Il a hésité un peu, puis il s’est arrêté et m’a attirée contre lui d’une main tandis que de l’autre il tentait de relever mon manteau.

— Et nom de Dieu, c’est pas l’envie qui m’en manque !

J’ai pu me dégager en le repoussant. Alors, il m’a repris la main en bégayant :

— Excuse-moi, petite… Tu comprends… J’ai un peu bu.

Je ne sais pas très bien pourquoi je l’ai repoussé. Sans doute à cause de ma fatigue et parce que j’avais de plus en plus envie de me coucher. Sur le moment, je n’ai pas compris pourquoi il s’excusait. Il n’avait pas à le faire. Après tout, il avait payé d’avance.

Nous avons repris notre route. Mes jambes ne me portaient plus. S’il n’y avait pas eu le bruit du vent dans les arbres, je me serais laissé tomber sur le talus pour pouvoir m’étendre.

Enfin, loin devant nous, j’ai aperçu une fente très mince de lumière. Brassac l’a vue aussi. Il a marmonné :

— Évidemment, la vieille n’est pas encore couchée.

2

Devant la maison, nous nous sommes arrêtés. Le chien nous avait rejoints. Je sentais son souffle tiède sur mes mollets. Un instant, Brassac a semblé hésiter. Puis il a dit au chien d’aller se coucher, et, aussitôt, d’un coup il a ouvert la porte toute grande. La lumière m’a surprise. J’ai fermé les yeux et ne les ai rouverts que lorsque l’homme m’a poussée devant lui en me disant d’entrer.

J’ai fait quelques pas. Derrière moi la porte a claqué très fort. Mes yeux se sont habitués assez vite à la lumière et la première chose qui m’a frappée, c’est la grandeur de la pièce. J’étais beaucoup plus seule ici que dans la nuit. Dehors, on ne voyait rien, ici, tout ce que je regardais me semblait très loin de moi.

La pièce était rectangulaire. Les coins restaient dans l’ombre. Je ne comprends pas pourquoi j’ai commencé par examiner chaque objet avant de regarder la femme qui se trouvait debout immobile à côté de la cuisinière.

Cette femme, c’est sa main que j’ai vue d’abord. Je regardais la grosse cuisinière, haute sur pattes. Et la main de la femme serrait la barre de cuivre. Une main large et épaisse, très brune, avec des doigts boudinés, le poignet rond sortait d’une manche de toile bleue, presque noire. D’habitude je ne m’attache pas aux détails et je me demande pour quelle raison tout est demeuré si précis en moi.

C’est seulement lorsque Brassac s’est mis à parler que j’ai regardé le visage de la femme. Un visage rond et sans rides. Ses yeux étaient fixés sur moi, et pourtant, il ne m’a pas semblé qu’elle me regardait vraiment.

Je ne me souviens pas des premières paroles de Brassac. Je ne crois pas qu’il ait parlé très fort mais sa voix a empli toute la pièce en résonnant drôlement. À ce moment-là, je n’entendais pas le vent au-dehors, mais j’avais encore la tête pleine du craquement des grands arbres.

En parlant, Brassac s’était approché de la table. Il est resté un instant immobile, le front à la hauteur de la lampe. La lumière de l’ampoule électrique lui faisait un visage sans ombre, très dur. Il a tiré une chaise et s’est assis lourdement en grognant. Puis, se tournant à demi, il m’a dit :

— Allons, petite, viens t’asseoir, on va, bouffer.

Il a marqué un temps et, désignant la femme d’un mouvement du menton, il a ajouté :

— C’est la Marie. C’est ma femme… Elle est emmerdante, mais pas mauvaise.

Il parlait lentement. Il cherchait ses mots et s’appliquait à ne pas bégayer. Comme je ne bougeais pas, il a repris plus fort :

— Alors, tu viens, oui !

Sans réfléchir, sans penser que la nuit était là, de l’autre côté de la porte, j’ai murmuré :

— Je vais m’en aller.

Alors, Brassac a été secoué d’un gros rire qui s’est prolongé longtemps avant de s’achever en une quinte de toux. Il était devenu très rouge et s’est levé pour aller cracher dans le foyer de la cuisinière. La femme s’est écartée pour le laisser passer.

Lentement, je m’étais approchée de la table. La femme a paru réfléchir un instant puis elle m’a dit :

— Asseyez-vous… Madame.

Brassac s’était installé de nouveau sur sa chaise. Les deux coudes sur la table, il est resté un moment à chercher son souffle puis il a lancé :

— C’est pas une dame, c’est une putain.

Et il s’est remis à rire.

C’est vrai, je suis une putain. Je n’en avais jamais eu honte, mais à ce moment-là j’ai senti mon visage devenir très chaud.

