— Vis-à-vis de la Police peut-être, dit Mme de Sommières, mais si par hasard ils arrivaient à mettre la main sur le voleur…

— Ou la voleuse ? fit Plan-Crépin. Cette manie d’accuser toujours un homme lorsqu’il y a délit ? Nous nous débrouillions parfaitement avec…

— Mais je n’en doute pas un seul instant, ma chère amie, concéda Langlois mi-sérieux mi-amusé. Souffrez à présent que je me retire ! Il faut que je rentre au Quai sans traîner ! ajouta-t-il avec un mouvement du menton en direction du téléphone. Je vous souhaite une bonne nuit !

— Ça, c’est une autre histoire ! marmotta Marie-Angéline.

Cependant, à Bruxelles, l’hôtel Timmermans avait retrouvé son calme. Agathe et son « fiancé » étaient allés dîner dans un restaurant réputé pour sa cuisine et son atmosphère aussi sereine que luxueuse. Moritz Kledermann, frustré et d’autant plus furieux de la tournure prise par les événements, boudait visiblement ses « associés » et leur avait annoncé qu’il voulait passer la soirée avec un « vieil ami ».

— Curieux, chuchota Aldo tandis que son beau-père échangeait les politesses de la porte avec leur hôtesse. Le nombre de vieux copains que l’on se découvre, fût-ce au cœur de la Mongolie extérieure, quand on veut se débarrasser de quelqu’un ? Même le plus casanier des ours réussit cette espèce de miracle…

— Moi, j’aime mieux ça ! Comme toi, je le trouve plutôt bizarre depuis que tu lui as montré ce fichu rubis…

— On examinera la question plus tard ! C’est notre tour de prendre congé…

Mme Timmermans revenait vers eux. Ils se levèrent mais elle les arrêta :

— Restez, je vous en prie ! Il faut que je vous parle.

Elle ne souriait plus et Aldo s’en inquiéta :

— À votre service, Louise ! Je comprends que ce vol audacieux vous tourmente…

— Absolument pas. Si ma chance ne m’avait pas permis de vous garder ce soir, j’avais l’intention de vous rejoindre aussi discrètement que possible au Métropole ! Mais, reprenez place, s’il vous plaît. Voulez-vous dîner avec moi ?

— Ce serait avec plaisir, répondit Aldo, mais après le choc que vous venez de recevoir…

— Il ne m’a pas surprise. Quant à vous, le fait que j’insiste pour que vous soyez présents en même temps que M. Kledermann ne vous a pas étonnés ?

— Un peu, si ! fit Adalbert.

— Cela tient à l’amitié sincère que j’éprouve pour vous, mon ami… et le prince Morosini aura l’obligeance de m’excuser de m’être servie de sa réputation comme de sa personne pour arbitrer en quelque sorte ce qui n’était jamais qu’une tractation commerciale  ?

— Vous êtes tout excusée ! Sans votre aimable invitation, j’aurais fait des pieds et des mains pour assister à la rencontre. Je vous remercie donc du fond du cœur ! Mais si vous souhaitez que je me retire pour vous laisser seuls tous les deux ?

— Oh, non. Au contraire, à présent que s’est produit ce que je redoutais plus ou moins.

— Vous redoutiez ce vol ?

— Oui et non ! Qu’il ait eu lieu prouve seulement que le mal a déjà produit son effet ! Que pensez-vous du baron von Hagenthal ?

Aldo sourit :

— Vieux nom, vieille aristocratie autrichienne, parfaite éducation s’ajoutant à une allure indéniable et à un charme que je ne saurais définir évidemment, mais sans doute efficace ! Et toi, Adalbert, qu’est-ce que tu en penses ?

— Que tu as certainement raison, pourtant, en ce qui me concerne, il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que le poing me démange. L’animal a pleine conscience de ses atouts – mais envers qui n’appartient pas à la noblesse, je trouve sa politesse un peu juste ! Cela posé, Louise, c’est votre avis qui m’intéresse et le charme en question n’a pas l’air d’agir sur vous ?

— C’est peu de le dire ! Depuis qu’elle l’a rencontré à Spa, Agathe est subjuguée…

— C’était avant ou après son divorce ? Car je suppose que le baron Waldhaus que j’ai eu l’honneur de connaître a disparu de son paysage comme du vôtre ?

— Pas vraiment !

— Comment cela ?

— Je veux dire que, si en effet Agathe est officiellement séparée de lui, il ne s’y résout pas. Vous connaissez sa jalousie, prince ?

