— On désirait partir demain ou après-demain, mais nos hôtes mettent une telle insistance à vouloir nous retenir que c’est un peu délicat !…
— Vous-même Morosini, que désirez-vous ?
— Revoir, dans l’ordre, le parc Monceau et Venise… quoique je ne sois pas certain que ma famille soit du même avis… Vous permettez ?
— Il prit dans sa poche la lettre de Lisa, la décacheta d’un doigt rapide, la parcourut puis se mit à rire en la remettant dans sa poche.
— C’est si drôle que ça ? maugréa Adalbert.
— C’est surtout inattendu ! Mme Timmermans semble avoir conquis toute la tribu là-bas ! À commencer par mon beau-père. Ils viennent de partir pour Bruxelles – toujours ce sacré avion ! – car naturellement elle se tourmente pour sa fille dont l’état ne s’améliore pas, même si la conscience lui est revenue…
— Si ce n’est pas une amélioration, que faut-il à Lisa ?
— C’est pourtant elle qui a raison. Agathe a pu décrire son accident mais c’est l’état général qui ne s’améliore pas. Elle ressemblerait à une de ces lampes à huile dont on ne renouvelle pas le liquide… elle s’éteint peu à peu…
— Parle-t-elle de von Hagenthal ? interrogea Langlois.
— Elle ne l’a mentionné qu’une seule et unique fois… pour le décharger de toute accusation. Il aurait été à Vienne à l’heure de l’accident et elle s’en tient là ! Elle ne veut même plus voir la Police. Elle demande qu’on la laisse mourir en paix…
— Incroyable ! s’écria Adalbert. Et lui, elle n’a pas envie de le revoir ?
— Surtout pas ! Quand on lui a posé la question, elle a réclamé un miroir… et elle a refusé formellement de le recevoir !
— Elle est si amochée ?
— Non, d’après sa mère, via Lisa ! Rien d’irréparable ! Même sans aller requérir les bons soins du cher Professeur Zehnder, dans sa tête de malade, elle refuse de se montrer à lui « défigurée ». Elle refuse sa pitié !
Le célèbre sang-froid de Langlois n’y résista pas. Il se leva et se mit à aller et venir à travers la pièce :
— C’est à devenir fou ! Mais qu’a-t-il donc de si extraordinaire cet homme qui n’est plus de première jeunesse ? Il a…
— Ne cherchez pas ! coupa Adalbert : ça s’appelle le charme ! Si vous consultez l’histoire des grands séducteurs, vous constaterez qu’ils n’étaient pas les plus beaux ! Don Juan, Casanova étaient assez séduisants sans doute, mais rien de fracassant ! Et pourtant ! Quels tableaux de chasse à leur actif ! Je ne parle même pas de Lauzun qui était petit et laid ! Quant au maréchal de Richelieu, il a épousé à quatre-vingts ans une donzelle qui n’en avait pas dix-huit et c’est lui qui l’a trompée ! Alors on peut ergoter à perte de vue, il n’en est pas moins vrai que cette très jolie femme un peu farfelue soit victime du même phénomène : elle l’aime trop pour accepter d’affronter son regard sans être en possession de toutes ses armes !
— Et le rubis, là-dedans ?
— Lisa n’en dit rien ! Je ne suis pas certain qu’elle n’en arrive pas à prendre en grippe ce qui s’appelle joyaux, bijoux, pierres précieuses, etc. C’est à Kledermann qu’il faut s’adresser ! Il en est plus mordu que jamais !
Langlois mit fin à sa déambulation devant Aldo :
— Si vous lui posiez la question, Morosini ? Vous êtes très proches l’un de l’autre !
— … sauf quand il est question de joaillerie ! Et c’est moi qui ai le troisième rubis. Il va me faire chanter !
— Et ça vous ennuierait vraiment ?
— Bof ! Au point où nous en sommes, si cela doit vous permettre d’en finir avec les exploits du personnage…
— Merci ! Un mot encore ? Selon les critères de Vidal-Pellicorne, le fils Hagenthal possède-t-il les mêmes arguments que son père ?
— Non. Il est plus jeune, évidemment, plus beau sans nul doute, et en outre il y a cette ressemblance hallucinante avec le Téméraire. Pour une âme romantique il a cent fois plus d’attraits que le responsable de ses jours Mais existe-t-il encore beaucoup d’âmes romantiques ?
Les yeux gris du policier se plantèrent droit dans ceux d’Aldo qui ne se détournèrent pas quand il insista :
— Au moins… une peut-être ?