Haussant les épaules, la femme m’a priée de ne pas faire attention. Sa Voix, comme son regard, était sans expression.

— Quoi, pas attention ! Tu vas peut-être dire que je suis saoul ?

J’ai sursauté. Tout en criant, Brassac venait de frapper la table du plat de la main. Il a fixé la femme un temps, puis, comme elle ne répondait pas, il a continué :

— Hé bien oui, je suis saoul… Bourré à bloc… Et tu peux demander à la môme, j’y ai mis le prix !

Là, il s’est retourné vers moi.

— Comment tu t’appelles déjà ?

— Simone.

— Bon, Simone… c’est ça… Et alors qu’est-ce que t’attends ? Dis-lui ce que tu fais dans la vie… Tu vois bien qu’il faut lui mettre les points sur les i. Avec elle, c’est comme ça… Tu sais, elle est pas mauvaise, ma vieille, mais elle a pas inventé l’eau tiède.

Il s’est remis à rire. Toute la pièce vibrait de ce rire énorme et rocailleux. J’évitais de bouger. J’évitais de regarder la femme ; mais je sentais que ses yeux ne me quittaient pas. Je n’avais plus sommeil. Mais mon corps s’était engourdi et je crois que c’était seulement ma fatigue qui dormait. Pourtant, je ne pouvais pas réfléchir. Le rire de Brassac résonnait dans ma tête où bourdonnait encore la colère du vent de nuit.

De temps à autre une bourrasque plus forte que les autres secouait la porte derrière moi ou les volets de la fenêtre qui se trouvait sur ma droite, dans la partie la plus sombre de la pièce.

En entrant, je n’avais pas fait attention à la température mais, maintenant, je sentais qu’il faisait chaud. La cuisinière semblait dormir et pourtant, c’était d’elle que venait cette chaleur. Son petit œil rouge tremblotait. Elle ronflait doucement, avec des gémissements quand le vent redoublait. À ce moment-là j’ai eu une impression bizarre. Il me semblait que nous étions quatre dans la pièce : nous trois et ce gros fourneau. Je sais bien que c’est idiot mais ce qui comptait le plus pour moi, c’était le fourneau.

Je n’avais pas répondu à la question de Brassac. J’ai encore sursauté quand il a toussé très fort avant de crier :

— Alors, tu lui expliques, oui ! Sinon elle va croire que je débloque… Je suis saoul. Parfaitement… Seulement, vous saturez que même plein comme une vache, Brassac débloque jamais ! Allez, Simone, dis-lui…

Je sentais qu’ils continuaient de me regarder tous les deux. J’ai baissé davantage la tête. Sans élever la voix, la femme a dit :

— Tais-toi, Léandre. Tu es dégoûtant.

— C’est bon ; puisque j’ai rien le droit de dire, je la boucle… Mais c’est pas une raison pour nous laisser crever de faim.

La femme a commencé de disposer deux couverts. En passant près de moi elle m’a demandé si je voulais enlever mon manteau. Comme elle m’avait appelée mademoiselle, Brassac s’est mis à crier. Il gesticulait en répétant que je m’appelais Simone et que je n’étais pas une demoiselle, mais une putain. La femme ne prêtait plus aucune attention à ses paroles. Elle venait de mettre une casserole sur le feu et d’apporter sur la table la moitié d’un jambon cru. Je me suis rappelée alors qu’au moment de ma rencontre avec Brassac, j’étais venue chez Jo pour acheter des sandwiches. Je n’avais rien pris depuis mon petit déjeuner. Le sommeil et la fatigue m’avaient fait oublier ma faim, mais de voir ce beau jambon bien rouge, j’ai eu de nouveau envie de manger.

Plantée devant son fourneau, la femme surveillait la casserole. Son dos était large et voûté. On la devinait grasse sous son corsage qui la serrait un peu. Son cou était très court avec un bourrelet. Ses cheveux étaient relevés en une espèce de chignon mal fait.

Quand elle s’est retournée, nos regards se sont croisés et je crois bien qu’elle a essayé de sourire. Elle a posé sa casserole fumante devant moi en me disant de me servir. Je me suis aperçue alors que Brassac s’était endormi, les coudes écartés, la joue à même la table et le visage tourné de mon côté. Il n’était pas vraiment vilain, mais sa bouche entrouverte lui donnait l’air idiot.

Comme la femme avançait la main vers lui, j’ai dit doucement :

— Vaudrait peut-être mieux le laisser dormir.

— Non, il se réveillera dans un moment et il faudra faire réchauffer la soupe.

