Juliette Benzoni

Le trésor

PROLOGUE

Après l’exaltante aventure de la Révolution américaine qui lui a rendu son nom et son rang, Gilles Goëlo, naguère bâtard voué au destin obscur d’un curé de campagne, est devenu le chevalier de Tournemine, officier aux Dragons de la reine, après avoir été le « Gerfaut » des Indiens Onondagas.

À cause de l’amour profond qu’il voue à la très belle Judith de Saint-Mélaine, disparue après son effroyable aventure vécue près du château de Trecesson, il souhaite aller plus haut, plus loin et d’abord retrouver les terres ancestrales et, au moins, la puissante forteresse de La Hunaudaye. Pour cela, il accepte de suivre en Espagne son ami Jean de Batz afin d’y prendre du service et d’arrondir le peu qu’il possède car, là-bas, la fortune, dit-on, vient plus facilement.

À la cour du roi Charles III, Gilles de Tournemine se fait d’implacables ennemis, dont les fidèles de l’Inquisition, mais aussi des amis dévoués comme le peintre Goya et l’ensorcelante duchesse d’Albe qui se prend pour lui d’un caprice violent et qui, lorsqu’il devra quitter l’Espagne un peu hâtivement, le chargera d’une mission bien féminine : acheter pour elle le plus fabuleux collier de diamants d’Europe, celui que les joailliers Boehmer et Bassange cherchent à vendre depuis le refus de la souveraine du royaume de France.

Rentré en France et devenu lieutenant en second aux gardes du corps, Gilles s’est trouvé mêlé aux intrigues du comte de Provence, frère de Louis XVI, qui convoite le trône de France, à ceux d’une certaine comtesse de La Motte-Valois qui convoite la fortune et le fameux collier qu’elle réussira à se faire remettre grâce à l’amour naïf que le cardinal de Rohan voue à la reine Marie-Antoinette, enfin aux étranges agissements d’un certain comte de Cagliostro dans l’ombre duquel il retrouve Judith, une Judith dont le mage exploite le don de voyance.

Lorsque sera découverte l’intrigue de ce qui va devenir l’Affaire du Collier de la reine, Gilles, chargé d’arrêter en plein Versailles le cardinal de Rohan, acceptera néanmoins de recevoir de lui un dépôt sacré que le prélat veut soustraire à la police.

À son tour, Judith, chassée de chez Cagliostro par l’arrestation de celui-ci, vient chercher refuge auprès de lui, avoue enfin son amour et accepte de devenir sa femme.

Mais, au soir du mariage, une machination de la comtesse de Balbi, maîtresse de Gilles, écarte le jeune homme de son épouse durant trois jours. Quand il reviendra, Judith, persuadée qu’il est l’amant de la reine, a disparu. Gilles, arrêté à ce moment pour complicité avec le cardinal de Rohan, est conduit à la Bastille.

PREMIÈRE PARTIE

LES FOSSÉS DE LA BASTILLE

Septembre 1785

CHAPITRE I

UN ASTROLOGUE DE SALON

Les verrous claquèrent et la porte de la prison s’ouvrit. Un geôlier apparut, titubant sous le poids d’un échafaudage de plats et d’écuelles surmontés de leurs couvercles d’étain. Le vacarme de toute cette ferraille emplit la chambre octogonale qui résonna comme un tambour mais sans réussir à tirer le prisonnier de l’espèce de prostration, faite d’amère et vague songerie, dans laquelle il semblait se complaire depuis son arrivée à la Bastille.

À demi étendu sur son lit, les regards perdus dans les ombres poussiéreuses du baldaquin tendu de serge verte, Gilles de Tournemine pouvait rester là des heures entières, l’esprit noyé dans une sorte d’engourdissement où s’anesthésiait son chagrin, ne secouant sa torpeur que pour une rapide toilette et pour grignoter, sans le moindre appétit d’ailleurs, un peu de nourriture.

Encore était-ce uniquement pour faire plaisir à Pongo, l’ancien sorcier iroquois qui, depuis leur première rencontre au bord du fleuve Delaware, quatre ans plus tôt, lui servait de confident, d’écuyer, de valet de chambre, de cuisinier et, à l’occasion, de nourrice. Depuis les sierras espagnoles et la cour de Charles III jusqu’aux parquets luisants de Versailles et aux bosquets de Trianon, Pongo avait suivi fidèlement toutes les tribulations de son maître. Qu’on eût enfermé celui-ci à la Bastille ne changeait rien à la chose et, sans même lever un sourcil, l’Indien lui avait emboîté le pas et s’était laissé enfermer dans la vieille forteresse médiévale où, cependant, ce fils des grands espaces devait se sentir singulièrement à l’étroit.

