Le vieillard eut un petit rire sec, fort déplaisant :

— Ah, c’est qu’il y a du nouveau dans la famille et tu ne peux refuser l’hospitalité à mon futur gendre.

Et de ricaner, ce qui contrastait curieusement avec la mine gênée de la jeune fille. Le troisième personnage, lui, souriait, comme s’il n’était pas concerné et se contentait d’écouter Regille qui continuait  :

— C’était l’occasion rêvée de le présenter à une société dans laquelle il va désormais tenir sa belle place, car il est à présent le propriétaire du château de Granlieu qu’il vient de racheter à la succession de cette pauvre comtesse  !

— Quelle ânerie ! Le château ne peut appartenir qu’à la petit Gwendoline et je te rappelle qu’elle est mineure…

— Sans doute, mais tu oublies le conseil de famille qui s’occupe de ses intérêts. Il s’est réuni et a vendu le château…

— … ancestral ! Ceux qui reposent dans la crypte avec ? On n’aime pas beaucoup ce genre de magouilles chez nous ! Passe pour l’hôtel de l’avenue Vélasquez qui était d’acquisition récente.

— Le conseil l’a vendu, en effet ! conclut von Hagenthal, éclatant de satisfaction. Cependant on a gardé presque tous les meubles pour les transporter ici. Le château est un peu rustique pour mon goût et principalement pour celui de ma future épouse. Au jour de notre mariage qui aura lieu en septembre, je serai donc des vôtres à part entière et j’espère que nous entretiendrons les meilleures relations, car nous comptons recevoir beaucoup ! N’est-ce pas, Marie ?

La jeune fille lui sourit d’un air béat qui la raya d’autorité de la compassion des « Parisiens ». C’était une sotte, rien de plus ! Cependant Vaudrey-Chaumard ne désarmait pas :

— Vous n’auriez pas apporté les faire-part ? fit-il, goguenard. C’était l’endroit idéal pour les distribuer en faisant l’économie de la poste ? Quoi qu’il en soit, je vous prie toujours de quitter cette maison. Tous les trois, puisque vous ne faites plus qu’un ! Désolé, Regille, mais il fallait réfléchir avant de nous imposer cet individu ! Chez moi, il est interdit de séjour !

Puis retournant vers ses invités :

— Je vous présente à tous mes excuses pour ce qui n’est qu’un déplaisant intermède ! Musique ! Je vous accompagne, vous autres, fit-il en poussant les indésirables vers le vestibule.

La valse reprenait et les danseurs s’élançaient à nouveau. Aldo alors rejoignit Adalbert :

— On ne peut pas laisser ignorer un tel scandale ! dit-il. Cet homme est le pire des truands et s’apprête à être bigame…

— On y va !

— Qu’allez-vous faire ? demanda Mme de Sommières, alarmée.

— Essayer de sauver cette pauvre fille d’un sort funeste, même si elle n’a pas inventé l’eau tiède ! Elle doit avoir dix-sept ou dix-huit ans à tout casser et mérite mieux que ce Don Juan défraîchi !

Ils allèrent participer à la discussion – qui se poursuivait dans le vestibule sur un ton nettement plus agressif de la part des expulsés, alors qu’au contraire la colère de Lothaire se calmait, laissant place à une froideur polaire.

— Accordez-nous un mot, Professeur ! dit Aldo.

— Mais je vous en prie !

— Un simple détail, mais qui pourrait être révélateur pour M. de Regille et une charmante jeune fille qui n’aura sûrement aucune peine à trouver un mari plus conforme à…

La désinvolture de von Hagenthal vola en éclats sous une soudaine poussée de colère :

— Et si vous vous mêliez de ce qui vous regarde ? gronda-t-il, les poings serrés.

— Oh, ne vous affolez pas ! Il ne s’agit que d’une mise au point. Monsieur von Hagenthal, vous n’avez pas oublié, j’espère, que voici environ trois semaines nous prenions le thé à Bruxelles, chez Mme Timmermans en compagnie de sa fille Agathe et du… « fiancé » de celle-ci ? Autrement dit, vous-même ?

L’homme haussa des épaules dédaigneuses :

— Des fiançailles, cela se rompt ! Surtout quand elles n’existent que dans l’imagination d’une demi-folle ! Cette chère Agathe a horreur du vide et comme elle n’est divorcée que depuis… peu, elle s’est montrée ravie que je lui marque une certaine attention.

