J’ai suivi le sentier que Brassac m’avait fait prendre le lendemain de mon arrivée et je suis allée jusqu’à l’endroit d’où l’on voit le jeu de boules et la ferme abandonnée.
Arrivée là, je me suis assise sur une murette de pierre et j’ai attendu que le soleil sorte de derrière la colline. Le ciel était jaune entre la terre presque noire et une longue ligne de nuages violets. Bob était couché à mes pieds. Il regardait dans la même direction que moi et on aurait dit qu’il attendait aussi le lever du soleil.
À ce moment-là, j’ai pensé que ce n’était certainement pas uniquement pour assister au lever du jour que j’étais venue là, mais je n’ai pas pu comprendre quelle autre raison m’avait poussée.
Bien sûr, j’avais passé une partie de la nuit à me répéter qu’il faudrait que je prenne une décision. Je ne pouvais pas continuer de vivre ainsi chez ces gens. C’était cela, sans doute, que j’étais venu faire ici, parce qu’il fallait que je sois seule pour réfléchir.
J’allais réfléchir sérieusement à tout cela au moment précis où le soleil s’est montré. Ça, c’était évidemment une chose que je n’avais jamais vue. En ville, même quand on se trouve encore dehors à l’aube, on ne voit jamais le soleil se lever. C’est bien dommage, parce que c’est une chose qui vaut la peine d’être vue. Pendant plus de cinq minutes j’ai eu le souffle coupé. On aurait dit que toute la terre se mettait à remuer et, pourtant, le silence était parfait. Très vite l’ombre de la vallée parut rentrer dans la terre et disparaître sous le couvert des arbres. Les prés brillaient, le ruisseau faisait comme une traînée de feu entre les châtaigniers.
Dès que le soleil a été détaché de la colline, tout s’est immobilisé. Il n’y avait plus que les nuages qui avançaient lentement vers le nord.
J’ai essayé de reprendre le fil de mes idées, mais j’ai tout juste pu me dire que je venais d’être très heureuse pendant quelques minutes.
J’allais me lever pour partir lorsqu’un moteur a pétaradé dans la montée. Sur le coup, j’ai sursauté. Puis j’ai entendu qu’il s’agissait d’une moto. J’ai pensé que c’était Roger, l’homme au os. D’ailleurs, Bob s’était levé et il courait vers le sentier. Je l’ai rappelé. Il est revenu mais il me regardait avec des yeux tristes. Alors, je me suis mise en route en me disant que, le temps de faire le chemin, l’homme serait parti.
Je n’avais pas envie de le voir, mais, de l’avoir entendu, je savais que c’était dimanche et ça m’a paru extraordinaire. J’ai pensé que j’étais ici depuis plus de quinze jours, que nous étions dimanche et que, sans ce bruit de moto, je ne m’en serais jamais aperçue.
TROISIÈME PARTIE
10
Je crois de plus en plus que je ne suis pas faite pour prendre des décisions. Encore moins pour me battre et pas davantage pour réfléchir. Tout ce qui arrive m’ennuie beaucoup. Seulement, comme dit Léandre : « Si on pouvait tout arranger d’un seul coup, ce serait trop simple. Quand on a fini avec les individus, faut compter avec l’Administration. »
Évidemment, je croyais être débarrassée de Marcel. D’ailleurs lui-même n’a pas donné signe de vie. Pourtant, cette lettre de la Préfecture, que j’ai reçue huit jours après sa visite, je suis persuadée qu’il n’y est pas étranger. C’est d’ailleurs ce que j’ai dit à Léandre dès que j’ai vu qu’on me demandait de me présenter pour « régulariser ma situation ». Marcel s’est assez souvent servi de ses amis quand il fallait me protéger pour que je sache à quoi m’en tenir à ce sujet. Léandre l’a très bien compris et il m’a tout de suite offert de se rendre à la Préfecture pour voir ce qu’ils me veulent exactement et quelles formalités il faut accomplir. Bien entendu, j’ai accepté.
Léandre est donc parti, un matin, et je suis restée seule avec Marie et les chiens. Excepté Bob qui ne me quitte plus, tous les chiens étaient inquiets. Ils tournaient sans cesse dans la cuisine, et, dès qu’on ouvrait la porte, ils filaient sur le sentier qui mène à la route. Là, ils se collaient le nez contre la barrière et ils attendaient. Quand j’allais les appeler ils rentraient la queue basse. Seul le vieux Dik refusait de bouger. Ça m’ennuyait parce que le vent s’était remis à souffler depuis deux ou trois jours et il faisait froid. Quand j’ai demandé à Marie ce qu’il fallait faire, elle m’a dit :
— Rien. Faut le laisser. C’est pareil chaque fois que Léandre s’en va. Au fond, avec son poil épais, il ne risque rien. D’abord, quand il y a de la neige, il se couche dedans pendant des heures.
