée que vous étiez en Égypte. Cela s’est embrouillé dans sa tête, alors elle voudrait des éclaircissements. Ce n’est pas si terrible ? Et nous serons là !

— Je n’ai pas encore accepté ! bougonna Aldo. On a un autre point à éclaircir : sa fille doit-elle assister à l’entretien ?

Cette fois, Kledermann cessa de s’amuser :

— Pourquoi ? Vous avez eu une aventure avec elle aussi ?

Le « aussi » eut du mal à passer. L’œil d’Aldo devint dangereusement vert tandis qu’Adalbert retenait sa respiration.

— Ne croirait-on pas, lâcha sèchement Morosini, que je collectionne les maîtresses ? Je suis sans doute vénitien mais Casanova n’est pas inscrit au nombre de mes ancêtres ?

— Pardonnez-moi ! Ma langue a dépassé ma pensée…

—  Cette femme impossible, rencontrée dans le train Vienne-Bruxelles, m’a tendu un piège vraiment tordu quand nous cherchions les émeraudes de Montezuma… mais je vous le raconterai plus tard ! Une chose est certaine : si je n’ai rien contre sa mère qui m’a tiré de ce mauvais pas, je ne veux plus jamais la revoir ! Quant à Adalbert, vous feriez mieux de l’effacer du paysage ! Il pourrait être malade, non ?

— Elle rappliquera illico à mon chevet, relaya l’intéressé. Même si ledit chevet est au fin fond de la vallée du Nil ! Elle coiffera son casque colonial, prendra sa canne d’affût, sifflera Cléopâtre…

— Cléopâtre ?

— Sa chienne cocker, et sautera dans le premier avion. Pourquoi pas le vôtre, si vous avez l’imprudence de le mentionner. Pour l’amour du Ciel, oubliez-moi !

Kledermann avait écouté la plaidoirie en fronçant les sourcils et :

— Autrement dit, je ne peux emmener ni l’un ni l’autre ? Eh bien, merci. Je fais quoi maintenant ?

— C’est simple : allez-y seul ! Nous ne sommes pas disponibles. D’ailleurs quand elle vous aura vu, je pense qu’elle nous oubliera. Je ne pratique guère le compliment vis-à-vis d’un homme, mais je crois sincèrement qu’une fois en votre présence la reine du chocolat belge nous oubliera tous les deux ! Vous avez tout ce qu’il faut pour cela !

— Tout ce qu’il faut, hein ?

Il était à deux doigts de se mettre en colère, mais il les connaissait suffisamment pour savoir que, sous le ton de la plaisanterie, se cachait un refus sans appel.

— Bon ! conclut-il. Je vais essayer en solo et nous verrons bien ce qui en résultera !

— Merci, fit Aldo. Mais avez-vous vraiment besoin de ces rubis, vous qui possédez les vrais « Trois Frères » ?

— Je finis par en être moins sûr !… Et puis, c’est plus fort que moi, je ne peux pas résister à l’attrait de ceux-là. J’ai… j’ai l’impression qu’ils sont un… poil plus gros que les miens !

— Croyez-moi, bon sang ! J’ai pu les comparer à celui que j’ai rapporté puisque c’était devant vous et je suis formel : ils sont exactement semblables !

Vint un silence lourd d’incompréhension mutuelle. Enfin, Kledermann avança presque timi-dement :

— Une imperceptible différence dans la couleur ?… Non ?

Cette fois, Aldo ne put retenir un éclat de rire :

— Vous, les collectionneurs, vous êtes vraiment impossibles et…

— Vous le savez mieux que quiconque puisque vous en faites partie ! Alors, pas d’hypocrisie ! Et moi je reste sur mes positions : je veux les trois autres aussi ! Je suis persuadé qu’ils ont une histoire.

— Reste à savoir laquelle ! soupira Morosini, vaincu.

— On arrivera bien à la trouver, fit Adalbert, optimiste. Ce ne sera pas la première ! Et à présent si on allait se coucher ? Il est tard !

— Et surtout on a trop bu ! Quand pensez-vous vous rendre à Bruxelles, Moritz ?

— Mais… dès demain. Il faut battre le fer quand il est chaud !

Au moment où ils se disposaient à partir, Aldo engloba d’un geste circulaire le salon et la table si somptueusement servie :

— Pourquoi tout ce faste ? En dépit de vos somptueuses résidences, je vous ai connu des goûts plus modestes ? Sans oublier l’avion…

— Peut-être, avec l’âge, me suis-je pris de l’envie de vivre intensément. D’où mon regain de passion pour ma collection…

Il prit le temps d’allumer un nouveau cigare :

— Peut-être ai-je envie de voir grandir mes petits-enfants ? Peut-être enfin parce que j’ai reçu des menaces de mort !

— Encore ? Après ce que vous avez subi ?

— Justement à cause de cela ! Les projecteurs de l’actualité se sont braqués sur moi et ont, naturellement, éveillé des convoitises. Alors je me préserve ! Or, on n’est jamais mieux caché qu’en pleine lumière et, par exemple, mon pilote vient de la Police.

— Vous n’avez pas tort, approuva Adalbert. Et… vous avez une idée de la provenance de ces menaces ?

— Aucune ! Elles peuvent émaner de n’importe qui ! Et à ce propos, Aldo, n’ayez aucune crainte pour Lisa et les enfants. Eux aussi sont surveillés. Sans en avoir d’ailleurs le moindre soupçon. Je ne veux pas leur pourrir la vie… et à vous non plus ! Dormez tranquille ! En revenant de Bruxelles, je passerai rue Alfred-de-Vigny pour vous dire où nous en sommes !

Ils roulèrent d’abord en silence le long des rues du Paris nocturne mais pas encore endormi. C’était la sortie des théâtres qui se vidaient, relayés par les boîtes de nuit et leurs soupers au champagne. Il avait plu dans la soirée et l’asphalte, débarrassé aux trois quarts de la circulation, luisait sous les feux des réverbères… Dans la voiture, chacun d’eux resta dans ses pensées jusqu’à ce qu’Adalbert émette un soupir puis :

— Qu’est-ce que tu penses de tout ça ? Tu crois qu’on aurait mieux fait de l’accompagner demain ?

— Sincèrement, je n’en sais rien ! Que nous n’en ayons envie ni l’un ni l’autre, nous ne le nierons pas, mais on saura à quoi s’en tenir quand Kledermann rentrera. Ce qui m’inquiète d’avantage, ce sont les menaces qu’il a reçues. Qu’il ait les moyens d’y faire face, c’est possible mais pas certain… sauf en Suisse. Je crois qu’ici il devrait au moins en avertir Langlois ?

— J’y songeais, figure-toi ! Tout se tient certainement dans cette affaire qui a l’air de partir tous azimuts. À propos, si Dame Timmermans campe sur ses positions, qu’est-ce qu’on fait ?

— Tu as vraiment besoin de poser la question ? On y va et advienne que pourra !

— Que peut-elle vouloir, à ton avis ?