— Elle est très jolie et fort riche, ce qui laisse supposer qu’elle ne doit pas manquer de prétendants…

— Il n’y a qu’un malheur, c’est que son ex-époux le baron Waldhaus, bien que divorcé, menace de mort quiconque oserait prendre une place qu’il considère comme la sienne. Je l’ignorais alors, mais j’avoue volontiers que j’aime trop la vie pour l’aventurer sur ce genre de terrain. Et puis j’ai rencontré Marie et plus rien n’a compté que son sourire ! ajouta-t-il en baisant la main de sa fiancée qu’ornait un joli mais banal saphir entouré de petits diamants…

Lothaire prit Aldo par le bras :

— Merci d’avoir voulu m’aider, cher ami, mais il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre ni pire idiot que celui qui a décidé une fois pour toutes de ne rien comprendre. Laissons-les partir et allons boire un verre à la santé de… la vérité ? Dehors, vous autres ! Désolé, Regille !

Tandis que l’indésirable trio disparaissait, on rouvrit les portes un instant refermées et une bouffée de musique envahit le vestibule. Or, en rejoignant Tante Amélie, ils la trouvèrent seule :

— Où est Marie-Angéline ? demanda Aldo. Elle danse, j’imagine ?…

Il imaginait mal : la voix indignée et la personne en question émergèrent de derrière le haut fauteuil et attaquèrent aussitôt :

— Vous n’êtes pas un peu fou de vouloir torpiller ce mariage ? Il faut décidément que vous vous mêliez toujours de ce qui ne vous regarde pas ? À moins que vous n’ayez eu le coup de foudre pour cette jeune bécasse rose ?

— Moi ? Où allez-vous chercher ça ?

— Oh, il suffit de vous connaître ! Votre « grand amour » pour Lisa ne vous a jamais empêché de vous offrir quelques extras et…

— On se tient tranquille, Angelina ! coupa Adalbert qui s’interposait avec un large sourire. Ou plutôt on vient danser avec moi ! Je ne sais pas si vous le savez, mais je suis le roi du tango ! À nous deux et belle comme vous êtes, on va faire un malheur ! poursuivit-il en l’entraînant presque de force…

Ils disparurent au milieu des autres couples et Aldo approcha un tabouret on ne peut plus Louis XIII près du fauteuil de Tante Amélie :

— Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

— Allons ! Réfléchis ? Ne nous a-t-on pas dit il n’y a pas si longtemps que la haine entre les Hagenthal père et fils venait de leur rivalité pour la main de Mlle de Regille ? Or la demoiselle a choisi Karl-August – peut-être à cause du château de Granlieu –, et toi, chevaleresque à souhait, tu arrives avec tes gros sabots et tes bons sentiments pour bousiller une si « heureuse union », selon l’expression de jadis ? La voilà libre pour Hugo !... qui va sans doute faire son apparition d’une minute à l’autre !… Eh bien, où vas-tu ? s’étonna-t-elle en le voyant se relever :

— À la cuisine, demander une tasse de tilleul que je vais avaler avec la moitié d’un tube d’aspirine après quoi je file me coucher ! Bonne nuit, Tante Amélie.

— Tu ne peux pas faire ça, voyons !

— Pourquoi pas ! Je suis un vieil homme fatigué…

— Ta ta ta ta ta ! Tu iras te coucher quand tu auras invité la Sous-Préfète. Elle a beaucoup apprécié votre première exhibition ! m’a confié cette excellente Mme Verdeaux ! D’ailleurs rien ne prouve qu’Hugo viendra !… Surtout s’il a entendu ce qui doit être le dernier potin ! S’il ne vient pas, on va voir Plan-Crépin s’éteindre petit à petit comme une lampe romaine en manque d’huile ! Alors avant, accompagne-moi à l’un de ces buffets grignoter un en-cas ! Sinon c’est moi qui vais manquer d’huile !

Ils y furent rejoints par leur hôte qui commença par avaler sans respirer deux verres d’un excellent château chalon qui eût demandé plus de respect, puis profitant d’une pause de l’orchestre et s’adossant à l’une des compositions florales décorant ledit buffet, il réclama un instant de silence, et d’une voix de stentor :

— Mes chers amis, je vous présente mes excuses pour l’incident dont vous venez d’être témoins et qui contrevient aux lois d’hospitalité de cette maison, mais comme dans toutes les familles, il existe dans la nôtre des zones d’ombre remontant parfois à fort longtemps. C’est le cas ici… et je vous demande de l’oublier au nom de l’amitié qui nous unit tous. Encore pardon et merci ! Et nous allons boire ensemble à la santé de cette vieille demeure qui est si heureuse de vous accueillir ce soir.