Sans sa présence attentive et silencieuse, Gilles se fût aussi bien laissé mourir de faim sous une barbe longue et un pied de crasse, son sort actuel et son avenir ne lui paraissant plus dignes du moindre intérêt.

Interminablement, il revivait avec une ivresse amère les instants si doux de son trop court bonheur, ces quelques jours illuminés d’espérance que la présence d’une Judith enfin soumise à l’Amour avait rendus inoubliables et qui avaient pris fin misérablement au moment où, la bénédiction nuptiale ayant fait de Mlle de Saint-Mélaine Mme de Tournemine, les chaudes perspectives de la vie à deux s’ouvraient devant le jeune couple.

La peine du captif était si profonde qu’elle ne parvenait même pas à engendrer la haine envers la femme égoïste et cruelle qui avait causé tout ce drame. Bien plus qu’à Mme de Balbi, sa maîtresse d’un moment, c’était à lui-même que Gilles en voulait, à lui qui n’avait pas su protéger son amour, à lui qui connaissait si bien Anne de Balbi. Comment avait-il pu être assez stupide pour ne pas deviner qu’une femme de son rang et de son orgueil ne se laisserait pas écarter sans chercher au moins à tirer une quelconque vengeance ?

C’était là le seul sujet de ses angoisses. Quant à la prétendue faute qui avait servi de prétexte à son arrestation, à la prétendue collusion établie entre lui, simple garde du corps, et le cardinal-prince de Rohan accusé par la reine, comme un vulgaire truand, du vol d’un collier de diamants de plusieurs millions, il ne lui accordait même pas l’honneur d’un souci. Il n’avait conscience d’avoir accompli qu’un devoir de charité en acceptant de brûler un morceau de papier, peut-être un peu tendre, de cacher un petit portrait, peut-être compromettant pour la reine, quand Rohan l’en avait supplié au moment de son arrestation. Un devoir de soutien naturel, aussi, entre gens du même terroir puisque, depuis la nuit des temps, les fils du Gerfaut et les princes de Rohan avaient tissé entre eux ces antiques liens féodaux qui dépassaient l’autorité même d’un roi de France.

Peut-être cela le mènerait-il, quelque soir, à la lueur sanglante des torches, jusqu’à un échafaud dressé sur la place de Grève ou, plus discrètement, dans la cour de la Bastille mais, en lui tranchant la tête, l’épée du bourreau ne ferait, après tout, que le libérer d’une souffrance à laquelle il ne voyait pas de remède.

Il avait touché de trop près au bonheur absolu pour imaginer un avenir où Judith n’aurait pas sa place. L’existence ne serait alors qu’un insupportable fardeau dont il se fût déjà délivré d’ailleurs si la crainte de Dieu ne l’avait retenu au bord du suicide. Il connaissait trop la jeune femme en effet pour espérer que son entêtement de Bretonne accepterait un jour la vérité, consentirait à lui laisser au moins le temps d’expliquer qu’ils étaient tous deux victimes d’un malentendu, d’un piège trop soigneusement tendu… Se croyant trahie dès le soir de ses noces, jamais Judith ne pardonnerait. Alors, à quoi bon vivre encore ?

En silence, mais non sans jeter vers le prisonnier dont il ne voyait qu’une jambe des regards pleins de curiosité, le porte-clefs Guyot avait déposé sur la table une nappe assez blanche, changé les chandelles plus qu’aux trois quarts usées et disposé, auprès du couvert, les plats dont il ôtait à présent les couvercles avec une mine gourmande.

— Le cuisinier a bien fait les choses, ce soir, mon gentilhomme. Vous avez du potage aux écrevisses, des petits pâtés chauds, de la langue en ragoût, des fruits et des échaudés…

— Je n’ai pas faim.

— Vous avez tort mais, si vous y tenez, je peux remporter…

— Nous tout manger ! affirma Pongo péremptoire en poussant l’homme vers la porte sans ménagements. Toi t’en aller !…

— Au lieu de me gaver comme une oie à l’engrais, grogna Tournemine, on ferait beaucoup mieux de m’apprendre quand je dois être jugé et, éventuellement, exécuté…

C’était là le genre de questions qu’un geôlier redoutait entre toutes car il n’avait aucune possibilité d’y répondre. Eût-il d’ailleurs possédé la plus mince information sur le sort futur de ses prisonniers – la date ou l’heure du premier interrogatoire, par exemple – qu’il en était empêché par l’interdiction formelle, sous peine des plus graves sanctions, d’en laisser seulement supposer la plus petite parcelle, fût-ce par un seul mot ou même une intonation, un soupir. Aussi, quand les prisonniers s’engageaient sur ce chemin glissant, les gardiens choisissaient-ils de se cantonner dans un silence absolu et de quitter les lieux au plus vite. C’est ce que fit Guyot.

