Depuis ce temps, vieux de vingt ans, il lui avait rendu son inimitié en la traitant de « vieux chameau » quand il parlait d’elle. Ce qui lui arrivait rarement, puisqu’il habitait une belle vieille maison à Chinon où, au surplus de ses travaux, il déployait une activité aussi occulte que bizarre à la tête d’une société secrète mais rigoureusement sans danger tournée vers le druidisme. Lesdits travaux l’y prédisposaient puisqu’au Collège de France il s’était spécialisé dans le Haut Moyen Âge, remontant même jusqu’aux Celtes. Évidemment, c’était plutôt éloigné de l’époque Louis XI-le Téméraire, mais il avait de telles connaissances à côté de cette période, qu’il pouvait se révéler utile.
C’est au cours de leurs recherches à Chinon que, l’an passé1 , Aldo et Adalbert l’avaient rencontré et reconnu puisque, s’il était cousin du premier, il avait été jadis professeur du second lorsqu’il préparait son baccalauréat au lycée Janson-de-Sailly… Les retrouvailles avaient été aussi enthousiastes que touchantes…
Quand elle revint du salut de Saint-Augustin, Marie-Angéline accueillit l’arrivée du Professeur avec plus que de la satisfaction : une espèce d’allégresse qui surprit la marquise :
— C’est nouveau, cette sympathie ? Il n’y a pas si longtemps, vous le traitiez de « vieux fou » !
— Oh, ça, c’était avant qu’il ne se mette à notre service comme il l’a fait à Lugano ! J’ai appris à l’apprécier. Mr Wishbone est avec lui ?
— Mr Wishbone a le feu chez lui et, au Texas, ce n’est pas une mince affaire ! Quant à Hubert, il est venu pour assister à je ne sais quelle manifestation au Collège de France et s’occuper un peu de ses propres affaires…
— Ils ne se sont pas brouillés au moins ?
— Pas que je sache ! Quand il en aura fini avec son pétrole incandescent, le cher homme viendra sans doute faire une cure de champignons dans la fraîcheur de la forêt de Chinon… et je vous rappelle qu’Hubert s’est spécialisé dans le Haut Moyen Âge ! Non dans la Pré-Renaissance…
— C’est un puits de science, cet homme-là ! Souvenons-nous du cours magistral qu’il nous a délivré sur des « empereurs gaulois » dont nous ignorions l’existence, sans oublier ses notions sur les Borgia. Alors, sur un personnage aussi haut en couleur que le Téméraire, je jurerais qu’il en sait plus que nous tous réunis… et je ne suis pas loin de penser que son apparition pourrait être la réponse de saint Christophe à mes prières !
Elle aussi ! Et, en effet, quand Marie-Angéline, dès l’omelette aux truffes et aux cardons avalée, mit le sujet sur le tapis, elle obtint en réponse :
— Le Téméraire ? Difficile d’y couper à celui-là, quand on s’intéresse à la réunification de la France par ce fabuleux politique que fut Louis XI, l’un des plus grands de nos rois… si ce n’est même le plus grand !
— Louis XI, le plus grand ?… Cette taupe perfide passée maîtresse en chausse-trappes, cette araignée…
— Il faudrait dépoussiérer vos connaissances en zoologie, ma petite. C’est toujours la même chose avec les femmes quand il s’agit de cette époque : elles ne s’intéressent qu’au gros bourdon doré sur tranches qu’était le duc de Bourgogne qui, courant après une couronne royale, a mis la moitié de l’Europe à feu et à sang avant de s’en aller trépasser dans une mare gelée devant Nancy ! Il faut avouer qu’il était spectaculaire, celui-là ! Les Mille et Une Nuits à lui tout seul !
— Vous n’exagérez pas un peu, Professeur ? Il y avait dans le prince…
— … de l’orgueil, encore de l’orgueil et toujours de l’orgueil ! Mais s’il y a des gens qui peuvent lui brûler des cierges, ce sont bien les Suisses dont il a brillamment débuté la solide fortune avec le pillage de l’invraisemblable, du fabuleux trésor qu’il traînait derrière lui ! Comme si cela avait du bon sens de balader ses richesses sur tous les chemins d’Allemagne, de Suisse et de France, et j’en passe ! Tout ce qu’il faut pour épater le bourgeois, quoi !
— Oh… s’indigna Plan-Crépin, le souffle coupé.
Ce dont Mme de Sommières profita pour s’inviter dans le débat. Posant une main, à droite, sur celle du cousin et l’autre sur les doigts de sa lectrice, elle intima :
— Cela suffit, vous deux ! Nous ne sommes pas ici pour réécrire l’Histoire en distribuant des satisfecit ou des blâmes, mais pour essayer de voir clair dans une sombre et sanglante affaire qui a déjà fait deux morts. Alors on se calme !
