Kledermann en convint finalement et accepta le présent avec une joie d’enfant, ce en quoi il ressemblait à nombre de collectionneurs sur la planète.
— Nous allons fêter cela ! fit-il joyeusement. Quel champagne préférez-vous ?
— N’importe lequel ! Chez vous, il n’y a pas de place pour la médiocrité ! Mais, si vous le permettez, je voudrais téléphoner à Lisa !
— Pour avoir son avis sur le champagne ?
— Non, mais, quand je suis parti, elle a voulu savoir où j’allais et je lui ai répondu que je n’avais pas le droit de le lui dire. Alors elle a ajouté : « Si par hasard tu allais à Zürich, préviens-moi ! Je viendrais te rejoindre ! »
Et il fila vers le téléphone pour demander Venise. On lui annonça une attente d’un quart d’heure, ce qui était inespéré, surtout en hiver.
— Elle est capable de prendre le train de nuit ! annonça le banquier qui connaissait bien sa fille.
— Je l’espère un peu !
La compagnie des téléphones suisses ayant fait son travail avec une remarquable exactitude, quinze minutes plus tard Aldo obtenait Venise… mais pas Lisa. Il écoutait si attentivement que Kledermann s’apprêtait à s’enquérir de quoi il retournait, quand il entendit son gendre déclarer :
— J’y vais ! avant de raccrocher si visiblement soucieux qu’il s’inquiéta :
— Que se passe-t-il, Aldo ? Il lui est arrivé quelque chose ?
— À elle, non, grâce à Dieu. Elle n’est pas à la maison parce qu’elle vient de partir pour Paris.
— Pour Paris ? Il ne peut s’agir que de Mme de Sommières pour qu’elle ne vous ait pas attendu ?
— Si on veut ! Tante Amélie est dans le trente-sixième dessous et Lisa, paraît-il, furieuse, s’est embarquée pour voler à son secours en disant que je n’étais jamais là quand on avait besoin de moi !
Kledermann se mit à rire :
— Depuis le temps que vous êtes mariés, vous ne la connaissez pas encore ?
Aldo, lui, n’avait pas envie de s’amuser :
— Oh si !… Quoi qu’il en soit, voici le problème : Marie-Angéline du Plan-Crépin a disparu depuis hier matin après la messe de six heures à Saint-Augustin : elle a été témoin d’un meurtre commis dans un confessionnal !… Je me demande si je n’irais pas plus vite en voiture qu’avec le train ?
— Si la Météo est bonne vous pourriez y être avant minuit… dit Kledermann en s’emparant du téléphone.
— Je ne vois pas comment ?
— Depuis nos dernières aventures, je me suis offert un avion privé. Il vous déposera au Bourget où une voiture vous attendra ! Et j’ai d’excellents pilotes. Pourtant j’ai un conseil à vous donner, c’est de passer la nuit ici.
— Mais…
— Écoutez-moi, bon sang ! Il est déjà tard et vous avez eu une journée fatigante. Il sera encore plus tard et vous serez éreinté en arrivant. Sans compter que vous allez réveiller toute la maison. Or, Mme de Sommières doit avoir le plus grand besoin d’un repos qu’elle a sans doute des difficultés à trouver. Je vais donner les ordres nécessaires et vous serez à destination avant midi… Ce qui vous permettra d’attendre votre femme au train !
— C’est pourtant vrai ! reconnut Aldo. Mais alors pourquoi ne vous a-t-elle pas appelé au secours, au lieu de se morfondre dans notre bon vieux Simplon ?
— Pour la bonne raison que l’avion est une acquisition récente et qu’elle n’est pas au courant ! Cela me permettra de voir mes petits-enfants plus souvent !
« Doux Jésus, pensa Aldo en évoquant les petites silhouettes aventureuses de ses jumeaux. Quand ils l’apprendront, on ne pourra plus les tenir ! Un grand-père volant ! Il ne nous manquait plus que cela ! »
Il prévoyait une longue, longue théorie de jours – et de nuits ! – où les échos de son palais retentiraient d’une nouvelle aussi fantastique pour que, de Venise jusqu’à l’autre bout de la lagune, on soit bien persuadé de l’incroyable supériorité acquise par la famille Morosini sur tout le reste des mortels moins fortunés – au propre et au figuré !
Kledermann se leva :
— Je vous prie de m’accorder un instant…
La main d’Aldo appuyée sur son bras l’arrêta :
— Merci, mais n’en faites rien !
— Pourquoi ? Vous avez peur en avion ?
