Là, il s’est levé d’un coup. Sa chaise est tombée et, sous la table, le petit chien a pleuré avant d’aller se coucher derrière la cuisinière. Brassac ne s’est occupé ni du chien ni de la chaise. Déjà il marchait de long en large en gesticulant et en criant :
— Sacrebleu, quel carnage vous fîtes, cher monsieur de Brassac. En quel piteux état mîtes-vous cette vermine et le matériel de cet ignoble bouge qui, tantôt, vit votre victoire sur la pègre de la rue Mercière !…
Marie s’était retournée. Très pâle, elle suivait des yeux son va-et-vient. Brassac ne s’occupait pas de nous. Il allait d’un bout à l’autre de la pièce en titubant. Quand il s’arrêtait, c’était toujours en face de la fenêtre. Il la regardait un moment sans cesser de crier puis il repartait.
Il bégayait toujours. Pourtant la scène qu’il essayait de décrire, je n’avais pas beaucoup de mal à l’imaginer. Je connaissais le bar où elle s’était déroulée et je connaissais aussi la plupart des personnages. Je savais que la police n’intervenait presque jamais dans ce genre de règlement de compte parce que le patron ne l’appelait pas. Cela me rassurait. Et puis, j’étais persuadée que Brassac exagérait. Cependant je voyais le visage de Marie qui se tendait. Son front bas se plissait. Elle était de plus en plus pâle. Elle devait savoir qu’il était dangereux d’interrompre Brassac. Elle se dominait. Pourtant, quand il s’est arrêté elle a demandé :
— Et si les autres portent plainte, faudra encore payer ?
Elle avait parlé presque à voix basse, mais Brassac avait compris. D’un bloc il s’est retourné pour lâcher une bordée d’injures. Baissant la tête, les poings serrés il s’est dirigé vers Marie qui a perdu la tête. Elle a poussé un cri en se sauvant vers l’escalier. Mais elle avait à peine monté trois marches, qu’elle s’entroupait dans sa chemise trop longue et dégringolait de tout son poids.
Alors Brassac s’est penché en avant et s’est mis à rire en se tapant sur les cuisses. Moi, j’ai couru vers Marie pour l’aider à se relever. Elle n’avait pas l’air de s’être fait beaucoup de mal. Quand je me suis retournée, j’ai vu que Brassac s’était assis. Il ne nous regardait plus mais il riait toujours.
Nous avons commencé de monter, et, avant d’arriver au palier, j’ai regardé encore Brassac. Toujours sur sa chaise, cassé en deux, il toussait et crachait entre ses pieds.
Arrivée devant la porte de sa chambre, Marie s’est tournée vers moi. Elle m’a regardée. Ses yeux n’étaient plus vides. Elle avait peur. Terriblement peur. Je ne savais pas ce qu’il fallait faire. C’est Marie qui a parlé la première. Elle m’a dit :
— D’habitude, quand il est comme ça, je me ferme à clef dans ma chambre.
J’ai compris qu’elle n’oserait pas le faire puisque Léandre ne pouvait plus venir coucher dans la chambre que j’occupe. Alors je lui ai demandé si elle voulait dormir avec moi. Sans répondre elle m’a suivie.
En bas, Brassac ne criait plus. Il devait manger.
Allongée à côté de moi, Marie ne bougeait pas. Je crois même qu’elle retenait son souffle.
Un bon moment s’est écoulé avec juste le bruit du vent entre les lames des persiennes. Puis j’ai entendu Brassac qui montait l’escalier en trébuchant. Il a ralenti devant notre porte. Il marmonnait mais je n’ai pas pu comprendre ce qu’il disait. Il est allé jusqu’au bout du couloir. L’autre porte s’est ouverte, mais Brassac n’est pas entré. Il avait dû éclairer et voir que Marie n’y était pas car je l’ai entendu revenir plus vite vers nous. Marie s’est mise à trembler et j’ai senti qu’elle se rapprochait de moi.
La poignée de notre porte a tourné, mais j’avais fermé à clef. Par trois fois, Brassac a cogné contre le panneau. Marie a soufflé :
— Il va casser la porte.
Brassac s’était mis à crier ;
— Vous allez ouvrir, deux salopes… ou je… je défonce tout le bordel.
J’ai senti que Marie bougeait. Je l’ai empoignée par le bras en lui disant de ne pas se lever. Je n’avais pas peur.
Brassac continuait de nous insulter. Mais il voulait parler fort et vite et je ne comprenais pas la moitié de ce qu’il disait. Il s’est tu le temps d’envoyer deux coups de pied dans la porte puis, parlant plus lentement, il a crié :
— Vous êtes deux putains… Ça vous va bien de coucher toutes les deux… Brassac, tu as deux putains chez toi… Et t’as plus qu’à te branler. Les putains sont en grève !
