Sans ralentir l’allure, les quatre hommes continuèrent la rue Saint-Antoine jusqu’à l’église Saint-Paul qu’ils atteignirent au moment même où l’horloge sonnait trois heures. Mais ils remirent leurs chevaux au pas pour s’engager dans la rue de la Couture-Sainte-Catherine1, beaucoup plus étroite, et qu’ils suivirent en évitant, autant que faire se pouvait, d’éveiller les échos endormis. Des profondeurs de cette rue, on entendait encore un peu la cloche de la Bastille mais pas assez pour éveiller ceux qui y dormaient sagement derrière volets clos et façades muettes.
— Les chevaux étaient utiles parce qu’il fallait disparaître très vite, confia l’inconnu à Tournemine, et aussi pour transporter le personnage qui a pris votre place dans le fossé, sinon nous aurions très bien pu aller à pied. Nous sommes presque arrivés.
— Où allons-nous donc ?
— Chez moi. Personne n’aura l’idée de venir vous y chercher.
Il avait rejeté son épais manteau que la pluie ne justifiait plus d’ailleurs car elle avait brusquement cessé, comme si, ayant rempli son office dans les plans du roi, elle n’avait plus de raison d’être. Il avait aussi ôté son masque, montrant sous l’éclairage d’une lanterne un visage ouvert et souriant, animé par des yeux vifs et bien fendus, un nez assez long, plutôt pointu, une grande bouche sinueuse mais spirituelle et meublée de belles dents. Grand, bien découplé et de belle prestance, l’inconnu n’était plus très jeune mais il avait un charme indéniable et devait aimer la vie.
Passé l’hôtel de Carnavalet et celui des Lepeletier de Saint-Fargeau, on tourna dans la rue des Francs-Bourgeois que l’on suivit jusqu’à la rue Vieille-du-Temple.
— Nous y voilà ! dit l’inconnu en désignant l’imposant portail arrondi d’un vieil hôtel dont le domestique, un Noir athlétique, se hâta d’aller ouvrir les portes. Les trois cavaliers pénétrèrent alors dans une grande cour pavée entourée de bâtiments aux fenêtres desquels ne se montrait aucune lumière.
On mit pied à terre et le domestique rassembla les guides dans sa main pour ramener les chevaux à l’écurie.
— Je vous montre le chemin, dit son maître. Prenez seulement garde à ne pas trébucher. Cette maison est l’ancien hôtel des ambassadeurs de Hollande et cette cour aurait besoin de quelques réparations. Certains pavés sont un peu démis.
À sa suite, Gilles et Pongo franchirent un passage voûté, un peu éclairé d’ailleurs par le faible reflet d’une flamme qui devait brûler quelque part. Ils débouchèrent dans une seconde cour, plus grande que la première, et découvrirent des bâtiments dont l’ornementation semblait aussi riche qu’élégante. Sur la gauche, un petit portique ouvrait sur une terrasse. Et, cette fois, plusieurs fenêtres montraient que, derrière leurs rideaux tirés, les pièces du rez-de-chaussée étaient éclairées.
Au bruit de pas, d’ailleurs, la porte s’ouvrit et une jeune femme en négligé de mousseline parut, tenant à la main une chandelle qui éclairait son joli visage inquiet.
— Enfin, vous voilà ! soupira-t-elle. Je ne vivais plus tant je me tourmentais pour vous…
— Vous avez eu bien tort, ma chère Thérèse. Tout s’est fort bien passé et nous voici tous trois sains et saufs… Souffrez, ma chère amie, que je vous présente le chevalier de Tournemine de La Hunaudaye qui sera votre hôte quelque temps ainsi que son serviteur…
— J’aimerais mieux « compagnon », corrigea Gilles en souriant et en s’approchant pour saluer la jeune femme. On ne saurait faire un serviteur du grand sorcier des Onondagas et c’était la fonction que remplissait mon ami Pongo sur les rives du fleuve Delaware. Si vous voulez bien permettre que je vous le présente, madame, vous pourrez voir qu’il est tout à fait ce que nos ennemis anglais nomment un gentleman.