— Non, mais je ne veux pas enlever quoi que ce soit à Lisa de la spontanéité de son élan vers Tante Amélie ! Vous savez combien elle est casanière et mère poule. Or, sans hésiter une seconde, elle a tout planté là pour lui venir en aide. Tante Amélie en sera touchée et je ne veux pas ternir la beauté de son geste en lui jouant le mauvais tour de débarquer avant elle ! Alors, si vous consentez à me supporter encore quelques heures, j’accepterai volontiers un bon lit… et demain je prendrai le train pour Paris, ce qui me permettra d’aller chez Sprüngli acheter pour ma pauvre tante Amélie ses chocolats préférés. Un détail, me direz-vous, mais c’est avec une foule de petits détails que l’on fait de grandes choses et… Sacrebleu ! Dans quel piège cette fichue Plan-Crépin est-elle allée fourrer son nez ?… Tante Amélie doit en être malade ! A-t-on idée de se lancer sur les traces d’un assassin avec pour seules armes un parapluie et un missel !
Et sur ces fortes paroles, il partit se coucher !
Non sans avoir contemplé un moment le rubis inconnu, magnifique incontestablement. Qu’il ait appartenu ou non au flamboyant duc de Bourgogne, il était beaucoup trop beau pour n’avoir pas suscité des passions qui, le plus souvent, laissaient derrière elles des traînées de sang…
1 Voir, du même auteur, Les Loups de Lauzargues, tomes 2 et 3.
2 Voir, du même auteur, La Collection Kledermann.
3
Conseil de guerre !…
L’arrivée d’Aldo rue Alfred-de-Vigny secoua l’espèce de torpeur qui régnait depuis la disparition toujours inexpliquée de Plan-Crépin. Cyprien le reçut avec des yeux rougis qui en disaient long sur ses nuits. Et comme le voyageur essayait de lui remonter le moral, il secoua la tête :
— Monsieur Aldo est bien bon ! Comme tout le monde ici d’ailleurs…. Il n’empêche que cette catastrophe est ma faute !
— Comment ça, votre faute ?
— Si on ne s’était pas disputés, notre pauvre demoiselle ne serait pas partie en retard pour sa messe et cette demeure ne serait pas plongée dans le désespoir ! Oh, je m’en veux ! Oh, que je m’en veux !
— C’est ridicule ! émit Adalbert qui accourait au bruit. Elle était déjà dans l’église quand le meurtre a eu lieu et aucune force humaine n’aurait pu l’empêcher de s’en mêler. Content de te voir, vieux frère ! ajouta-t-il en empoignant Aldo aux épaules pour lui donner une sorte d’accolade.
— Tu m’embrasses maintenant ?
— J’admets que ce n’est pas une habitude à prendre, mais le cas est exceptionnel… Comment es-tu ici ? Qui t’a prévenu ?
— Guy Buteau, hier soir ! J’étais à Zürich et…
— Pourquoi ne m’avoir pas dit tout de suite que tu allais chez Papa ? se plaignit Lisa qui descendait à la rescousse…
— Parce que je n’en savais rien ! C’est après la visite à un mourant sur la prière de Massaria que j’ai mis le cap sur le « palais » Kledermann, et comme j’avais promis de t’appeler si je m’y rendais, c’est ce que j’ai fait. C’est ainsi que j’ai su ton départ et la raison qui l’a motivé ! Qui m’a touché, je te l’assure ! ajouta-t-il en posant un baiser sur les cheveux de sa femme.
— C’était naturel, tu ne crois pas ? J’avais beaucoup à me faire pardonner !
— Rien du tout ! Elle est merveilleuse, tu sais ?
À son tour, Mme de Sommières apparaissait dans le vestibule et se glissait dans les bras d’Aldo. À son contact, il sentit qu’elle tremblait légèrement, mesurant ainsi, mieux que par des paroles, le désarroi dans lequel la laissait la disparition de son « fidèle bedeau », alors que rien dans son allure ou même son visage ne permettait de le supposer. La connaissant, il n’en fut pas surpris : c’était une vraie grande dame et elle savait encaisser.
Afin de ne pas laisser l’émotion s’installer, il s’apprêtait à dire quelque chose, quand Adalbert s’en chargea :
— On pourrait peut-être le sortir du vestibule ? invita-t-il en se coulant entre eux. Tu as déjeuné au moins ?
— Dans le train, mais un bon café me ferait plaisir.