Là, il s’est arrêté une bonne minute pour rire, puis il a lancé :
— T’entends, Marie-Molasse. T’es une putain comme l’autre… Une qui se fait baiser sans que ça serve jamais à rien… T’es un ventre inutile, t’entends, un ventre inutile… Pas foutue de faire un môme !
Marie s’est mise à pleurer. Elle pleurait lentement, à petits sanglots réguliers.
Chaque injure de Brassac me faisait mal pour elle. Et il continuait. Je me suis retenue un moment, puis, me levant d’un bond, j’ai couru jusqu’à la porte. Marie a crié :
— Simone !
Je lui ai dit de se taire. Sans éclairer j’ai tourné la clef très vite et ouvert la porte d’un coup. En me voyant, Brassac s’est arrêté de crier. Ses bras sont tombés le long de son grand corps qui continuait de vaciller. Il n’avait plus rien de méchant dans le regard. Il m’a fait penser un instant à Bob quand on le gronde. J’étais sortie avec l’intention de l’injurier et même de le gifler si c’était nécessaire. J’ai dit simplement :
— Vous êtes dégoûtant.
Il a marmonné je ne sais quoi, puis il s’est éloigné lentement. Il était plus voûté que jamais. Ses grosses mains semblaient tirer ses bras vers le plancher.
À ce moment-là, j’ai eu l’impression curieuse que Léandre ne finirait jamais de marcher jusqu’au bout de ce couloir de quelques mètres et que moi, je resterais toujours plantée là à le regarder.
Il a atteint la porte pourtant, et il l’a refermée derrière lui sans se retourner.
12
Le lendemain matin, c’est Marie qui m’a réveillée en se levant. Elle prenait pourtant beaucoup de précautions, mais j’avais mal dormi toute la nuit. Plusieurs fois je m’étais réveillée et, de sentir la chaleur d’un corps à côté de moi, ça m’avait fait une drôle d’impression.
J’ai fait semblant de dormir encore et j’ai laissé Marie sortir de la chambre. Elle devait être très fatiguée.
Elle avait pleuré longtemps. Et même pendant son sommeil je l’avais plusieurs fois entendue sangloter et soupirer. J’aurais aimé la consoler, mais je n’aurais pas su comment m’y prendre après ce que Brassac avait dit. J’ai préféré me taire. Et puis, à l’entendre sangloter ainsi, régulièrement, je pensais à la source qui sort de terre en bas de la grande châtaigneraie. Quand on bouche l’orifice avec sa main, l’eau trouve tout de suite une autre fissure dans le rocher. Il n’y a rien à faire, il faut qu’elle coule. Le chagrin de Marie, je crois que c’était pareil.
Une fois qu’elle a été sortie, j’ai essayé de me rendormir mais je n’ai pas pu et je n’ai eu aucun effort à faire pour me lever. Quand je suis descendue, Marie a été surprise et s’est excusée de m’avoir réveillée. J’ai dit que ça n’avait pas d’importance.
Comme je m’approchais de la table pour prendre les papiers que Brassac y avait jetés, j’ai vu qu’il y en avait un autre avec quelques mots écrits de sa main. Marie a vu que je regardais, elle m’a dit :
— Vous voyez, il est parti avant le jour, et il a laissé ce papier pour dire de ne pas l’attendre pour manger.
— Et où est-il ?
— Il doit être de l’autre côté, au bois de la Vieille-Terre. Il avait des pins à abattre et j’ai entendu taper là-haut.
Je suis sortie et j’ai traversé la cour. En effet, on entendait les coups réguliers de la cognée sur les troncs. J’ai fixé le bosquet de pins qui se trouve au sommet de la colline et qu’on appelle le bois de la Vieille-Terre. À plusieurs reprises j’ai cru voir remuer, mais en réalité, tout remuait car le vent avait redoublé de violence. Il était très froid et j’ai remarqué qu’il ne venait plus de l’est mais du nord.
Quand je suis rentrée je claquais des dents. Marie avait déjà allumé le feu et la cuisine était toute pleine d’une bonne chaleur qui sentait bon le café au lait.
Je me suis mise à déjeuner. J’avais faim et j’aime beaucoup le café au lait avec des tartines de beurre, mais je pensais à Léandre. J’ai demandé à Marie s’il avait emporté à manger. Elle m’a dit qu’il avait dû prendre un morceau de pain et une tranche de lard. Elle a hésité un peu et puis, au bout d’un moment, elle a ajouté :
— Ça fait rien, toute la journée sans rien avaler de chaud, avec le temps qu’il fait ; si c’est pas malheureux.
Puis, tout de suite après, Marie est sortie avec le seau de pâtée qu’elle venait de préparer pour son cochon.
