Il trouva son ami en négligé du matin – robe de chambre à carreaux et charentaises assorties ! –, prêt à s’installer devant une corbeille de « viennoiseries », du beurre, du miel, de la confiture d’oranges et un grand pot de chocolat qu’on l’invita aussitôt à partager :

— Toi, pour être aussi matinal, c’est que tu as quelque chose à me dire !

— Et surtout je ne voulais pas que Plan-Crépin me voie sortir. C’est d’elle dont je veux te parler… Mais d’abord, lis ça ! fit-il en lui tendant la mise au point de Tante Amélie.

Adalbert jeta un coup d’œil, puis reposa le billet sur la table pour se verser une généreuse ration de chocolat mousseux que son invité considéra avec un léger dégoût :

— Si ça ne te gêne pas, je vais demander du café à Théobald ! J’adore le chocolat, et en particulier celui-ci, mais pas si tôt le matin !

Il achevait tout juste sa phrase que Théobald posait devant lui le breuvage réclamé :

— Il ferait beau voir que j’oublie les goûts de Monsieur le prince ! déclara-t-il dignement avant de retourner dans sa cuisine.

— Alors ? reprit Aldo quand il eut disparu. Qu’en penses-tu ?

— Que c’est clair comme de l’eau de roche même si c’est bougrement embêtant : Plan-Crépin est amoureuse de ce type ! Ce qui ne va pas nous simplifier la vie…

— Comment l’entends-tu ?

— Si on sort vivants des griffes manucurées des femmes Timmermans j’aimerais assez retourner en Franche-Comté. Outre que je ne connais pas la région, on devrait y découvrir des choses passionnantes ?

— J’en pense autant mais on pourrait aussi se marcher sur les pieds avec la PJ ? Ou je le connais mal, ou Langlois ne connaîtra pas la paix tant qu’il n’aura pas coffré l’assassin… ou les assassins de Sauvageol. Ce sont sûrement les mêmes qui ont tué Mme de Granlieu et le maître d’hôtel de sa belle-fille !

— Rien de plus normal ! Si on sait s’y prendre, on pourrait peut-être cohabiter ! La difficulté – et j’en reviens à mon propos de tout à l’heure ! – ça va être Plan-Crépin. Si elle est vraiment éprise, il est à parier qu’elle pourrait nous mettre les bâtons dans les roues et au lieu de nous aider…

— Je refuse de croire qu’elle pourrait jouer contre nous ? Ça ferait une sacrée différence !

Afin de chasser l’impression pénible, il reprit une tasse de café et alluma une cigarette.



1 Voir, du même auteur, Le Rubis de Jeanne la Folle.

2 Voir, du même auteur, Le Boiteux de Varsovie, tome 1 : L’Etoile bleue.

7

Où l’on retrouve de vieilles connaissances…

Le coup de téléphone de Bruxelles vint aux environs de sept heures du soir. Ce fut Cyprien qui le reçut, Plan-Crépin n’ayant pas pu le prendre de vitesse. Aldo et Adalbert se précipitèrent dans le vestibule.

— Elles ne veulent rien entendre, dit Kledermann. Il faut que vous soyez là tous les deux !

— Mais enfin pourquoi ?

— Elles refusent d’expliquer. Alors, écoutez : l’avion vous attendra à dix heures au Bourget et nous nous retrouverons pour déjeuner au Métropole…

Aldo n’eut pas droit à la parole, Adalbert lui enlevait le combiné :

— Désolé, cher ami, mais moi je refuse avec la dernière énergie de vous rejoindre par la voie des airs. Ne cherchez pas : ce moyen de locomotion me rend malade…

— Malade ? Vous ? Allons donc ! Je peux vous certifier que vous ne le serez pas dans mon Potez ! Il est très stable !

— Je n’en doute pas mais au moindre trou d’air je rends mes tripes ! Et ne parlons pas de la descente !… J’atterris verdâtre…

Peu désireux de le laisser s’étendre sur ses malaises, Aldo reprit possession de l’appareil :

— C’est à quelle heure le rendez-vous ?

— Quatre heures mais…

— Il y a un train parfait à huit heures et on vous rejoindra à midi et demi au Métropole. Pas question d’affronter ces harpies avec un Vidal-Pellicorne flageolant ! C’est à prendre ou à laisser !

— Faites comme vous l’entendrez, mais soyez ponctuels ! Je vous attendrai à l’hôtel.

Et il raccrocha.

— Pas content  ! commenta Aldo. C’est vrai que tu ne supportes pas l’avion ?