Sa silencieuse retraite ne fit pas l’affaire de Tournemine. Jaillissant soudain de sous l’abri de ses rideaux verts, il se jeta sur l’homme, le saisit par sa veste, le souleva de terre et se mit à le secouer si vigoureusement que le gros trousseau de clefs pendu à sa ceinture (il fallait parfois quatre ou cinq clefs pour une même serrure) se mit à grelotter tandis que les dents du malheureux claquaient d’effroi.

— Vas-tu me répondre, gredin ? hurla le chevalier. Je veux savoir quand je dois mourir.

— Je… je voudrais bien vous répondre, mon gentilhomme ! Je vous jure que je le voudrais de tout mon cœur. Mais je ne peux pas… Je ne sais rien !

— Tu es sûr ?

— Très, très sûr ! Et puis, fallait demander ça à Monsieur le Gouverneur quand il vous a reçu à votre arrivée ici. Pas à un pauvre porte-clefs…

— Quand je suis arrivé ?…

Lâchant brusquement l’homme qui vacilla, Tournemine lui tourna le dos et se dirigea vers l’étroite fenêtre, si profondément enfoncée dans son embrasure1 qu’elle ressemblait à l’orifice d’un tunnel, et demeura là un moment, sans rien voir des éclats somptueux dont le soleil couchant illuminait le ciel, perdu de nouveau dans ses pensées et cherchant à rassembler les souvenirs qui le fuyaient.

La disparition de Judith l’avait plongé dans une si profonde souffrance qu’il ne se rappelait rien, ou si peu, de ce qui avait suivi le moment où le lieutenant des gardes de la Prévôté, en lui mettant la main sur l’épaule, s’était assuré de sa personne au nom du roi. Seul l’aimable visage inondé de larmes de l’excellente Mlle Marjon, sa logeuse, flottait sur son départ de Versailles. Ensuite, il y avait un trou noir, l’obscurité cahotante d’une voiture hermétiquement close qui roulait au grand trot et qui conduisait à d’autres ténèbres, trouées de flammes rouges : celles d’un énorme puits de pierre, la cour de la Bastille…

Avait-il vu quelqu’un alors ?… Sa mémoire, toujours si sûre cependant, mit longtemps à lui restituer un visage sanguin sous un chapeau galonné d’or, un sourire aimable sur des dents jaunes, le son d’une voix qui souhaitait une bienvenue ambiguë. Et puis le raclement de pas ferrés sur des marches de pierre, le claquement des verrous, le grincement d’une lourde porte et, pour finir, le vaste désert obscur d’une chambre voûtée fleurant l’abandon et l’humidité que Pongo avait stigmatisée à sa façon.

— Vilain tipi !…

Pourtant, à sa manière silencieuse, l’Indien s’était adapté étonnamment bien à cet état nouveau. Alors que son maître, inerte et indifférent à son sort futur, laissait les jours – combien au juste ? Cent mille… ou quatre ? – couler sur lui sans réussir à penser à autre chose qu’à son bonheur brisé, Pongo, pour sa part, s’efforçait de tirer le meilleur parti possible des ressources de la Bastille.

L’ancien sorcier des Onondagas s’était, en effet, très vite aperçu de l’impression produite sur les geôliers, gens simples et volontiers craintifs, par son aspect sauvage, son crâne rasé, orné d’une longue mèche noire, qu’il se gardait bien à présent de recouvrir pudiquement d’une perruque, et les terrifiantes grimaces qu’il s’entendait si bien à étaler sur un visage déjà peu avantagé sur le rapport de la grâce. Sa voix caverneuse, son langage inhabituel avaient fait le reste et, régnant par la terreur, Pongo avait pu obtenir pour son maître un ameublement à peu près convenable, de la chandelle et même quelques livres auxquels, d’ailleurs, le prisonnier n’avait pas touché.

Veillant sur lui avec la vigilance d’une bonne nourrice, il avait laissé Tournemine remâcher son chagrin autant qu’il l’avait voulu tout au moins jusqu’à ce même jour – qui était le mardi 5 septembre 1785 – où Pongo décida que son maître avait donné suffisamment de temps aux regrets stériles. Et comme, avec un nouveau soupir, le chevalier quittait sa fenêtre pour regagner son lit sans même un regard à l’appétissant repas étalé sur la table, l’Indien vint lui barrer le passage.