— Peut-être…
— Alors ramenez vos dames à Paris le plus tôt que vous pourrez ! Il est temps de quitter le rêve pour revenir à la réalité…
— Devez-vous vraiment partir ? se désola Mlle Clothilde. Moi qui m’étais tellement réjouie de vous faire découvrir notre beau pays ! Vous n’en n’avez pas vu le quart de la moitié ! Et le prince Morosini et mon frère n’avaient-ils pas projeté certaine exploration de grottes je ne sais où ?
— Ils n’y ont pas renoncé et ce n’est que partie remise, répondit Tante Amélie en glissant son bras sous celui de l’aimable femme. Mais il faut à tout prix que nous rentrions à Paris et qu’Aldo puisse au moins aller faire un tour à Venise où on le réclame à cor et à cri. Mais nous reviendrons, je vous le promets ! On n’oublie pas une hospitalité telle que la vôtre !
— C’est vrai ?
Elle semblait prête à pleurer et la vieille dame se pencha pour l’embrasser :
— Il se pourrait même que vous nous trouviez envahissants !
— Oh, ça jamais !
— Ne vous aventurez pas trop ! On voit que vous ne connaissez pas la redoutable petite famille d’Aldo ! Ses trois gamins sont adorables, mais parfois éprouvants ! Enfin, il y a Lisa, sa femme, qui aimerait vous connaître !
— Oui ? Comment est-elle ?
— Très belle, très maternelle… et parfois un brin trop suissesse ! Mais cela fait partie de son charme. Vous voyez que ce n’est pas un adieu ? Ce n’est qu’un « au revoir », comme chantent les Américains.
— Il n’empêche que la maison va me paraître vide !…
Ce n’était pas là eau bénite de Cour. Mlle Clothilde semblait s’être attachée sincèrement à ses visiteurs inattendus. Si Mme de Sommières l’impressionnait bien un peu, Plan-Crépin et ses multiples talents s’étaient attiré son amitié. Avec cette drôle de fille, on ne voyait pas passer le temps ! Quant au tandem Aldo-Adalbert, elle n’aurait su dire auquel allait sa préférence. Et, au fond, Hubert était le seul à ne pas lui inspirer de regrets. Il avait une façon de ricaner en exhibant ses dents chevalines qu’elle jugeait malsaine. Surtout quand elle s’était avisée, par un splendide crépuscule, de le suivre au fond du parc jusqu’à une éminence dominant le lac au sommet de laquelle il s’était campé pour lancer aux quatre coins de l’horizon une espèce de cri de guerre. Quelque chose comme « Ho huc ! » qui lui avait glacé le sang. Elle s’en était ouverte à Adalbert qu’elle jugeait le plus accessible de la famille… et il avait éclaté de rire :
— Ne me dites pas que votre frère ne vous a jamais parlé des études étendues que notre joyeux Professeur a consacrées aux Celtes ? Il est même devenu plus ou moins druide à Chinon.
— Hein ? Druide ?
— Eh oui ! Il en a survécu davantage que l’on ne pourrait le croire ! Quant à Hubert, il ne peut voir un monticule planté d’arbres, colline, montagne ou Dieu sait quoi sans l’escalader à dates fixes pour lancer, au coucher du soleil, leur vieil appel à se rejoindre.
— Partout où il va ?
— Je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas essayé, une nuit de pleine lune, sur la butte Montmartre. Ça n’a pas marché parce que, m’a-t-il confié, le Sacré-Cœur est trop encombrant ! Cela dit, il n’est pas dangereux !
— Il me semble pourtant avoir entendu évoquer des sacrifices humains à propos de ces illuminés ?
— Surtout ôtez-vous ça de l’idée ! Mon cher vieux Professeur est incapable d’égorger même un poulet ! Il y en a dans sa propriété, mais sa cuisinière prétend que, lorsqu’elle veut en mettre un à la broche, il l’envoie acheter un gallinacé inconnu chez le volailler sous le prétexte qu’il a horreur de manger des gens qu’il connaît ! Alors vous voyez !
N’importe, c’était Hubert qu’elle regretterait le moins !
Vint le jour du départ que l’on fit suffisamment bruyant pour que nul n’en ignore. À la grande satisfaction des inspecteurs Durtal et Lecoq laissés « sous couverture » par Langlois. Et aussi de ceux-ci qui avaient tendance à trouver un peu trop spectaculaires ceux que Lisa appelait « le gang ».
Jamais voyage ne fut plus silencieux en dépit des efforts d’Adalbert pour recréer l’habituelle atmosphère familiale. En dépit de ses tentatives, il était évident que Plan-Crépin refoulait ses larmes et que cette attitude si nouvelle de sa part entretenait chez Mme de Sommières une nervosité latente.