Ayant ainsi obtenu un silence plus ou moins vexé, elle fit un exposé net et concis de la situation qu’elle acheva par :
— Je n’ignore pas que vos travaux ne vous ont jamais mené sur la seconde moitié du XVe siècle ni que Chinon soit à plusieurs centaines de kilomètres de la Franche-Comté, mais nous osions espérer…
— Vous ne pouviez pas en parler tout de suite ? Comme vous venez de le dire, je ne suis pas spécialiste de l’époque… bien que je ne sois pas ignare en la matière, fit-il avec un rien d’autosatisfaction. Mais j’ai l’homme qu’il vous faut !… Et en prime il est comtois !
— Magnifique ! exulta Plan-Crépin. Et on le trouve où ?
— À Paris, demain, pour la séance au Collège, mais la plupart du temps chez lui, près de… je ne sais plus si c’est Besançon, Pontarlier ou Nozeroy d’où il ne sort pratiquement jamais. Ce qui ne signifie pas qu’il s’enferme chez lui. Au contraire, quand il n’est pas dans son cabinet de travail, il est dehors, la canne à pêche à la main ou le fusil sous le bras selon la saison, mais toujours avec son chien sur les talons.
— Et naturellement c’est un vieux garçon ?… Enfin, un célibataire endurci, comme vous et…
— Maîtrisez votre imagination galopante, Plan-Crépin, coupa Mme de Sommières. Vous savez pertinemment qu’il n’en est rien pour le Professeur et vous risquez de déterrer la hache de guerre !
— C’est vrai ! Je… je voulais dire comme moi mais et…
— Laissez tomber, jeune fille, sinon on n’en sortira jamais ! La hache de guerre est bien où elle est. Revenons-en à l’ami Lothaire…
— Beau nom, apprécia la marquise. Et devenu rare…
— Comme le bonhomme, cousine ! Lothaire Vaudrey-Chaumard est une véritable force de la nature qu’il vaut mieux éviter de contrarier, mais ses talents d’historien sont aux dimensions du personnage et je ne crains pas d’affirmer que personne au monde n’en sait autant que lui sur les Grands-Ducs d’Occident en général et les derniers en particulier, un peu comme moi dans ma partie, ajouta-t-il sans modestie excessive.
— Formidable ! applaudit Mme de Sommières. Vous devez être très liés ?
— Oh, que non ! on aurait plutôt tendance à se détester. Il me prend pour un fou et je n’ai jamais caché que je le tiens pour un mauvais coucheur mais…
Il prit un temps d’arrêt pour se donner le plaisir de considérer les mines soudain déçues de ses hôtesses !
— … mais quand il s’agit de nos travaux respectifs, nous devenons comme des frères, prêts, mutuellement, à rompre des lances pour faire respecter le point de vue de l’autre ! Cela dit, ajouta-t-il avec un sourire épanoui, si vous pouvez me supporter trois ou quatre jours, je me fais fort de vous l’inviter à dîner ?
Un peu désorientée, Mme de Sommières émit :
— Mais… bien sûr ! Quand vous voudrez ! Tous les jours même, si cela lui chante…
— Ne déraillons pas ! Et sachez où vous mettez les pieds ! Votre nom l’impressionnera peut-être, car il sait son monde, mais ce sont surtout les talents de votre Eulalie qui l’appâteront. Il est incapable de résister à un repas de choix ! Votre cuisinière additionnée au Téméraire seront des arguments majeurs. Mais il me faut une invitation écrite ?
— Qu’à cela ne tienne ! Vous allez l’avoir…
Le dîner achevé et l’invitation rédigée, on convoqua Eulalie pour la mettre au courant de la situation. Sans oublier de la féliciter pour le repas que l’on venait d’absorber. Elle se montra ravie et, bien entendu, n’émit aucune protestation puisqu’il s’agissait de mettre son talent au service d’une grande cause.
— Avez-vous déjà une idée de ce que vous pourriez nous concocter ? demanda sa patronne, mais ce fut Plan-Crépin qui répondit :
— Moi, je vote pour le merveilleux vol-au-vent aux ris de veau et aux truffes ! Je n’ai jamais rien mangé de meilleur !
