Quand deux heures sonnèrent à l’horloge de la Bastille, Pongo marmotta entre ses dents une courte oraison propitiatoire, Gilles une rapide prière puis tous deux, tombant dans les bras l’un de l’autre avec un bel ensemble, s’accolèrent fraternellement.

Le chevalier tira alors l’une des clefs de sa poche et tenta de l’introduire précautionneusement dans la serrure du bas. Ce n’était pas la bonne. Il en prit une autre, sans parvenir d’ailleurs à se défendre d’une vague angoisse. Ne se pouvait-il, après tout, que l’on changeât de temps en temps les serrures de la Bastille sans en avertir le roi ?

Mais non. La seconde clef tournait aisément tandis que la première s’adaptait parfaitement à la serrure du haut… et la porte, doucement, s’ouvrit sans un grincement. Pour plus de sûreté, d’ailleurs, Gilles avait soigneusement graissé ses gonds avec ce qui restait de son huile à salade.

« Quel dommage d’avoir mis un pareil artiste sur un trône où d’ailleurs il se déplaît si fort ! pensa-t-il. La serrurerie poussée à ce point de perfection c’est du génie… »

L’un derrière l’autre, retenant leur souffle, les deux hommes gagnèrent les quelques marches qui donnaient accès au couronnement de la tour. Dans les profondeurs de celle-ci tout était silencieux. Seule, la petite toux sèche d’un des hommes de garde tout en bas de l’escalier parvint jusqu’à eux. L’acoustique, apparemment, était, excellente dans ce vaste cylindre de pierre.

Restait à ouvrir la dernière porte. Lentement, doucement, Tournemine approcha la clef de la serrure, la fit pénétrer, tourna avec une extrême lenteur… Mais cette clef-là était aussi bonne que les deux autres et le vantail s’ouvrit lui aussi sans la moindre difficulté : les candidats à l’évasion se retrouvèrent sous le ciel, à l’air libre.

Peu engageant le ciel en question. Noir comme de l’encre, il continuait à dégoutter continuellement transformant la plate-forme en une grande flaque d’eau que n’éclairait aucun reflet. Un peu en arrière des créneaux, assez retirés pour que leurs bouches n’y apparussent pas, on pouvait deviner la silhouette menaçante des canons.

En débouchant sur la tour de la Liberté dont ils espéraient bien qu’elle n’allait pas les décevoir, Gilles et Pongo oubliant la pluie se donnèrent la joie de respirer deux ou trois fois très profondément, emplissant avec délices leurs poumons de l’air humide et froid, cependant que leurs yeux, vite accoutumés à l’obscurité, fouillaient l’immensité qui les entourait. Au-delà des tours et de leurs tourelles d’escaliers qui ressemblaient à des champignons, Paris était étendu à leurs pieds.

En dépit de la nuit pluvieuse, quelques points lumineux perçaient l’obscurité, feux brûlant auprès de corps de garde ou lanternes dansant sur leurs cordes aux carrefours. Par meilleur temps on eût distingué aisément les hauteurs de Montmartre et de Montrouge, avec leurs moulins, les tours plus proches de Notre-Dame, la flèche de la Sainte-Chapelle et le long ruban, à peine moiré, de la Seine.

Vues de cette hauteur, les choses semblaient étonnamment paisibles et rassurantes. Aucun bruit ne se faisait entendre, rien ne bougeait. Aussi les fugitifs éprouvèrent-ils un instant l’impression d’être seuls au monde sous le regard de Dieu. Mais ils n’étaient pas là pour philosopher en contemplant le paysage.

Rassurés par le grand silence, ils se dirigèrent vers le bord de la plate-forme, tirant après eux leur corde dont ils éprouvèrent vigoureusement la solidité.

— Ça devrait pouvoir aller, chuchota Tournemine.

Jetant un coup d’œil en bas, il mesura la hauteur de la tour, la largeur du fossé. Le reflet d’un quinquet de corps de garde allumé quelque part vers l’entrée de la forteresse lui arracha une exclamation satisfaite.

— Le fossé est presque plein. La Seine doit être très haute…

De l’autre côté s’élevait la haute contrescarpe, coiffée d’une galerie couverte sur laquelle, passé l’angle de la tour du Puits qui se trouvait à droite de la Liberté, devait attendre l’inconnu chargé de leur prêter assistance. Malheureusement, sur cette galerie devaient se trouver aussi deux ou trois sentinelles qu’il s’agissait de ne pas alerter. Au-delà, les fugitifs pouvaient voir la petite place de la Bastille délimitée par les lanternes allumées à l’entrée du boulevard et des autres rues.

