Sur le coup, je crois bien que j’ai sursauté.

Et puis, je suis restée un long moment sans force. Je me sentais comme emplie de choses qui venaient de très loin. Du fond de ma mémoire.

Et c’était à cause d’une odeur, simplement, que je les retrouvais.

Une odeur que je venais de reconnaître d’un seul coup.

Alors, pendant un temps, j’ai respiré de toutes mes forces, presque malgré moi, presque à m’en saouler, ce parfum des plantes des champs que les femmes de la campagne mettent dans leurs armoires.

J’avais oublié le nom de ces plantes, mais leur forme, leur couleur étaient là, devant moi. C’étaient de ces plantes sèches, d’un vert grisâtre, avec des feuilles toutes recroquevillées qui crépitent quand on les touche comme un feu de brindilles en s’éparpillant sur des piles de draps blancs.

De belles piles de draps bien pliés, des piles de torchons à raies rouges, du linge brodé aussi sur le rayon du milieu.

L’armoire avait deux portes. Deux portes qui grinçaient quand on les ouvrait doucement.

J’ai senti que j’allais avoir mal. Que j’étais en train de faire une bêtise. Mais il était trop tard. Tout ce monde lointain s’était déjà mis à remuer au fond de moi.

Maintenant, les portes de l’armoire s’étaient refermées. Les piles de draps ne laissaient plus couler leur parfum dans la chambre. Mais les veines du bois dessinaient dans l’ombre deux visages de monstre. J’en retrouvais chaque ride, chaque verrue avec une précision inouïe.

Quelque chose me disait que j’avais eu tort de chercher, durant des années, à me débarrasser de ces souvenirs. Mais je ne voulais pas y penser.

Seulement quand des mains de vieille femme sont venues se poser sur les panneaux de l’armoire, j’ai cru que j’allais crier. Je me suis assise sur le lit. J’ai essayé de penser au jour qui allait venir. À la route. Au train qu’il faudrait prendre. À Lyon. À mon travail. Et aussi à Marcel qui rentrera samedi.

Puis, quand j’ai senti le froid, je me suis recouchée.

J’ai dû rester longtemps ainsi, à moitié engourdie.

Quand j’ai rouvert les yeux, le plafond était tout gris de lumière. Du regard, j’ai suivi chaque craquelure, chaque tache. Et j’ai pensé alors qu’il ne m’était jamais arrivé d’examiner de la sorte le plafond de ma chambre ni celui des chambres d’hôtel où je couche souvent.

Bien sûr, ce plafond-là n’était pas pareil. Il était un peu comme l’odeur de ce lit.

J’avais peur, et je me sentais vraiment seule.

Et puis, lentement, tout ce qui m’avait effrayée s’est transformé en une espèce de brouillard dans lequel il me semblait que l’on devait être bien. On devait pouvoir s’y reposer tranquillement.

Au fond, si quelqu’un était alors entré dans la chambre pour m’annoncer que j’étais condamnée à demeurer éternellement couchée dans ce lit, à regarder ce plafond, je crois que je n’aurais pas protesté. Je n’aurais plus rien eu à faire. Je n’aurais pas eu besoin de penser mais j’aurais tout de même pu vivre en profitant bien de la chaleur de ce lit très doux.

Plusieurs heures ont dû s’écouler sans que je fasse le moindre mouvement.

Seulement, quand j’ai entendu des pas résonner sous la fenêtre, j’ai sursauté. Ce moment de repos m’avait entraînée plus loin de la réalité que ma nuit de sommeil. Je m’étais vraiment crue seule et ce bruit de pas me rappelait que deux personnes vivaient là. C’était peu en comparaison du nombre d’hommes et de femmes que je côtoie chaque jour en temps normal, mais j’ai compris pourtant qu’il me serait plus pénible de retrouver ces deux personnes que de revoir tous les gens que je fréquente chaque jour à Lyon.

Les pas se sont arrêtés et on a frappé très fort contre la porte du bas. Presque aussitôt j’ai entendu cette porte s’ouvrir et se refermer, puis un murmure confus. Bientôt j’ai reconnu la voix de Brassac. Il devait crier.

La femme, je l’entendais à peine. Ils n’ont pas parlé longtemps. La porte s’est rouverte puis elle a claqué si fort que les vitres de ma fenêtre ont vibré. Un pas très lourd qui ne pouvait être que celui de Brassac s’est éloigné de la maison tandis qu’un chien se mettait à pleurer doucement. Il m’a même semblé que plusieurs chiens pleuraient. Alors, Brassac est revenu. Il y a eu des aboiements joyeux, puis le silence a repris sa place autour de la maison.