— À être franc, je n’en sais rien. Je n’ai jamais employé ce mode de transport ! Je m’en méfie. D’instinct !

— Rétrograde ? Toi ?

— Je dirais plutôt Terrien convaincu  ! Dieu sait si j’aime les voyages et tu en sais quelque chose, mais un sleeping bien confortable ou un paquebot luxueux, voilà l’idéal ! Avec ces trucs volants on ne voit passer ni le temps ni le paysage ! Mais si toi, tu préfères…

— Oh, que nenni ! fit Aldo en riant. Je pense exactement comme toi : la voie des airs ne me tente pas ! J’ajoute que je ne comprends pas la subite passion de Moritz. Que son dernier voyage à Lugano en ambulance, plus ou moins cahoteux, l’ait dégoûté de la route, je n’en disconviens pas, mais quand on a sa fortune, ce ne sont certainement pas les ennemis qui lui manquent. Or ce doit être beaucoup plus facile de saboter un avion que de faire dérailler un train ou couler un paquebot. Et puis je suis comme toi, j’ai toujours adoré le balancement des boggies. Il a le don de me bercer et de me faire dormir comme un bébé !

En réalité, ni l’un ni l’autre ne se sentait la moindre envie de renouer avec la reine du chocolat belge et son impossible fille, même si Louise Timmermans n’avait rien à reprocher à Adalbert sinon d’avoir quitté Biarritz sans lui avoir fait ses adieux autrement que par un panier de fleurs, mais, pour Aldo la seule idée de revoir Agathe Waldhaus qu’il jugeait aussi dangereuse que le poison de Borgia lui donnait de l’urticaire. Aussi le voyage du lendemain s’effectua-t-il en silence, chacun d’eux restant enfermé dans ses pensées. Pourtant leur arrivée à l’hôtel Métropole rendit quelque attrait à une journée que tous deux redoutaient.

L’un comme l’autre avait ses habitudes dans ce palace aussi douillet qu’accueillant. Adalbert y descendait quand il lui arrivait de donner une conférence à Bruxelles. Aldo quand ses affaires l’y amenaient, la dernière fois se situant quand, à la recherche des émeraudes de Montezuma, il était venu interroger au château de Bouchut l’ombre insaisissable de feu l’impératrice Charlotte du Mexique.

Une « bonne nouvelle » les y attendait : un message de Kledermann qui s’excusait de ne pas déjeuner avec eux étant retenu « ailleurs », mais maintenait leur rendez-vous pour quatre heures chez Mme Timmermans.

— On va pouvoir apprécier paisiblement la cuisine de la maison, soupira Aldo en enfouissant le billet dans sa poche.

Le ton employé éveilla l’attention d’Adalbert :

— Dis-moi un peu : tu ne serais pas en train de prendre ton beau-père en grippe, par hasard ?

— Pas vraiment, mais j’avoue qu’en ce moment il m’agace ! D’abord il a changé et tu le sais…

— Ça peut s’expliquer : après avoir frôlé la mort de si près et à la suite de semaines plus que pénibles, qu’il éprouve le besoin de vivre intensément n’a rien d’extraordinaire…

— Je ne te contredirais pas s’il n’avait entrepris de régenter ma vie et celle des miens ! Il est saisi, à nouveau, par sa passion collectionneuse tel M. Le Trouadec par la débauche1 .

— Au lieu de chercher des circonlocutions savantes, tu ferais mieux de dire que, selon toi, il a pété un plomb. Or j’ai surtout l’impression que c’est toi, mon bon, qui a joué à l’apprenti sorcier en galopant le rejoindre à Zürich après ta visite à Grandson. Réfléchis deux minutes : il vivait tranquille…

— Tranquille en s’offrant un avion, une bagatelle !

— Caprice de milliardaire qui en a peut-être assez de rester assis sur son derrière devant son solennel bureau zurichois ! Quoi qu’il en soit, je reprends mon propos : l’un des éléments principaux de ses joyaux était les « Trois Frères » et voilà que tu lui tombes dessus sans préavis en semant dans son esprit un doute – insupportable pour un collectionneur et tu ne devrais pas t’en étonner – sur l’authenticité de ses pierres…

— Qu’aurais-tu fait à ma place ? Il fallait impérativement que je compare le rubis que je venais de recevoir.

— … or il est aussi authentique que les autres ! Une belle énigme pour l’expert que tu es, non ? Alors ne viens pas te plaindre que la mariée est trop belle et allons plutôt « casser la croûte » ! J’ai l’estomac dans les talons !