Sans échanger une parole et d’un commun accord, les deux hommes unissant leurs efforts s’attelèrent à l’un des canons et firent rouler doucement le lourd engin de bronze jusqu’au plus proche créneau afin d’y attacher la corde. Le roi l’avait conseillé et il était impossible de trouver meilleur ancrage.

Quand il fut certain que la corde tenait bien, Gilles donna à Pongo les clefs qui leur avaient ouvert les portes de leur geôle.

— Je passe le premier, dit-il. Si la corde ne tient pas, rentre dans la prison et referme les portes sur toi. Tu seras vite libéré car tu n’as rien à te reprocher et le roi d’ailleurs me l’a promis au cas où nous échouerions. Mon ami Winkleried, celui que tu appelles Ours Rouge, s’occupera de toi et te fera repartir en Amérique. Tu lui diras que je l’aimais bien…

Une brusque émotion le jeta de nouveau dans les bras de l’Indien.

— Adieu, mon ami… ou bien à tout de suite ce que j’espère fermement, ajouta-t-il avec un sourire.

Sans attendre de réponse, il empoigna la corde et, tournant le dos au vide, les pieds appuyés à la muraille, commença la périlleuse descente en recommandant son âme au Créateur. Il s’attendait à chaque instant à ce que son support de fortune cassât et le précipitât au pied de la tour.

Peu à peu, il reprit de l’assurance. Les choses se passaient mieux qu’il ne l’avait craint. La corde tenait bien en dépit des irrégularités qui en rendaient le contact peu agréable mais les prises plus solides. L’interminable muraille glissait lentement sous ses pieds. De temps en temps, il jetait un coup d’œil vers la galerie s’attendant à chaque instant à voir surgir une ronde précédée d’un porte-lanterne. Il savait qu’elles étaient fréquentes mais que, pour des raisons de sécurité, elles n’étaient pas faites à heure fixe. Aucune n’étant passée depuis qu’il s’était approché du bord de la tour, il fallait faire vite. D’autant que l’inconnu, sur sa galerie, devait lui aussi risquer de se faire prendre.

Tout en descendant, Gilles s’efforçait de ne pas imprimer d’inutiles secousses à son support afin de ne pas l’endommager avant que Pongo, heureusement plus léger que lui, ait pu descendre à son tour. Pour mieux contrôler la longueur de la corde, il avait cessé de descendre en s’appuyant des pieds à la muraille et se contentait de l’étreindre entre ses genoux.

Tout à coup, après un temps qui lui parut interminable, ses pieds ne touchèrent plus que le vide. Comprenant qu’il était au bout de sa tresse de drap, Gilles leva les yeux, vit la tour dressée au-dessus de lui comme une falaise prête à s’abattre mais un autre regard, en bas cette fois, lui montra un faible miroitement de l’eau. Elle était toute proche.

« C’est gagné ! » pensa-t-il et, le plus doucement qu’il put, il se laissa glisser. Il entra dans l’eau presque sans éclaboussures, toucha du bout des pieds la pente noyée du fossé et la repoussa d’une détente de ses jarrets pour laisser le champ libre à Pongo. Arrivé au milieu du fossé, il se contenta de se maintenir sur l’eau et ne bougea plus. Là-haut, Pongo qui avait senti la corde devenir molle était déjà en train de commencer sa descente. Ce fut à ce moment-là qu’un bruit de pas fit retentir les planches de la galerie…

En même temps, la lueur d’une lanterne dessinait brusquement sur la nuit la charpente qui habillait le parapet et, glissant sur l’eau, atteignit Tournemine. Instantanément, il disparut sous la surface. Il avait pu apercevoir deux soldats qui, sans se presser, effectuaient leur ronde habituelle.

Le cœur battant comme un tambour, il demeura un instant sous l’eau, ravagé d’angoisse à la pensée de Pongo qui avait dû être obligé de demeurer pendu à sa corde, aussi immobile que possible tandis que passaient les deux hommes. En pensant aussi au mystérieux personnage qui devait les attendre, après le coude de la contrescarpe…

Au bout d’un moment qui lui parut convenable, il refit surface, vit que les gardes avaient passé l’angle et que Pongo, aussi tranquillement que s’il redescendait d’un arbre dans sa forêt natale, progressait calmement le long de la corde que sa teinture de fortune rendait heureusement très peu visible.

Un moment plus tard, l’Indien rejoignait son maître dans l’eau bourbeuse du fossé et, dans l’ombre, le chevalier vit briller ses grandes dents.