Depuis que j’étais là, jamais Brassac ne s’était absenté. Je n’y avais pas pensé et, de voir cette tristesse des chiens, j’ai compris que moi non plus je n’étais pas comme les autres jours.
J’ai aussi observé Marie. Je m’étais un peu habituée à lire sur son visage, et j’ai compris qu’elle était soucieuse. J’aurais aimé profiter de l’absence de Léandre pour essayer d’apprendre quelque chose de leur vie avant mon arrivée. J’ai posé plusieurs questions mais je n’ai rien pu savoir. Simplement, Marie m’a dit que les terres viennent de ses parents, qui sont morts ici voilà plus de quinze ans. Et c’est après leur mort seulement qu’elle a épousé Léandre.
À un certain moment, je ne sais plus à quel propos, Marie s’est mise à me parler de Dieu et de la religion. Marie est croyante. J’ai compris qu’elle se raccrochait à cette croyance en Dieu chaque fois qu’il lui arrivait un malheur. Moi, je ne vois pas comment on peut se raccrocher à ça, mais je n’ai rien dit. Au fond, j’ai l’impression que Marie ne sait pas grand-chose de Dieu et de la religion et qu’elle ignore pourquoi elle croit.
Ce qui m’intéressait, c’était de savoir ce que Marie entendait par « malheurs ». Il a fallu que je lui pose plusieurs fois la question pour qu’elle finisse par m’avouer qu’elle a une peur terrible de son homme quand il rentre saoul. J’ai souri en disant que ça n’arrivait pas souvent. Alors, Marie m’a dit :
— Bien sûr, depuis que vous êtes là il n’est pas retourné à Lyon. Mais vous verrez, ce soir, il rentrera saoul. Avant, il lui arrivait d’y aller une fois par semaine. Et chaque fois, en rentrant il m’insulte.
J’ai répondu que j’étais très ennuyée puisque c’était à cause de moi qu’il était descendu en ville.
Alors, elle m’a regardée d’un drôle d’air pour me dire :
— Au contraire, ce serait peut-être à moi de vous remercier… Ça doit être votre présence qui le retient ici.
En disant ces derniers mots, elle avait eu un sourire triste. Ensuite, nous n’avons presque plus parlé, mais j’ai repensé constamment à ce sourire de Marie. J’avais l’impression qu’elle souffrait, et que ce n’était pas seulement à cause de Brassac qui risquait de rentrer saoul. J’aurais aimé qu’elle me parle franchement, mais je ne savais comment m’y prendre.
*
La journée m’a paru très longue. De temps à autre j’allais jusqu’à la fenêtre. Le vent soufflait toujours aussi fort. Il venait de l’est et prenait le val en enfilade. Il remontait dans les châtaigniers en soulevant des feuilles mortes si bien qu’à certains moments on avait l’impression qu’il neigeait à l’envers d’énormes flocons jaunes. Sur la colline en face, les pins se tordaient. À mesure que le jour diminuait, le ciel paraissait plus bas et, peu de temps avant la nuit, les nuages ont paru s’appuyer sur la forêt pour enjamber la colline. J’ai pensé alors que, lorsque j’étais petite, c’était l’heure que ma grand-mère appelait « entre chien et loup ». Avant d’éclairer la lampe à pétrole elle me prenait sur ses genoux et je regardais par la fenêtre en l’écoutant me raconter des histoires. Les histoires, je m’en souviens à peine, mais je me rappelle très bien que les arbres avaient toujours des formes d’hommes à cette heure-là. Ici, ces formes je les ai retrouvées dans les châtaigniers les plus proches. Et, comme ma grand-mère, Marie a attendu la nuit complète pour donner de la lumière. C’est peut-être ridicule, mais, quand elle a tourné l’interrupteur, j’ai regretté un instant qu’il n’y ait pas de lampe à pétrole.
Je suis revenue près de la table et j’ai continué de dépouiller le maïs. Marie s’était remise à raccommoder, mais j’ai remarqué qu’elle regardait souvent le réveil. Elle connaissait l’horaire des trains et devait calculer le temps qu’il faudrait à Léandre pour monter de la gare. Elle ne disait plus un mot. Depuis des heures son visage n’avait pas changé d’expression. Moi, je n’osais rien dire. Et surtout, je ne savais pas quoi dire.
Chaque fois qu’un chien bougeait, Marie le regardait. Enfin, à huit heures, elle s’est levée pour mettre le couvert. Voyant qu’elle ne mettait que deux assiettes je lui ai demandé si nous n’attendions pas Léandre.