— Difficile à oublier ! sourit Aldo ! Je suppose, quoi qu’il en soit, que M. von Hagenthal est capable de protéger sa fiancée ? Le plus sage d’ailleurs serait que le mariage ait lieu rapidement. Waldhaus finira bien par se calmer et une fois remariée…

— Il est tout à fait capable de vouloir en faire une veuve ! Mais ce n’est pas pour vous raconter cela que je vous ai priés de rester. À vous avouer la vérité je serais même assez satisfaite si Waldhaus réussissait à effacer Hagenthal du nombre des vivants.

— J’avoue avoir quelque peine à vous suivre, dit Adalbert.

— Vous allez comprendre  : Waldhaus est colérique, violent, ce que vous voudrez, mais il aime Agathe sincèrement.

— Drôle d’amour ! Je me souviens du traitement qu’il lui a appliqué à Biarritz.

— Il n’a cessé de s’en repentir ! Le jour du divorce, il lui a demandé pardon à genoux mais elle n’a fait qu’en rire. Elle était déjà la maîtresse de Karl-August et ne jurait plus que par lui.

— Un moment ! coupa Adalbert. Quand elle s’est séparée de son mari, n’était-elle pas la tendre amie d’un banquier belge qui, afin de pouvoir la rencontrer de temps en temps, avait acheté l’une des belles propriétés de la Hohe Warte à Vienne !

— Oui, mais elle achevait sa convalescence à Spa quand elle a rencontré l’Autrichien et elle n’a plus vu que par lui ! Je sais que cela peut paraître bizarre, mais ma fille est comme cela. Hagenthal vous a d’ailleurs rendu un signalé service en effectuant son entrée en scène…

— À moi ?

— Le beau titre de princesse la séduisait fort. Que vous soyez marié, père de famille lui importait peu ! Encore une fois, Hagenthal est apparu et tout a été changé. Je ne sais de quel philtre d’amour il a usé bien que je lui reconnaisse une séduction certaine, elle est à lui corps et âme ! ajouta-t-elle avec dans la voix un sanglot qu’elle étouffa sous une toux sèche.

— Comment pouvez-vous le savoir ? demanda Adalbert avec une douceur à laquelle Louise répondit par un sourire triste :

— Les femmes – les mères en particulier ! – le savent et, moi, je connais ma fille. C’est pourquoi je vais laisser la Police poursuivre son enquête en évitant le plus possible de m’en mêler !

— Vous ne tenez pas à ce magnifique rubis ? s’étonna Morosini. Je sais que vous n’avez pas le droit de le porter. Ce qui est curieux d’ailleurs : léguer une pierre de cette valeur à une jolie femme en lui défendant de s’en parer, cela n’a aucun sens…

— Et c’est vous, un collectionneur, qui dites cela ? Votre femme se pare-t-elle de vos trésors ?

Aldo se mit à rire de bon cœur :

— Oh, que non ! Uniquement de ses propres joyaux. Elle nous considère, son père et moi, comme de doux dingues, même si elle s’intéresse passionnément à l’Histoire !

— Moi aussi, mais si je me refuse à aider la Police, c’est pour la meilleure des raisons. Quand j’ai demandé à Agathe d’aller chercher la pierre dans ma chambre, elle a, en revenant avec l’écrin, joué son rôle avec un art consommé… étant donné qu’il était dans le décolleté de sa robe…

— C’est elle qui l’a volé ? s’exclamèrent les deux hommes d’une même voix.

— Mais, évidemment voyons ! Et pour le donner à son amant qui était, je dois vous le confier, opposé à la vente. Il savait que, M. Kledermann étant dans les parages, le rubis partirait pour Zürich… et que ce serait beaucoup plus hasardeux de se le procurer. Elle a agi… dans l’urgence, voilà ! Ne vous ai-je pas dit qu’elle était folle de lui ? Quant à vous, Messieurs, je vous remercie, d’avoir eu la patience de m’écouter et surtout de taire ce triste secret ! Voyez-vous, Adalbert, je me suis aperçue au fil des jours que votre amitié m’était plus précieuse que je ne le pensais… qu’elle me manquait, et, quand M. Kledermann m’a écrit pour me proposer d’acheter ce rubis à prix d’or, j’ai accepté afin de pouvoir réclamer votre présence à travers celle du prince Morosini ! Puisque je vous savais inséparables…

— Et vous avez eu pleinement raison ! approuva-t-il en essayant de repousser la conscience d’un vague remords. N’hésitez pas à m’appeler quand vous avez besoin d’une aide… ou d’un conseil  !

— Je suis, moi aussi, à votre service ! assura spontanément Aldo.

