Avant de quitter ma chambre Marie m’a dit de ne pas trop tarder car « ce Monsieur » pouvait venir d’une minute à l’autre. Elle disait « ce Monsieur » et ça me donnait envie de rire. Je crois qu’elle ne se fait pas une idée très exacte de ce qu’est Marcel pour moi. Elle doit se représenter une espèce de fiancé dont je ne veux plus parce qu’il n’est pas très convenable.

Je me suis levée très vite parce que je commençais à goûter la tiédeur du soleil sur mon lit et que je me méfie de ma paresse.

À la cuisine, mon déjeuner était prêt. J’ai mangé, puis je suis allée dans la cour, où Léandre travaillait. Il avait sorti une masse et quatre coins de fer et il commençait d’aligner par terre les troncs empilés sous l’auvent de la grange. Comme je m’étonnais de ne pas voir les chiens, il m’a expliqué que si l’on voulait s’entretenir convenablement avec Marcel, il valait mieux que rien ne puisse l’impressionner. Et il a ajouté :

— De toute façon, s’il n’est pas seul et qu’ils fassent les méchants, Marie se tiendra prête à ouvrir la grange.

Ensuite, il s’est mis à rire très fort en empoignant le manche de sa masse.

Tout cela, le chantier de fendage, le rire un peu forcé, les chiens que Marie serait prête à lâcher, sentait un peu trop la mise en scène. J’avais pourtant confiance en Brassac. Et puis, tout bien pensé, je n’avais pas à me soucier du procédé ; le principal c’était que Marcel comprenne.

Brassac s’était mis au travail. Il avait une façon de faire tournoyer sa masse qui me rappelait les monteurs des cirques. Pourtant, d’habitude, quand il fendait du bois, il ne devait pas avoir d’autres spectateurs que ses chiens. Après tout, c’était peut-être simplement pour se faire plaisir à lui qu’il étudiait ainsi chacun de ses gestes. Je l’ai observé un bon moment et j’ai été bien obligée de reconnaître qu’il était beau à voir.

Ensuite je suis rentrée dans la cuisine. Marie épluchait les légumes pour la soupe de midi. Je me suis assise en face d’elle, et je me suis mise à éplucher aussi.

De temps en temps nous nous regardions. Marie souriait. Son sourire se voyait à peine, mais je savais ce qu’il voulait dire. Il voulait dire que Marie m’aimait bien. Moi, je souriais aussi pour lui dire que je n’avais pas peur.

Il était près de onze heures quand les chiens se sont mis à aboyer. Aussitôt Léandre a posé sa masse et s’est approché de la grange pour leur dire de se taire.

Une auto montait.

Maintenant qu’il n’y avait plus le bruit de la masse, on l’entendait bien.

Marie s’était arrêtée d’éplucher et j’ai vu que son couteau tremblait dans sa main. J’ai souri de nouveau en m’efforçant d’être calme.

L’auto est arrivée très vite sur le replat et nous l’avons entendu s’arrêter à l’entrée du chemin de terre. Je suis allée à la porte mais, de la maison, on ne voyait pas la route à cause des châtaigniers. Brassac m’a dit de rentrer vers Marie. Lui est resté debout au milieu de la cour, appuyé d’une main sur le manche de sa masse. Il était un peu essoufflé et sa poitrine poilue se soulevait plus vite que de coutume, ouvrant à chaque fois sa chemise dégrafée. Pourtant il souriait et il avait l’air très calme.

Je suis revenue vers Marie. Elle avait posé son couteau. Ses deux mains étaient sur la table. Elles tremblaient. Moi, j’avais bien un peu le sang qui me battait aux tempes, mais je n’avais pas peur. Quelques minutes se sont écoulées sans un seul bruit. Les chiens n’aboyaient plus mais l’un d’eux a grogné et Brassac lui a encore dit de se taire. Puis j’ai entendu un pas sur le sentier et, presque aussitôt, Brassac qui lançait de sa plus belle voix de théâtre :

— Adieu, Marcel (il disait Marcèèlle). Tu as pas eu trop de mal à me trouver ?

— Non, j’ai demandé en bas.

La voix de Marcel était calme. Je l’attendais. Et pourtant, ça m’a fait quelque chose de l’entendre. Tout de suite il a ajouté :

— Salut, Brassac, ça va ?

— Ça va pas mal, oui… Dis donc, c’est gentil de venir me voir !

Alors la voix de Marcel a changé. Elle s’est durcie quand il a répondu qu’il ne venait pas en visite, mais chercher sa femme.

Brassac s’est mis à rire.

— Ta femme ? Tu veux parler de Simone, je pense.

Marcel a dit que oui et il a demandé si j’étais là. J’ai compris qu’il était très nerveux et qu’il avait du mal à se contenir.