Tandis que Tournemine débitait son petit discours et que Pongo saluait avec une grande dignité, le visage de leur hôte s’était illuminé tandis qu’il esquissait même le geste de tendre les bras à son invité. Mais il se contenta de poser sur son épaule une main chaleureuse.
— Voilà un langage qui me charme, chevalier, surtout chez un noble de vieille souche. Vrai Dieu ! je suis à présent extraordinairement heureux de vous accueillir chez moi. Un combattant d’Amérique doublé d’un homme de cœur sachant rendre à l’homme ce qui lui appartient ne peut y être que le très bienvenu.
— Je vous remercie. Mais peut-être alors, monsieur, consentirez-vous à m’apprendre, à présent, à qui je dois, croyez-le, bien plus que la vie.
L’autre se mit à rire et ce rire, franc et communicatif, était extraordinairement jeune chez un homme qui avait dépassé la cinquantaine, ainsi que le révélait la lumière des bougies sur son visage tout au moins car la silhouette était restée mince et le geste vif.
— Recevez mille excuses ! Je suis impardonnable ! C’est à Mme de Willermaulaz, ma « ménagère », que je viens de vous présenter et, en ce qui me concerne, j’ai pour nom Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais.
Les yeux de Tournemine s’arrondirent.
— Beaumarchais ?… L’auteur du fameux Mariage de Figaro et du Barbier de Séville que viennent de jouer la reine et le comte d’Artois en personne ?
Le sourire de l’écrivain s’accentua tandis qu’il saluait de nouveau.
— Mes modestes personnages ont eu, en effet, ce très grand honneur…
Mais Tournemine n’en avait pas encore fini avec l’étonnement et les questions qu’il se posait à lui-même plus encore qu’à son hôte.
— Beaumarchais l’homme du roi ? Son agent secret en quelque sorte ? Comme c’est étrange !… pourtant, n’avez-vous pas été jeté en prison voici peu ?
— À Saint-Lazare, en effet, mais ce n’était pas vraiment le roi qui m’y avait envoyé. C’était Monsieur… tout comme vous-même à la Bastille, n’est-ce pas ? Et c’est le roi qui m’en a fait sortir quelques jours après… Tout comme vous encore mais plus facilement : il a suffi d’un ordre d’élargissement. J’ajoute que, depuis longtemps déjà, je suis à son service… secret, sans que, d’ailleurs, il s’en rende toujours parfaitement compte. C’est au surplus sans importance…
Son visage, qui s’était rembruni progressivement, reprit bien vite sa sérénité souriante.
— Mais ne croyez-vous pas, chevalier, qu’avant de parler politique, nous devrions songer à vous mettre au sec ? Vous et le seigneur Pongo êtes en train d’inonder les tapis de Thérèse… outre que vous ne devez pas être fort à votre aise.
— C’est trop juste ! Pardonnez-moi, madame, cet involontaire gâchis. Je ne pensais pas me retrouver si vite dans un salon.
— Vous êtes tout pardonné, monsieur, sourit Thérèse sur laquelle agissait déjà visiblement le charme du jeune homme en dépit de sa piteuse apparence. Pierre-Augustin va vous trouver des vêtements secs puis vous passerez à table pour vous remettre un peu avant d’aller dormir. J’ai des œufs tout frais que j’ai rapportés hier d’Ermenonville et j’espère que vous allez aimer ma confiture de fraises…
Un moment plus tard, enveloppé dans une vaste robe de chambre rayée vert et blanc, appartenant à Beaumarchais, qui rattrapait en largeur ce qui lui manquait en longueur, Gilles prenait place avec ses hôtes et Pongo, drapé lui-même dans un tissu pourpre qui lui donnait assez l’air d’un roi de tragédie, autour d’une table aussi agréablement servie que si l’on eût été au milieu de la journée.