— Allons-y ! chuchota Gilles. Il faut voir ce qui s’est passé de l’autre côté…

N’ayant entendu aucun bruit suspect, son inquiétude avait pris une autre direction : si son guetteur ne s’était pas fait prendre, c’était peut-être parce qu’il n’était pas au rendez-vous et, dans ce cas, qui les aiderait à escalader une contrescarpe dont l’apparence était celle d’un mur nu surmonté de la galerie en encorbellement ?

Lentement, en évitant de faire le moindre bruit, tous deux se mirent à nager dans la direction qu’avait indiquée le roi, cherchant à distinguer, à mesure qu’ils approchaient, si quelque silhouette apparaissait dans l’ombre du passage couvert. Mais rien ne se montrait.

— S’il n’y a personne, je ne sais pas comment nous allons faire, souffla Gilles quand il estima être arrivé au bon endroit…

La réponse vint instantanément sous la forme de quelque chose de dur qui tomba si près de lui qu’il faillit bien la recevoir sur la tête. Sortant un bras de l’eau, il tâta l’objet, sentit qu’il s’agissait d’une échelle de corde.

— Il est bien là…, chuchota-t-il ravi. Nous sommes sauvés.

— Oui, si vous vous dépêchez, fit une voix étouffée qui lui parut venir du ciel, la ronde refait quelquefois le tour en sens contraire…

Il ne se le fit pas dire deux fois. Empoignant l’échelle, il escalada rapidement, enjamba la balustrade et se retrouva sur la galerie en face d’un homme si soigneusement empaqueté qu’il était impossible de distinguer sa silhouette.

— Monsieur, dit-il reconnaissant, nous allons vous avoir de bien grandes obligations.

— Nous parlerons de cela plus tard. Il faut faire vite. Vous êtes trempés mais avec cette pluie qui inonde tout vos traces ne se verront pas sur ces planches. Tout est mouillé ici…

Tout en parlant, il aidait Pongo, qui arrivait à son tour, à prendre pied sur la galerie puis, allant de l’autre côté, celui qui donnait sur la rue de la Porte Saint-Antoine, se penchait au-dehors.

— Envoie le colis…, ordonna-t-il, et vous, venez m’aider…

Unissant leurs efforts, Tournemine, Pongo et l’inconnu firent passer dans la galerie un long et lourd paquet qui montait à l’aide de deux cordes. Le paquet, bien sûr, c’était le cadavre destiné à jouer, dans le fossé, le rôle de Gilles.

— Les chevaux nous attendent sur la place, dit l’homme masqué. Quant à ceci, il faut qu’on le trouve en face de la tour de la Liberté. Portons-le !

À trois, ils enlevèrent le corps sans la moindre difficulté. C’était un homme à peu près de la taille de Tournemine vêtu d’une chemise blanche, d’une culotte d’ordonnance portant des bas de soie et des souliers à boucle. Le visage couvert d’une sorte de cagoule était invisible.

On fit glisser le corps à l’eau, à peu près à l’endroit annoncé, après que l’inconnu eut prestement escamoté la cagoule, puis l’homme, qui avait récupéré son échelle de corde, désigna le parapet donnant sur la place.

— Mon valet vous attend en bas. Ce n’est pas très haut, d’autant que les chevaux tout sellés se trouvent juste en dessous. Une fois en selle, attendez-moi !

— Qu’allez-vous faire ?

À travers l’épaisseur du manteau, il entendit l’homme ricaner.

— Vous serez censé avoir été abattu pendant que vous descendiez avec votre corde, il faut bien que je tire le coup de feu qui vous aura tué. La garnison de cette agréable demeure n’est pas, tant s’en faut, composée de petits génies mais comme le gouverneur, qui est naturellement dans le secret, n’a pas jugé bon d’y mettre toute sa troupe, ces braves gens pourraient se poser des questions. Vite, en bas ! Il faut que nous ayons disparu quand les gardes vont accourir… et ils courent encore assez vite pour des invalides.

Le coup de feu éclata à l’instant précis où les séants de Gilles et de Pongo touchaient, avec un bel ensemble, les selles des chevaux sur lesquels ils avaient sauté en voltige depuis la galerie. Trois secondes plus tard leur sauveur se laissait tomber à son tour, un peu moins légèrement peut-être et les quatre cavaliers piquant des deux traversèrent la place de la Bastille comme quatre boulets de canon, s’engouffrant dans la rue Saint-Antoine au moment même où la cloche de la forteresse se mettait à sonner, annonçant que l’évasion était découverte. En se retournant, Gilles put voir qu’une troupe armée agitant des lanternes et des torches avait envahi la galerie de la contrescarpe… Les gardes avaient, en effet, montré beaucoup de diligence…