Il devinait une douleur sous l’aspect élégant et généralement désinvolte de cette femme refusant de livrer sa fille à la Police…

À cet instant, des grattements se firent entendre à l’une des portes du salon et un cocker caramel accourut de toute la vitesse de ses pattes, s’arrêta, renifla et fila droit sur Adalbert qui caressa la tête soyeuse :

— Tiens, mais voilà Cléopâtre ? On dirait que tu te souviens de moi ?

— Elle n’oublie pas mes vrais amis. En revanche, elle se tient prudemment à distance de Hagenthal. Peut-être parce qu’il ne s’y intéresse pas ? Il n’aime pas les animaux…

— Pas non plus les chevaux ? interrogea Aldo, traversé soudain par une idée.

— Oh, certainement pas ! Il y a quelques années, invité à une chasse à courre je ne sais plus où, sa monture s’est débarrassée de lui sans même lui laisser le temps de se mettre en selle ! Alors, vraiment vous ne voulez pas partager mon dîner ?

— Non sans regrets, croyez-le, nous avons promis à ce charmant inspecteur que nous serions au Métropole et il vaut mieux s’en tenir là.

Dans le taxi qui les ramenait à leur hôtel, Adalbert, émit soudain :

— Pourquoi as-tu demandé si Hagenthal aimait les chevaux ? Ça a une importance ?

— Peut-être ! Souviens-toi, quand nous sommes allés à Grandson, le vieux Georg nous a dit que son nouveau maître n’aimait que la maison et ses chevaux ?

— Et alors ? Il nous a dit aussi qu’il était le fils du cousin qui avait pu se considérer comme l’héritier jusqu’à l’ouverture du testament. Ce n’est pas parce qu’ils s’appellent tous les deux Hagenthal qu’ils ont fatalement les mêmes goûts ? Je me demande même s’ils se ressemblent physiquement. Ce que nous ignorons ! Et si tu m’écoutais au lieu de bayer aux corneilles ?

— Mais je t’écoute ! Tellement, même, que l’envie me prend d’aller faire un tour en Suisse pour voir ce qu’il en est !



1 Pièce de théâtre de Jules Romains alors en vogue.

2 Le palais royal de Bruxelles.

3 Puissants banquiers d’Augsbourg, l’équivalent allemand des Médicis à cette époque.

8

Le dîner chez la marquise

Siégeant en majesté sur son fauteuil de rotin blanc au jardin d’hiver, Mme de Sommières écoutait avec résignation la philippique à laquelle se livrait Eulalie, son cordon-bleu maison. Le sujet en était l’incertitude où l’on vivait rue Alfred-de-Vigny : le chapeau sur la tête, elle était en tenue de sortie, sans oublier les gants de filoselle noire, et un vaste panier reposait par terre à ses pieds :

— Les primeurs font leur apparition sur le marché et, comme toutes les primeurs, elles sont fragiles. Je sais combien Madame la marquise et Mademoiselle Marie-Angéline les aiment, mais comment puis-je acheter la quantité dont j’aurai besoin si je ne sais pas combien de bouches j’aurai à nourrir entre le marché d’aujourd’hui et celui de vendredi ? Nos Messieurs doivent rentrer de Belgique dans la journée, mais est-ce ce matin ou ce soir ? D’autre part – et en principe ! – M. Kledermann devrait les accompagner – mais on n’en est pas sûrs. Alors ?

— Je vous comprends, Eulalie, soupira Mme de Sommières, qui maniait toujours sa cuisinière avec la plus grande considération eu égard à son immense talent, mais que puis-je dire qui vous satisfasse ? Nous ne savons pas encore quand reviennent nos Messieurs. Quant à M. Kledermann, il serait en train de devenir tout à fait imprévisible ! Le mieux serait d’oublier les primeurs jusqu’à leur retour. Votre répertoire ne doit pas manquer de chefs-d’œuvre ne nécessitant pas les primeurs ?

— Et si vous en manquez lorsqu’ils arriveront, relaya Plan-Crépin, il vous restera la ressource d’expédier Lucien et la voiture chez Hédiard avec une liste détaillée. Chez eux, on trouve à longueur d’année les primeurs du monde entier !

— Mademoiselle Marie-Angéline parle d’or, mais elle pourrait avoir raison ! De toute façon, pour midi, rien de particulier ? Comme nous avons en ce moment les marées de syzygie…

Les deux femmes la regardèrent avec stupeur :

— D’où sortez-vous ce mot-là ? fit la marquise. Vous connaissez, Plan-Crépin ?