En disant cela, sans brutalité elle l’avait secoué. Il a soulevé la tête et cligné des yeux hébétés puis, en me voyant, il s’est remis à rire. Il a fait une grimace en direction de la casserole, et, après avoir regardé sa femme, il s’est levé lentement. Une fois debout il a vacillé un moment, Ses yeux allaient de la casserole au visage de sa femme. Enfin il s’est dirigé vers la porte. Une fois là-bas, il s’est retourné et s’est frappé la poitrine d’un grand geste en disant :

— Moi, Antonin de Brassac, je suis au-dessus de ça. Vous entendez… au-dessus de ça.

Il se frappait toujours la poitrine. Il semblait chercher autre chose à dire. Puis d’un seul coup, criant très fort, il a repris :

— Au-dessus de ça, vous entendez !… La petite, elle couchera dans un lit… Moi, je vais au foin.

Et il est sorti. Je l’ai entendu passer devant la fenêtre. Il chantait mais le vent ne permettait pas de saisir ses paroles.

En le voyant sortir, sa femme avait eu un haussement d’épaules et un soupir. Revenue près de la table elle a bougonné :

— Un costume qu’il a mis deux fois… Si c’est pas un malheur.

Puis elle m’a dit de manger pendant qu’elle monterait préparer mon lit. Quand elle a quitté la pièce, j’ai remarqué que son visage exprimait enfin quelque chose. Un peu comme une vive contrariété. Et j’ai pensé que c’était probablement à cause du costume.

Mais je n’ai pas réfléchi bien longtemps. Je me suis mise à manger parce que j’avais vraiment très faim et que ce jambon me faisait envie.

3

Ce matin il faisait encore nuit quand je me suis éveillée. Je n’ai pas cherché où je me trouvais. Je me suis d’abord demandée pourquoi je m’éveillais si tôt, moi qui ai l’habitude de dormir jusqu’à dix heures passées même dans un mauvais lit. Or, celui-ci était très bon. Je suis restée longtemps immobile, à prêter l’oreille avant de comprendre que c’était le silence qui m’avait réveillée. Chez moi dès le matin, il y a les bruits de la rue. Dans les hôtels aussi, avec le va-et-vient des clients et du personnel. Le vent ne courait plus. Le silence entourait la maison. Le silence et l’obscurité.

Alors, brusquement, j’ai revu la scène de la veille. Le train, la nuit, l’homme et la femme ; et aussi la grande pièce avec la cuisinière.

Et tout de suite j’ai pensé à Marcel. J’ai compris en même temps que sans le vouloir je m’étais sauvée de Lyon. Que j’avais fait une chose que peut-être aucune n’a jamais osé faire.

Je n’avais pourtant jamais pensé à m’en aller.

Ma première idée a été de me lever tout de suite et de partir pour essayer d’être à Lyon avant le jour. Et puis, en réfléchissant mieux, je me suis rendu compte que c’était inutile. Il me suffirait d’arriver vers les midi.

Un coq s’est mis à chanter, très loin, puis un autre tout près. Je me suis dit que le jour allait bientôt venir. Et de nouveau j’ai eu envie de m’habiller à tâtons et de sortir sans bruit. Non plus à cause de Marcel, mais parce que je ne tenais pas à me retrouver devant cette femme.

Je me suis demandé encore ce que l’homme allait penser une fois dessaoulé.

Pourtant je n’ai pas bougé.

Je m’étais couchée nue et je me trouvais bien. Les draps étaient doux, il y avait une bonne chaleur tout autour de mon corps. J’aime bien me trouver seule dans un lit, le matin, avec beaucoup de temps devant moi. Là, je me disais qu’il était peut-être à peine cinq heures et que ces gens n’avaient aucune raison de me déranger avant dix ou onze heures.

Je me suis étirée, puis, pour profiter encore davantage de ce bon lit, je me suis retournée et j’ai enfoncé mon visage dans l’oreiller.

La toile était parfumée. Je ne m’en étais pas encore aperçue. J’ai respiré à petits coups, plusieurs fois de suite. Il y avait, bien sûr, le parfum de mes cheveux, mais un autre aussi, très différent et qui ne me semblait pas inconnu.

J’ai rampé un peu sur le côté vers un endroit où je n’avais pas posé la tête. De nouveau j’ai respiré à petits coups, puis plus lentement. Et j’ai éprouvé alors, pendant un très court instant, la sensation bizarre d’avoir déjà respiré exactement ces mêmes bouffées d’air. Je me suis dit que c’était impossible et j’ai voulu ne plus penser à rien. J’y suis parvenue. Je crois d’ailleurs que j’étais sur le point de me rendormir quand j’ai soudain reconnu ce parfum.