La croûte en question se présenta sous les auspices de Langoustines au basilic, de Bar poêlé à la crème de caviar et de Tournedos à la moelle arrosés d’un Meursault impeccable pour remonter le moral. En revanche on bouda les desserts en pensant à ce qui les attendait sûrement chez leur hôtesse et on les remplaça pas deux ou trois cafés accompagnés d’un bas armagnac sublime. Après quoi, ils montèrent se changer. Ils avaient en effet décidé de passer la nuit à l’hôtel pour faire, entre eux, le point de la situation telle qu’elle se présenterait…

— Je ne sais pas pourquoi, mais je n’augure rien de bon de cette… réunion ! fit Aldo dans le taxi qui les emmenait.

— Très mauvais cet état d’esprit ! On ne doit jamais partir vaincus d’avance. D’autant que ça peut être assez amusant.

Le « palais » de la reine du chocolat s’élevait majestueusement à Uccle, la banlieue chic de Bruxelles. C’était, bâti au milieu d’un magnifique jardin admirablement entretenu et pourvu d’une vaste serre, une sorte de château. L’architecture mariait la Renaissance au Modern Style avec une audace qui faisait honneur au maître d’œuvre : il avait réalisé un décor harmonieux. Le tout animé par une domesticité en livrée vert foncé qui n’aurait pas déparé une résidence royale.

— Dire que tu aurais pu régner là-dessus ! commenta Aldo, sa bonne humeur revenue comme par enchantement. C’est à peine moins vaste que Laeken2 et tu aurais pu y loger le Département des antiquités égyptiennes au complet sans la moindre difficulté.

Pour seule réponse, Adalbert se borna à hausser les épaules. Après avoir gravi, derrière le maître d’hôtel, l’imposant degré menant aux terrasses, on les conduisit dans un salon bleu, où tout, absolument tout était meublé en Louis XVI parfaitement d’origine. Comme il faisait un peu frais pour la saison, un beau feu brûlait dans la cheminée de marbre afin de renforcer l’action du chauffage central et, naturellement, ici et là étaient placés une abondance d’iris bleus dans de hauts vases de Chine, créant ainsi une ambiance des plus agréables.

Quatre personnes occupaient ce salon quand on annonça les deux hommes : Louise Timmermans et sa fille Agathe, exactement semblables au souvenir qu’en gardaient les arrivants, Moritz Kledermann et un autre homme qui, selon Aldo, devait être le futur mari de la sémillante Agathe sur le point de divorcer du baron viennois Waldhaus à leur dernière rencontre. Mais déjà la maîtresse de maison les accueillait, prenant même la peine de se lever pour venir jusqu’à eux, un sourire aux lèvres :

— Quel plaisir de vous recevoir ici, Messieurs ! Quand nous nous sommes quittés à Biarritz – un peu vite, il faut bien l’admettre ! – j’ai longtemps espéré votre visite ! La vôtre surtout, Adalbert ! La distance depuis Paris n’est pas si longue !

— Celle depuis Venise l’est davantage, répondit Aldo en s’inclinant sur une main où brillait seul un magnifique saphir birman entouré de diamants du même bleu que la robe de crêpe romain simple mais admirablement coupée.

Deux autres aux oreilles soulignant la masse argentée des cheveux. Rien aux poignets à l’exception d’une montre discrète d’émail bleu sertie des mêmes pierres.

— Et mon beau-père a dû vous dire que je ne dispose de guère de loisirs pour la vie mondaine. Bonjour, Moritz, ajouta-t-il, et il n’eut qu’à peine le temps d’hésiter devant le deuxième homme qui s’était levé et que Mme Timmermans se hâtait de présenter :

— Le baron Karl-August von Hagenthal…

— Mon fiancé ! lança Agathe, comme s’il s’agissait d’une déclaration de guerre.

Ce qui obligea Aldo à se tourner vers elle après avoir plus ou moins serré la main qu’on lui tendait, remettant à plus tard la surprise qu’il éprouvait.

— Plus de baron Waldhaus ? Vous avez réussi à vous en délivrer ?

— Pas sans mal, mais j’y suis parvenue. Quant à vous, vous avez disparu sans même un adieu…

— Pensiez-vous vraiment que je vous en devais un ? Et aujourd’hui je ne peux qu’être heureux de vous retrouver tellement semblable au souvenir que je gardais de vous…

— Ne pourrions-nous partager ensemble ce souvenir ? proposa le fiancé s’adressant à la jeune femme, ce qui permit à Aldo de l’examiner.