Léandre a répondu que j’étais ici et invité Marcel à entrer pour prendre un verre. Ils ont traversé la cour et Marcel est entré le premier, suivi de Léandre qui le dépassait de plus d’une tête.

Je me suis levée et j’ai dit bonjour à Marcel en lui tendant la main. Il a eu un ricanement pour me demander si je m’étais bien reposée et si les vacances me faisaient du bien. J’ai répondu « oui » simplement. Alors d’une voix qui grinçait il m’a lancé :

— C’est bon, tant mieux, mais c’est fini les vacances, va falloir rentrer.

J’allais répondre quand Léandre a demandé à Marcel ce qu’il voulait boire. J’ai vu que Marcel avait beaucoup de mal pour se retenir. Il a dit :

— Un canon sur le pouce. Je suis pressé.

Tandis que Marie apportait deux verres qu’elle emplissait de vin rouge (c’est effrayant ce qu’elle tremblait) Brassac invitait Marcel à s’asseoir. Il s’étonnait de le voir si pressé et lui demandait s’il avait tant de travail. Mais Marcel n’a pas bronché. C’est tout juste s’il a ouvert la bouche pour me dire d’aller me chausser et mettre mon manteau. Je me suis assise et j’ai dit :

— C’est pas la peine puisque je reste ici.

Je n’ai vraiment eu aucun mal à prononcer ces mots. Ils sont venus tout seuls, sans que je les aie préparés. Mais aussitôt Marcel a explosé. Il est devenu presque vert et s’est mis à crier que la plaisanterie avait assez duré et qu’on allait voir lequel commandait de lui ou de moi. Léandre, qui avait pris son verre, l’a reposé sur la table et s’est approché lentement de Marcel. Il a posé sa grosse main sur son épaule et il a dit :

— Doucement, petit. Ici, on gueule pas, on cause.

Marcel serrait les poings. Son menton tremblait. Pendant un instant il a regardé Brassac comme pour évaluer son poids puis, d’un seul coup, il a fait demi-tour et s’est mis à courir jusqu’à la porte. Sur le seuil il s’est arrêté et s’est retourné le temps de crier :

— Si tu veux l’employer à temps complet, Brassac, faudra qu’on s’entende pour le prix. Je te donne jusqu’à demain pour réfléchir.

Tandis qu’il se sauvait, Léandre est sorti derrière lui. Il a pris sa plus grosse voix pour lancer :

— Prépare-lui sa valise, j’irai la prendre un de ces jours.

Il est rentré ensuite en éclatant de rire. Un rire qui emplissait toute la grande cuisine. Il a vidé son verre d’un trait puis, prenant celui que Marcel n’avait pas touché, il l’a vidé en jurant qu’il ne lui arriverait plus jamais de payer à boire à un cochon pareil. Moi, je ne savais pas bien ce que je devais faire. Pourtant, quand il m’a regardée, j’ai senti qu’il fallait que j’aille vers lui pour lui dire merci. Mais, à ce moment-là, tous les chiens se sont mis à aboyer très fort et nous nous sommes précipités tous les trois jusqu’à la porte.

Sur le sentier, Marcel revenait accompagné de trois de ses amis. Alors tout est allé très vite. En trois enjambées Léandre s’est trouvé vers son chantier de fendage. Moi, voyant que Marie se sauvait au fond de la cuisine, j’ai couru jusqu’à la porte de la grange. Quand je me suis retournée après m’être assurée que le loquet n’était pas coincé, Léandre marchait à la rencontre des autres. Il tenait sa masse de la main gauche et, de l’autre, un de ses coins de fer. Arrivé au bout de la cour, il s’est planté à l’entrée du sentier en criant.

— Le premier qui avance, y trinque !

Les autres se sont arrêtés sauf un petit, large d’épaules, le seul que je ne connaissais pas. Il a fait trois pas. Je le regardais mais, en même temps, je voyais Léandre. Son bras droit s’est levé puis s’est détendu. L’homme a fait un saut de côté et le coin de fer a tinté sur les pierres du sentier juste à l’endroit où se trouvaient ses pieds quelques secondes plus tôt. En ricochant, le coin a touché le pied du grand Gaston qui se trouvait à droite de Marcel et qui a crié :

— Salaud !

Comme s’il avait lancé un ordre, les quatre hommes se sont mis à courir sur Léandre. Alors, sans hésiter, j’ai soulevé le loquet en tirant la porte de toute ma force. Elle s’est ouverte toute grande et j’ai crié :

— Tcha… Tcha… Tcha… !