Quelques minutes plus tard la porte s’est ouverte et refermée encore une fois et un autre pas a résonné. D’un bond je suis sortie de mon lit pour courir jusqu’à la fenêtre. L’œil collé à la vitre, j’ai pu voir, entre les lattes des persiennes, la femme qui s’éloignait.

Je me suis habillée très vite. J’ai pris mon sac et je suis sortie de la chambre. Confusément, je sentais qu’il fallait que je quitte cette pièce sans me retourner.

Quand je suis arrivée dans la cuisine, je ne savais pas encore bien ce que j’allais faire. Je sentais pourtant qu’il fallait à tout prix profiter de l’absence de Brassac et de sa femme pour me sauver.

Mon regard a fait rapidement le tour de la pièce à la recherche d’une glace. Il y en avait une accrochée près de la fenêtre. Je me suis regardée et, sur le coup, j’ai éprouvé l’impression curieuse de me trouver en face d’une autre personne. Cela n’a duré qu’un instant et j’étais trop pressée pour chercher d’où venait cette sensation. Mes cheveux étaient en broussaille et je ne pouvais pas partir sans me coiffer. Je voulais me maquiller aussi. Toujours très vite j’ai cherché mon peigne et mon tube de rouge dans mon sac.

J’étais prête, mon manteau enfilé, quand la porte s’est ouverte. Je n’avais rien entendu. La femme est entrée. Elle m’a regardée comme elle l’avait déjà fait hier sans que son regard n’exprime rien. Puis elle s’est avancée et m’a dit bonjour. J’ai répondu. Elle m’a demandé :

— Qu’est-ce que vous faites, vous partez ?

J’ai fait oui de la tête en me demandant si je devais la remercier, mais elle ne m’en a pas laissé le temps.

— Il ne faut pas partir comme ça.

— Si, il faut que je parte.

Ma voix n’était pas très assurée.

— Non, il faut que vous restiez.

— Mais je n’ai aucune raison de rester chez vous.

La femme a hésité un moment et plissé légèrement le front comme si ma réponse l’avait mise dans une situation réellement embarrassante, puis elle a dit :

— Si, il faut rester. Autrement… Autrement il croira que je vous ai fait partir.

— Mais non, puisque c’est moi qui veux m’en aller.

— Oui, mais il ne me croira pas.

J’ai réfléchi un instant avant de demander où Brassac se trouvait.

— Je ne sais pas, m’a-t-elle dit. Il est aux champs, mais il ne m’a pas dit à quel endroit.

Son front avait maintenant le même pli que lorsqu’elle s’était inquiétée pour le complet de son homme. Elle a joint un instant ses grosses mains avant de les frotter sur son tablier en disant :

— Restez au moins jusqu’à midi, pour qu’il voie bien que je ne vous ai pas chassée.

Je n’ai pas répondu mais j’ai posé mon sac et mon manteau. Alors, la femme a semblé soudain soulagée d’un gros poids. Elle s’est mise à circuler de son placard à son fourneau en me disant qu’elle allait me donner à déjeuner du lait de sa vache. Du bon lait tout frais !

4

La femme m’a servi un grand bol de café au lait. Elle m’a donné du pain, du beurre et du miel. Puis elle est sortie. Auparavant elle m’avait fait promettre de ne pas m’en aller avant le retour de son homme. Sa voix était toujours douce et égale, son œil terne, mais il me semblait pourtant qu’elle était sincère et désirait vraiment que je reste.

Une fois seule j’ai mangé. Je n’avais pas bien faim, mais tout ce qu’elle m’avait donné était tellement bon que j’ai tout de même mangé beaucoup. Le pain était large avec une croûte brune et épaisse. Le miel était clair et parfumé, le lait crémeux et le beurre en grosse motte était posé sur une assiette verte où étaient dessinées des feuilles. Tout était nouveau pour moi et différent de ce que je mange en ville habituellement. Tout était bon et j’avais un peu l’impression de jouer.

Pourtant, à mesure que je mangeais, il me semblait que je connaissais déjà ce jeu. Et, bientôt, j’ai compris que ce qui s’était passé pour l’odeur des draps et les fentes du plafond allait encore se renouveler.

Seulement, moi je ne sais pas me priver d’une satisfaction. Je me laisse toujours aller au plaisir du moment, même si je dois le payer très cher ensuite. J’ai donc mangé encore trois tartines puis j’ai vite pris une cigarette dans mon sac et je l’ai allumée. D’abord parce que j’avais envie de fumer et puis, le tabac, c’est quelque chose de ma vie à Lyon.