Mais s’attira un sec :
— Mademoiselle Marie-Angéline devrait savoir que, pour un menu raffiné, je ne me décide qu’après avoir été aux Halles, l’un des secrets de la réussite d’un festin réussi réside dans l’extrême fraîcheur des produits qui le composent et…
— Faites à votre convenance, Eulalie ! se hâta d’apaiser Mme de Sommières qu’une conférence sur l’art culinaire ne tentait pas. Vous savez que vous avez toute notre confiance !
— Je remercie Madame la marquise… mais nous serons combien ?
— Euh… nous trois plus notre invité ! Le calcul n’est pas difficile.
— Certes, certes, mais chez Madame la marquise les choses les plus simples se révèlent les plus compliquées ! Et c’est à moi de me débrouiller pour la satisfaire !
Sur ces fortes paroles, Eulalie sortit, drapée dans sa dignité.
— Qu’est-ce qu’elle veut dire par là ? s’étonna le Professeur.
— Qu’elle fera son dîner pour sept ou huit ! expliqua tranquillement Mme de Sommières. Ce matin-là sera l’un de ceux où le Simplon arrive en gare de Lyon.
— Cela signifie que le cousin Aldo et mon élève préféré pourraient débarquer ?
— Comme ils préviennent rarement, c’est tout à fait possible ! Depuis qu’ils sont partis on n’a pas de nouvelles…
— Vaut mieux pas ! lâcha le Professeur après avoir reniflé deux ou trois fois. Vaudrey-Chaumard déteste le monde en général et en particulier les mini-conférences que l’on essaie de lui soutirer. En outre, mon cher cousin fait commerce de joyaux qui pour la plupart sont liés à l’Histoire et…
— Pas de souci, Monsieur le Professeur ! proclama Plan-Crépin. On les enverra passer la soirée chez Adalbert ! Ils comprendront parfaitement !
— Dans ces conditions !…
Le jour qui se leva au matin de ce 15 avril n’avait rien d’engageant. Une petite pluie fine noyait la région parisienne et la température était à l’unisson. Assise dans son lit, Mme de Sommières attendait à la fois son petit déjeuner et Plan-Crépin qui prenait le sien sur une table non loin d’elle afin de partager les potins du quartier-Potins dont la vieille fille récoltait toujours un plein panier grâce au service de renseignements qu’elle avait su se créer à la messe de six heures. Or il était près de huit heures et Marie-Angéline n’était pas encore rentrée.
Agacée, la marquise venait d’ordonner qu’on lui apporte son plateau quand la sonnerie du portail et des bruits de portières claquées l’attirèrent dans la galerie desservant les chambres, à une fenêtre donnant sur la cour, pour constater que son instinct ne la trompait pas : Aldo et Adalbert revenaient de Venise. Comme à chaque retour, elle éprouva une grande joie – même si cela devait contrarier l’invité du soir – et regagna son lit juste à temps pour voir Louise, sa femme de chambre, avec son plateau :
— Ces Messieurs arrivent ! fit celle-ci avec un sourire radieux.
— J’ai vu ! Faites-leur monter ce qu’il faut ici ! J’ai trop hâte de leur parler ! Au fait, et Mademoiselle Marie-Angéline ?
— Toujours pas rentrée ! Je me permets d’avouer à Madame la marquise que ça m’inquiète ! Cela me rappelle trop cet horrible jour…
— Essayez de n’y pas penser, ma bonne Louise ! Envoyez-moi les garçons !
— Ce ne sera pas la peine : ils sont dans l’escalier !
La vieille dame se sentit tout de suite mieux, cultivant obstinément l’impression qu’il ne pouvait rien lui advenir de pénible quand ils étaient présents. Mais elle n’eut même pas le temps de leur confier son inquiétude, à peine celui de les embrasser : Plan-Crépin surgissait sur leurs talons et obtint aussitôt la vedette en annonçant :
— Mme de Granlieu est morte cette nuit !
— Vous voulez parler de celle de l’avenue Vélasquez ? demanda Adalbert.
— À part celle que l’on a tuée sous mes yeux, je n’en vois pas d’autre !
— Mais morte de quoi ?
— On l’ignore ! Je ne pouvais quand même pas attendre l’arrivée du médecin mais il paraît…
— Comment ça attendre l’arrivée du médecin ? explosa Mme de Sommières. Ne me racontez pas que vous êtes allée avenue Vélasquez au lieu de rentrer directement ?
— Ben… si ! Il faut que nous comprenions ! Quand à la sortie de la messe nous avons vu accourir une jeune femme de chambre dans tous ses états, nous avons essayé de la réconforter, Eugénie et moi, mais elle voulait un prêtre et personne d’autre. Alors nous l’avons confiée à l’abbé Aubron. Il a promis de la ramener et nous sommes parties…
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