Comme je savais qu’il fallait faire pour exciter les chiens. Mais je crois que c’était inutile. Déjà ils avaient bondi tous les cinq, Bob et Brutus en avant. Il y a eu un flottement chez les hommes, ils se sont arrêtés puis, faisant demi-tour, ils se sont sauvés à toutes jambes. La voix de Brassac a tonné un coup bref. Les chiens ont stoppé en soulevant un nuage de poussière qui a scintillé dans le soleil avant de se coucher sur l’herbe, à côté du sentier. Pendant que les chiens revenaient aux pieds de Brassac, Marie est sortie de la cuisine. Elle était affreusement pâle mais, pourtant, en la voyant, j’ai eu envie de rire. Elle portait à bout de bras, posé à plat sur ses deux mains, le fusil de Léandre. Quand Léandre s’est retourné et qu’il l’a vue s’avancer ainsi, il est parti de son grand rire. Puis, prenant le fusil, il l’a armé d’un coup sec et il a tiré deux fois en l’air.

Les détonations ont couru dans la vallée, d’une colline à l’autre, tandis que le moteur de la voiture se mettait en marche.

Nous l’avons écouté s’éloigner sans rien dire. Léandre était appuyé sur son fusil, moi je caressais les chiens qui tournaient autour de nous.

Pas un instant je n’avais eu peur. Je crois même que s’il y avait eu de la bagarre je ne me serais pas sauvée. Pourtant, quand nous sommes rentrés dans la cuisine, mes jambes se sont mises à trembler et j’ai été obligée de m’asseoir. Marie, au contraire, avait déjà retrouvé ses couleurs. Elle s’est approchée de moi, elle a hésité une seconde, puis elle m’a embrassée très fort sur les deux joues. J’ai senti que j’allais encore pleurer et je me suis levée. Brassac était debout près de la table. Il avait l’air ennuyé d’être là. Il se balançait sur place, les deux mains pendantes. Alors je suis allée vers lui et je l’ai embrassé. J’aurais voulu lui dire quelque chose, mais je n’ai pas pu, et je crois que ça n’était pas la peine.

9

Le reste de la journée s’est écoulé très vite. Après le repas nous sommes allés tous les trois chercher les derniers maïs. En rentrant, j’ai eu envie d’en faire griller une « panouille » sur le feu. Il était trop mûr pour éclater et ce n’était pas très bon, mais j’étais heureuse parce que c’était encore une façon de retrouver mon enfance. Marie était heureuse et Brassac riait en nous traitant de gamines. Tous les chiens étaient là, autour de la cuisinière dont les flammes montaient très haut. Nous avions laissé la porte et la fenêtre ouvertes à cause de la fumée. Dehors le jour baissait et le fond du val était déjà plein de nuit. Pendant un bon moment je crois que j’ai été tout à fait heureuse. Et, à ce moment-là, j’ai eu pour la première fois l’impression que je pourrais vraiment vivre là, avec Marie, Léandre et les chiens.

Ensuite, j’ai accompagné Marie à l’écurie et j’y suis restée pendant tout le temps qu’elle a mis pour traire sa Roussette. On y voyait à peine, avec l’ampoule trop faible et toute emmaillotée de toiles d’araignées. Par la porte entrebâillée, un peu d’air de la nuit entrait. Autrement il faisait tiède et j’ai retrouvé là cette odeur d’écurie à vache que l’on ne trouve en aucun autre endroit. C’est moi qui ai rapporté à la cuisine le seau de lait tout couvert de mousse. J’en ai bu un grand bol tout chaud et Léandre m’a tendu la glace pour que je puisse me voir avec des moustaches blanches.

Nous avons mangé et, pendant tout le repas, Léandre a parlé beaucoup. À la fin, j’ai vu que Marie s’endormait sur sa chaise. Alors je me suis levée pour débarrasser la table mais j’ai fait du bruit et ça l’a réveillée. Nous avons débarrassé ensemble pendant que Léandre menait coucher les chiens.

En montant, il a pris son fusil. Il a plaisanté et, pourtant, je crois bien qu’il a raison de se méfier. Je suis montée, mais ce simple geste de Léandre avait suffi à me faire repenser à Marcel. J’y ai pensé longtemps avant de m’endormir et j’ai même eu peur de ne pas pouvoir dormir. Seulement, j’étais fatiguée et le sommeil m’a gagnée d’un seul coup.

Malgré tout, ce matin, en m’éveillant je n’étais pas bien. Il me semblait que je devais faire quelque chose mais je n’arrivais pas à savoir quoi.

Quand j’ai entendu descendre Marie je me suis levée aussi. En me voyant debout si tôt elle a été tout étonnée. J’ai dit que je voulais voir le soleil se lever sur le val et que j’irais faire une petite promenade avant de déjeuner. Je crois que Marie a été inquiète mais elle a eu l’air rassuré quand j’ai dit que j’emmenais Bob. Parmi les cinq chiens, Bob est le seul qui accepte de me suivre sans que Brassac m’accompagne. Avec lui, je sais que je ne risque rien.