Pendant un bon moment, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour ne pas penser. Pour ne pas regarder autre chose que la fumée de ma cigarette. Je soufflais cette fumée tout doucement, pour qu’elle reste près de moi. Mais, malgré tout, elle s’éloignait et je la suivais des yeux.

De cette façon, j’ai fini par regarder tout ce qu’il y avait dans la pièce.

Les meubles et tous les objets étaient trapus et lourds. Le silence aussi était lourd.

Je n’étais pas à mon aise. Il me semblait que les meubles me regardaient. Ils ressemblaient à ces gros chats qui font semblant de dormir mais dont le regard coulé pourtant sans cesse entre les paupières presques closes. Réellement, j’étais gênée par leur présence. Tout en me répétant que c’était idiot, je les sentais me regarder, puis se regarder entre eux pour se communiquer leurs impressions ou s’interroger sur mon compte. Quant à moi, il me semblait vraiment que je les reconnaissais.

Moi qui n’aime pas la lutte, j’ai alors voulu me dégager coûte que coûte. J’ai quitté ma chaise, j’ai marché vers le gros bahut ventru. Je l’ai touché. Mes mains ont couru sur le bois lisse. Maintenant, je n’étais plus à moitié endormie dans une pièce obscure. Il faisait clair. J’avais les idées plus nettes. Et je n’étais pas folle.

Bien sûr, ce n’était pas dans ce vieux bahut que j’avais rangé autrefois les assiettes ébréchées de ma grand-mère ; et pourtant, plus je le regardais plus il me semblait que je lavais déjà vu.

Malgré moi, je me suis accroupie devant lui pour retrouver ma taille de petite fille et voir les portes, les grosses ferrures comme je les voyais du temps de ma grand-mère. J’étais de plus en plus troublée. S’il n’y avait eu que ce bahut, il aurait suffi de lui tourner le dos. J’y ai songé d’ailleurs, mais déjà ce Simple geste de bouder me semblait venir tout droit de mon enfance, et puis, il n’y avait pas que ce meuble qui m’attirait, mais tout ce que contenait cette pièce.

J’ai entrepris d’en faire le tour en m’arrêtant longtemps devant chaque meuble. J’en étais à caresser le dessus patiné d’un vaisselier encombré de bibelots quand j’ai eu soudain l’impression d’une présence. Me retournant brusquement du côté de la fenêtre, j’ai vu que la femme m’observait depuis la cour. Elle est partie aussitôt et je suis restée sans bouger, un peu bête et ne sachant plus quoi faire. Des sabots ont sonné contre le seuil et la femme est entrée très lentement. Elle m’a regardée longtemps avant de dire à voix presque basse :

— Faut pas croire… Je voudrais pas que vous croyiez…

— Que vous me surveillez ?… C’est votre droit. Vous êtes chez vous et vous savez qui je suis.

Parce que j’étais agacée, j’avais parlé très fort.

Timidement la femme s’est avancée. Elle avait joint ses grosses mains sur son ventre et se tortillait les doigts comme font les gosses qui ne savent pas une leçon. Je la trouvais ridicule. Elle ne savait que répéter :

— Non, Mademoiselle, faut pas vous figurer. Faut pas…

Au fond, je crois que ce qui m’énervait le plus, c’était de ne jamais pouvoir deviner ce qu’elle pensait. Pour éviter une discussion, je me suis retournée en haussant les épaulés. Et tandis que je marchais vers la fenêtre, elle continuait de débiter toujours sur ce même ton pleurnichard qui m’agaçait :

— Vous croyez que je pense du mal de vous ? Je vous assure, c’est pas vrai. J’ai pas cru un mot de ce qu’il m’a dit ; hier soir il était saoul et ce matin il était en colère.

J’étais curieuse de savoir ce que l’homme avait pu dire une fois dessaoulé. Je me suis retournée et j’ai demandé :

— Ce matin, il vous a parlé de moi ?

— Oui.

— Et il vous a répété ce qu’il vous avait dit hier ?

Elle a hésité un moment puis elle s’est remise à se tordre les mains.

— Oui, mais je sais bien que c’est pas vrai.

— Et qu’est-ce que vous croyez donc que je suis ?

— Je ne sais pas. Mais pas… ce qu’il dit.

Ses yeux semblaient toujours aussi vides, mais le mouvement gauche de ses mains m’agaçait moins. Il avait quelque chose d’attendrissant. J’avais depuis un moment envie de crier : « Si, je suis une putain. Une vraie. Et après ! Faut bien bouffer ! C’est un métier comme un autre ! » Je n’ai pas pu. J’ai dit simplement :