— C’est inutile. S’il avait pris le dernier train, il serait là, maintenant c’est l’horaire d’hiver.
Elle parlait toujours sur le même ton.
Dès que nous avons eu fini de manger, Marie a conduit les chiens à la grange. Quand elle est revenue je lui ai demandé si elle avait pu faire rentrer Dik.
— Non, m’a-t-elle dit, c’est pas la peine de l’appeler, avec le vent il n’entendra pas. Et puis, il ne nous obéira pas.
— Voulez-vous que j’aille le chercher ?
— Il vaut mieux le laisser dehors, si vous le faites rentrer de force il va pleurer et ça fera pleurer les autres.
Là-dessus, nous sommes montées nous coucher.
J’ai eu beaucoup de mal à m’endormir. Je suis restée longtemps à écouter les bruits de la nuit. Je pensais à Brassac. Je le voyais ivre mort, dans le bar où je l’ai rencontré. Peut-être avait-il rencontré Marcel. J’étais inquiète. Pourtant, je savais que Marcel tenait beaucoup à sa tranquillité et cela me rassurait un peu. Mais je pensais aussi à Marie ; aux soirées qu’elle avait dû passer seule à écouter, à épier les mouvements des chiens. Depuis la visite de Marcel, j’avais l’impression qu’elle avait de l’affection pour moi et je l’aimais bien. Mais son attitude du matin m’ennuyait beaucoup. De plus, je la trouvais trop renfermée. Et pourtant, en pensant à la vie qu’elle avait dû avoir depuis qu’elle était seule ici avec Léandre, je ne pouvais pas lui en vouloir.
11
C’est la voix de Léandre qui m’a réveillée. Il faisait nuit et j’ai compris tout de suite que je n’avais pas dormi bien longtemps. Léandre devait être à la cuisine et criait très fort en appelant Marie.
Il a dû faire tomber une chaise puis, tout de suite, j’ai entendu le pas lourd de Marie dans l’escalier. Je me suis levée et me suis habillée en hâte. Quand je suis arrivée dans la cuisine, Marie était en train de ranimer le feu. Accoudé à la table, Brassac la regardait. Elle n’avait pas pris le temps de s’habiller et portait une chemise de nuit blanche, très large et qui lui descendait jusque sur les pieds. Sous la table, quelque chose bougeait. Je me suis penchée. Entre les pieds de Brassac, un petit chien tout noir se léchait les pattes.
Sans raison, Brassac s’est mis à rire. Puis il m’a dit :
— Tiens, la môme, voilà tout ton bordel.
Il parlait avec beaucoup de difficultés. D’un geste large, il a tiré de sa poche une poignée de papiers qu’il a jetés sur la table. Je l’ai remercié en lui demandant s’il n’avait pas eu trop de mal. Il s’est remis à rire en se frappant la poitrine.
— Tu sauras, petite, que pour Antonin de Brassac, il n’est point de difficulté qui soit insurmontable. Brassac est l’homme des circonstances difficiles… Demande à la vieille…
Et il a continué par une longue tirade où il était question d’une foule d’actions toutes plus périlleuses les unes que les autres et dont il s’était tiré un peu comme les jeunes premiers des films de cow-boy.
Ce qu’il disait, sa façon de parler et ses gestes auraient pu amuser bien du monde s’il s’était trouvé dans une salle de café par exemple. J’ai repensé à Marinette, aux autres aussi qui m’avaient si souvent parlé de lui comme d’un « type » marrant. Moi, pour l’instant, je n’avais pas envie de rire. Au contraire.
J’en ai vu des ivrognes, ils m’ont toujours plus ou moins dégoûtée, mais jamais un homme saoul ne m’avait fait cette impression. Quand j’étais obligée de les subir, je les détestais. Au début, il m’est arrivé de souhaiter qu’un verre de plus les tue pour de bon. Là, d’entendre Léandre, de voir le dos voûté de Marie qui s’affairait de la table au placard, j’avais le cœur tout gonflé.
À un geste de Léandre, j’ai remarqué que la manche de sa veste était déchirée et qu’il avait du sang au poignet. Je me suis approchée de lui en lui demandant s’il était blessé. Il s’est mis à rire en disant :
— Une égratignure, petite. Un tout petit coup de surin. Une caresse pour ainsi dire.
Il a marqué un temps puis, parlant plus haut, il a repris :
— Mais Brassac n’aime pas ce genre de caresse. Et le maquereau qui me porta ce coup de lame gémit à l’heure qu’il est sur un lit d’hôpital. À moins que la morgue déjà… Mais non, cent mille tonnerres, veuille Dieu que le poing de Brassac n’ait pas entièrement occis cet imbécile.
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