Après un tonnerre d’acclamations, le champagne coula à flots et le bal repartit de plus belle. La gaieté parut même monter de quelques crans, sauf pour Plan-Crépin : voyant passer le temps sans amener celui qu’elle attendait, elle laissait la déception s’inscrire sur son visage. En dépit des efforts réitérés d’Adalbert et d’Aldo, elle ne remonta à la surface que quand Mlle Clothilde vint s’asseoir auprès de Mme de Sommières en s’éventant avec l’un des cartons d’invitation qui traînait sur un siège… Elle soupira :

— En fait de cadeau d’anniversaire, j’aurais préféré une autre surprise ! Cet individu implanté à Granlieu va nous gâcher la vie et, en ce qui me concerne, je ne vais plus dormir tranquille !

— Il est dangereux à ce point ?

— Plus encore peut-être ! Au temps, récent pourtant, où il venait en simple invité de cette pauvre Isoline – je sais qu’elle n’est plus de ce monde et que l’on doit aux défunts prières et respect ! –, il se comportait en maître plus qu’en invité, alors qu’est-ce que cela va donner maintenant ?

— Comment s’entendait-il avec la vieille comtesse dont chacun dans la région semble s’accorder sur les qualités de cœur ?

— Tous ici nous en sommes d’accord. Pour elle, l’hôte était sacré, mais, à part ses serviteurs, il n’y avait plus d’homme susceptible de faire le ménage et de renvoyer von Hagenthal dans son Autriche natale, cette malheureuse sotte d’Isoline en était folle !

— Et… il venait souvent ?

— Heureusement, non ! Uniquement avec celle qu’on ne peut qu’appeler sa maîtresse. Ils préféraient Paris et trouvaient commode de laisser Gwendoline à sa grand-mère. Que d’ailleurs l’enfant adorait et je n’ai pas compris pourquoi, en plein hiver, sa gouvernante l’a embarquée pour le nord de l’Angleterre où elle avait un problème de famille, alors qu’il eût été plus naturel de la laisser à Granlieu chez sa grand-mère qui la couvait littéralement !

— Mais qui est venue se faire assassiner à Paris peu de temps après ! Cela donne à penser qu’on le veuille ou non, soupira la marquise.

— Certes, mais que dire sans preuves ? Dieu sait que la Police a bien fait son travail mais comment accuser Hagenthal sans s’appuyer sur quoi que ce soit de tangible ?… au même moment plusieurs personnes dignes de foi l’ont rencontré à Vienne.

— Et il n’allait jamais à Grandson voir ce cousin qui était aussi le parrain de son fils ?

— Qu’aurait-il pu y faire ? Je n’ai pas connu le vieux gentilhomme, mais Lothaire, si ! Il vivait, paraît-il, dans un autre temps, et je pense qu’Hugo n’a pas seulement hérité de son prénom et de sa maison ! Votre neveu a dû vous l’apprendre puisqu’il l’a vu mourir ?

— Oui et il en a été profondément marqué. Cet homme hanté par le crime et qui, avant de rendre le dernier soupir, s’efforce de payer le prix du sang versé selon ses moyens !… Son filleul habite-t-il la maison de Grandson ?

— Assez fréquemment, je crois, mais Lothaire doit en savoir plus que moi. C’est affaire d’hommes, que voulez-vous !…

— Je laisserai Aldo lui en parler. Vous avez raison. Ces messieurs en général n’aiment pas que les femmes se mêlent de leurs affaires… soupira-t-elle, confite à souhait, mais cette gentille Clothilde, pour qui elle se prenait d’affection, n’avait pas besoin de savoir qu’elle faisait partie intégrante de ce que Lisa appelait « le gang » de son époux.

Cela viendrait plus tard. Sûrement même car, sensible à l’atmosphère d’une maison, elle se trouvait bien dans celle-ci grâce à cette petite Clothilde qui s’entendait à merveille à corriger les aspérités du caractère fraternel, et il fallait avouer que, sans elle, le séjour au manoir eût été peut-être de ceux que l’on fuit. Or, grâce à elle il n’en était rien !

Le tango, que les danseurs avaient bissé, s’achevait. Adalbert ramenait Marie-Angéline un brin décoiffée et qui semblait cette fois d’une humeur de dogue :

— Allons, bon ! Qu’est-ce qui ne va pas encore ? Vous n’aimez pas le tango, Marie-Angéline ?

Occupée à remettre en place des épingles à cheveux soudain éprises de liberté, celle-ci jeta à son cavalier un regard indigné :