La matinée m’a paru très longue. Je ne savais pas quoi faire. Marie ne disait pas un mot. Pourtant quand nos regards se croisaient il me semblait qu’il se passait quelque chose. Ce n’était plus comme d’habitude. Il y avait un peu de gêne, bien sûr, mais il y avait aussi comme une complicité. Comme un secret que nous aurions eu à garder toutes les deux.
Vers les dix heures j’ai demandé à Marie si elle ne pensait pas qu’en faisant cuire la soupe de bonne heure je pourrais en porter une gamelle à Léandre. Elle m’a dit simplement :
— Ça n’a l’air de rien, mais ça fait une trotte pour grimper là-haut.
Je n’étais jamais montée jusqu’à ce bois, je suis allée à la fenêtre pour me rendre compte. C’était loin, bien sûr. Mais j’ai pensé à toute cette journée, j’ai pensé à Léandre qui avait emmené les chiens. J’ai dit à Marie :
— Ça ne fait rien, j’irai.
Nous avons tout de suite épluché les légumes et Marie a mis à cuire une bonne soupe au lard avec, dedans, une saucisse fumée.
À midi nous avions fini de manger toutes les deux, et je pouvais partir. Marie avait préparé une petite marmite de fonte ventrue où elle avait mis de la soupe, un morceau de lard et la moitié de la saucisse.
— C’est la marmite qu’on prend toujours pour emporter. Elle n’est pas lourde et on peut faire réchauffer dehors.
Dans une musette elle avait mis une cuillère, une écuelle et du pain.
J’ai pris le sentier et ça me faisait quelque chose de ne pas voir Bob courir devant moi. Le vent soufflait toujours aussi fort et les feuilles mortes n’arrêtaient pas de tourbillonner en montant très haut. Les châtaigniers craquaient. En marchant, je n’avais pas froid. J’avais le vent dans le dos et je le sentais qui m’empoignait les reins, qui s’engouffrait sous mon manteau. À plusieurs reprises il m’a fait penser à des mains d’homme.
De penser à cela j’ai pensé aussi à la nuit que je venais de passer. La chaleur de Marie qui avait suffi à me réveiller, à me mettre mal à l’aise.
Depuis que j’étais levée, il y avait quelque chose qui n’allait pas. Bien sûr, je pensais à Marie et à Léandre. À la vie qu’ils devaient avoir depuis des années à se quereller sans cesse pour la même raison, mais ce n’était pas tout.
J’ai marché encore avec toujours ce vent qui me poussait, ces feuilles qui me frôlaient les jambes ou la figure. J’avais déjà fait plus des trois quarts du chemin quand j’ai compris que depuis le matin j’avais devant moi le visage de Marcel.
Je m’étais arrêtée. Je n’étais plus comme la première semaine de mon arrivée ici. J’étais capable de réfléchir.
Est-ce que je pouvais vraiment avoir envie de Marcel ?
Je savais bien que ce n’était pas en marchant que je me débarrasserais de cette idée. Malgré tout, j’ai repris la marmite de fonte et je me suis mise à marcher très vite. Le sentier montait maintenant entre une friche et un pré. Il n’y avait plus d’arbres pour arrêter le vent qui, à présent, venait sur ma droite. Je me suis mise à courir. Mais, arrivée sous le couvert des pins, j’ai dû m’arrêter pour reprendre mon souffle.
Comme j’allais repartir, Bob s’est jeté sur moi. Il a failli me faire tomber avec ma marmite, mais je n’ai pas pu le gronder. Depuis mon arrivée ici, c’était la première fois que je restais une demi-journée sans le voir. Je l’ai caressé un moment puis je n’ai eu qu’à le suivre pour trouver Léandre.
Léandre avait déjà abattu et ébranché cinq gros pins. Il était en train de lier des fagots de branchage et c’est pour cela que, depuis un moment, je n’entendais plus taper. Quand il m’a vu arriver, il m’a d’abord regardée avec un air gêné puis, tout de suite, il a eu un sourire un peu triste. Moi, j’ai pensé qu’il valait mieux faire comme si tout avait été prévu ainsi et j’ai crié :
— À la soupe, l’homme des bois, à la soupe !
Alors Léandre est venu au-devant de moi en disant :
— C’est trop loin, il fallait pas.
Mais j’ai senti qu’il était heureux que je sois là.
Comme la soupe s’était refroidie en cours de route, il a fallu allumer du feu. Mais on ne pouvait pas le faire sur le sommet de la colline à cause du bois de pins et du vent. Nous sommes descendus jusqu’au bord du ruisseau. Là, à côté du feu que Léandre a fait entre deux pierres, il faisait vraiment bon. On sentait à peine le vent, mais on l’entendait passer au-dessus de nous avec des craquements de branches et des sifflements. Il ne descendait pas au creux du val. Il sautait d’un bord à l’autre.
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