Pendant le déjeuner, elle demanda à Aldo s’il comptait rester quelque temps à Paris. Ce qu’elle espérait de tout son cœur, la pensée d’un long tête-à-tête avec une Marie-Angéline éplorée ne lui souriant guère, même si elle la comprenait.
— Quelques jours, oui. Guy m’a dit au téléphone avoir envoyé deux catalogues de ventes imminentes à Drouot. Ensuite j’appellerai Moritz pour qu’il ait la bonté de rapatrier ma tribu sur son char volant. Louise Timmermans vient, paraît-il, de repartir pour Bruxelles s’occuper de sa fille.
— Elle va mieux ?
— Personne n’en sait rien. Pas même les médecins, mais Agathe n’en demeure pas moins sa fille. Et je pense qu’elle va faire l’impossible pour la tirer de ce mauvais pas.
— C’est on ne peut plus normal ! commenta Adalbert. Quel gâchis en attendant ! J’irai à Uccle un de ces jours. Louise s’était montrée une si bonne amie, au moment de l’affaire de Biarritz, et je ne lui ai plus donné de nouvelles ! J’ai un peu honte !
— Sois gentil de faire attention où tu mettras les pieds ! N’oublie pas que la douce Agathe a malgré tout essayé de te faire enlever ! J’ai envie de t’accompagner avant de rentrer chez moi !
Marie-Angéline, elle, gardait le silence et il n’y avait pas lieu de s’en étonner, cependant tous éprouvaient la même impression d’inachevé, presque d’avoir perdu son temps ! L’au revoir des Vaudrey-Chaumard renforçait cette impression. Les yeux de Mlle Clothilde étaient mouillés quand elle avait embrassé ses nouvelles amies. Quant à son frère, il avait lâché un soupir à déraciner un arbre en baisant la main de Tante Amélie. Enfin, pour ce qui était d’Hubert, il avait pris un train, la veille, « pour ne pas encombrer », visiblement d’une humeur de dogue. Les échos des forêts comtoises n’avaient sans doute pas répondu de façon satisfaisante à ses appels !
Dès leur retour, les habitantes de la rue Alfred- de-Vigny et associés se réintroduisirent dans leurs habitudes comme on rentre dans ses pantoufles le soir venu – l’impression de soulagement en moins.
Plan-Crépin se retrouva à la messe de six heures à Saint-Augustin à l’intense satisfaction, vite déçue d’ailleurs, de ses informatrices habituelles. Afin d’éviter trop de questions, elle se déclara patraque. C’était une bonne idée car l’avis unanime fut qu’elle n’avait vraiment pas bonne mine, ce qui était surprenant après un séjour dans une région particulièrement salubre.
À la maison, le rite du champagne de cinq heures reprit ses droits imprescriptibles… Pourtant, Mme de Sommières n’y retrouva pas le plaisir d’antan. Ce qui n’échappa pas au tandem Aldo-Adalbert :
— Vous n’aimez plus le champagne ou est-ce que la dernière livraison n’était pas à la hauteur ?
Profitant de ce que Marie-Angéline était partie en direction de la cuisine, elle reposa sa flûte avec un haussement d’épaules découragé :
— Essayez donc de faire la fête en compagnie de la Madone des Sept Douleurs et revenez me dire ce que vous en pensez !
— Bah ! Ça lui passera ! compatit Adalbert. Elle est solide, et, en outre, elle possède un esprit trop brillant et trop curieux pour qu’il en soit autrement !
— Cela n’en prend guère le chemin. Hormis la nuit, elle est plus souvent à Saint-Augustin qu’avec moi ! Vêpres, salut, complies, tout y passe ! D’ici qu’elle veuille entrer au couvent, il n’y a pas loin !
— Et si toutes les deux vous reveniez avec moi à Venise ? proposa Aldo. Je vous jure qu’on lui trouvera de quoi s’occuper l’esprit !
— Tu rentres quand ?
— Dans trois jours ! La dernière vente est pour demain. Alors faites vos bagages et venez revoir notre lagune !… Toi aussi, Adalbert, si rien ne te retient à Paris ? D’autant qu’il y a deux ou trois points que l’on pourrait essayer d’éclaircir. On ne se débarrasse pas facilement du Téméraire une fois que l’on a mis le nez dans ses affaires.
— Après tout, pourquoi pas ?
Ce soir-là, Tante Amélie trouva meilleur goût à son champagne… mais le lendemain matin…
Aldo, qui avait prévu d’être à Drouot dès l’ouverture des portes pour voir les bijoux exposés avant la vente de l’après-midi, prenait son petit déjeuner seul dans la salle à manger, un œil sur Le Figaro que l’on venait de livrer, quand Cyprien arriva aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes. Il tenait d’une main tremblante une lettre qu’il mit sous le nez d’Aldo :
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