Avec une intime satisfaction, il se laissa conduire dans le jardin d’hiver au lieu de la bibliothèque comme il l’avait redouté. L’usage de l’agréable serre intérieure, dont l’image de Plan-Crépin était indissociable, signait la volonté de Tante Amélie de faire confiance à l’avenir, et ce fut tout naturellement qu’il la conduisit au fauteuil en rotin blanc au large dossier en éventail. Seule différence par rapport à son comportement normal, elle demanda aussi un café au lieu de son habituel champagne. Comme Aldo, elle en but même trois tasses, tandis qu’Adalbert mettait son ami au courant de la situation.
— N’est-ce pas trop, Tante Amélie ? reprocha-t-il gentiment. Vous n’allez pas dormir !
— Un peu plus, un peu moins, cela n’a pas d’importance. Et je lis très bien avec des bésicles ! Continuez, Adalbert !
— Oh, j’ai presque fini. Reste le nom de la victime de Saint-Augustin que les hommes de Langlois ont pu découvrir. Il s’agissait de la comtesse de Granlieu qui a habité des années avenue Vélasquez et qui…
— Quel nom as-tu dit ?
— Granlieu. Tu connais ?
— Oui… mais c’est récent. À moins qu’il n’en existe plusieurs…
— Deux, selon notre marquise : une demi-folle snob comme une chaufferette qui occupe l’hôtel familial de l’avenue Vélasquez après en avoir expulsé plus ou moins sa belle-mère, la vieille comtesse, réfugiée à la suite de la mort de son fils dans son château où sont enterrés les siens et où elle se portait infiniment mieux qu’à Paris, parce que c’est son pays natal et qu’elle avait sa petite-fille avec elle…
— Il est où, ce château ?
— Quelque part dans le Doubs… Du côté de Pontarlier.
— Nom de D…
— Aldo ! intervint Mme de Sommières. Tu sais que j’ai horreur que l’on invoque de cette façon le nom du Seigneur ! Même Plan-Crépin qui…
Elle s’arrêta net, consciente d’avoir laissé le nom si familier franchir encore ses lèvres. Aldo se hâta d’enchaîner :
— Savez-vous d’où je viens ?
— De Suisse ! On sait où ! fit Adalbert. Mais c’est vaste, la Suisse. Sois bon de préciser !
— Celle qui côtoie le Jura : de Grandson plus exactement, où m’appelait un vieux gentilhomme, anciennement autrichien naturalisé suisse… par remords ! Je pourrais presque dire par dégoût d’une infamie commise par son grand-père !
— Faire pénitence pour autrui, fût-ce un aïeul, ce n’est pas courant ! remarqua Lisa, un rien acide, et il avait fait quoi, cet aïeul méprisable… et autrichien ?
— Oublie un peu la Suisse et l’Autriche pour te souvenir de ce que tu es devenue ! Une Morosini… comme cette belle dame en amazone noire dont le portrait orne si admirablement – avec celui de ma mère ! – le salon des Laques de ton palais !
— Tante Felicia ? Le grand-père autrichien était…
— Celui qui a fait massacrer son époux dans des conditions que Felicia elle-même a dû ignorer parce qu’on l’a obligée à fuir avant de tomber dans les griffes de cet Hagenthal… qui la désirait !
— Et c’est de ça que ton gentilhomme voulait s’excuser ? demanda Adalbert.
— Il souhaitait aussi me remettre le – modeste ! – trésor qui lui venait de sa femme. Maintenant si vous aviez l’obligeance de ne plus m’interrompre ?
— Comme c’est moi le plus bavard, je jure pour tout le monde ! dit Adalbert qui, faussement solennel, tendit la main en crachant par terre.
Ce qui lui valut un coup d’œil courroucé de son ami, mais l’instant suivant il était pendu à ses lèvres. Et n’articula plus un son jusqu’à ce qu’Aldo sorte le rubis de sa poche !
— Peste, quel cadeau !
Lisa prit feu :
— Mais les « Trois Frères » sont à mon père ?
— C’est ce que nous avons vérifié ensemble. Ils sont chez Moritz… et pourtant celui-ci est aussi authentique. On essaiera d’éclaircir ce mystère à tête reposée. Ce qui est important, pour l’heure, est que les deux belles-sœurs de Hagenthal en possèdent un semblable… que l’une d’elles est la comtesse de Granlieu et que cette dernière vient de mourir dans un confessionnal de Saint- Augustin, autant dire sous les yeux de Marie-Angéline. Le deuxième rubis a dû changer de mains à ce moment-là !
Un profond silence salua sa conclusion. Ce fut Lisa qui le rompit :
— Je pense, dit-elle, que la première chose à faire est de raconter cela au Commissaire Langlois… et vite ! Lui seul a les moyens…
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