Tout en faisant honneur aux œufs brouillés de Thérèse accompagnés d’un pain miraculeusement croustillant et tiède et d’un café qui embaumait toutes les senteurs de son île natale de Saint-Domingue, Tournemine examinait ses hôtes.
Rassurée à présent sur le sort de son seigneur et maître qu’elle couvait d’un regard plein d’une tendresse quasi maternelle, bien qu’elle eût près de vingt ans de moins que lui, la belle « ménagère » se laissait aller sans arrière-pensée à son naturel enjoué, chaleureux et hospitalier. Tandis qu’elle bavardait avec ses nouveaux amis, les beaux yeux bleus qui animaient son joli visage en forme de cœur et s’accordaient si bien avec ses cheveux blond cendré se posaient incessamment sur les assiettes et les tasses afin de s’assurer que personne ne manquait de rien.
Fraîche, nette et appétissante dans son négligé d’une blancheur neigeuse, bien coiffée en dépit de l’heure excessivement matinale, Thérèse s’accordait à merveille avec le cadre de la salle à manger décorée, sous un plafond peint par Dorigny, de boiseries claires, de deux grands buffets peints en gris clair avec dessus de marbre supportant argenterie massive et porcelaines de la Compagnie des Indes, d’un poêle en faïence, d’une fontaine de cuivre rutilante et de quelques bonnes toiles flamandes représentant des natures mortes. Une quinzaine de chaises garnies d’une « moquette » de Tournay d’un beau rouge profond donnaient du ton à l’ensemble sur lequel un grand lustre en bronze doré déversait une agréable lumière.
On sentait que cette grande jeune femme saine était l’âme d’une maison où tout respirait l’ordre, la propreté et la joie de vivre. Mais, comme elle lui offrait de reprendre du fromage de Brie, Gilles, en déclinant l’invitation, remarqua son accent qui n’était d’ailleurs pas sans lui en rappeler un autre.
— De quelle région de France êtes-vous, madame ? demanda-t-il en souriant.
Elle devint aussi rouge que les fraises de ses confitures.
— Oh ! vous avez remarqué mon malheureux accent ? fit-elle avec une charmante confusion. C’est que je ne suis pas née en France, chevalier, mais bien en Suisse. Cela doit faire un peu campagnard pour un Parisien…
— Parisien, moi ? Mais je suis Breton et il n’y a pas si longtemps encore que je n’étais qu’un petit paysan courant pieds nus sur les landes et les rochers de son pays. Alors que me parlez-vous d’accent campagnard ? Il est charmant, cet accent et, en ce qui me concerne, je le trouve particulièrement touchant car, voyez-vous, le meilleur de mes amis, le baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried, est suisse comme vous et officier aux gardes. Vous comprendrez que, en ce cas, je me trouve infiniment heureux d’avoir pour hôtesse l’une de ses plus aimables compatriotes.
En conclusion de son petit discours, il prit la main de la jeune femme qui reposait sur la nappe non loin de la sienne et l’effleura de ses lèvres à la satisfaction visible de Beaumarchais qui leur envoya, des yeux, un sourire par-dessus sa tasse de café.
Lorsqu’il eut reposé sa tasse vide, Pierre-Augustin alla prendre sur l’un des buffets un grand coffret en bois des îles et l’apporta tout ouvert, révélant la belle couleur brun clair des cigares qu’il contenait.
— Usez-vous de cela, chevalier ? L’Américain que vous avez été doit avoir essayé au moins une fois, là-bas, à ce que l’on dit être l’un des plaisirs de l’existence ? Personnellement, j’en use parfois mais rarement.
— En effet, dit Gilles en prenant l’un des soyeux cylindres qu’il huma avec délices et tourna un moment entre ses doigts avant d’en offrir l’extrémité à la flamme d’une bougie. J’ai pris, là-bas, le goût de fumer le tabac de Virginie et aussi le cigare, mais j’avoue, pour celui-ci, n’avoir pas eu l’occasion d’en goûter depuis la table de l’amiral de Grasse en rade de Yorktown. Vous êtes heureux d’en posséder, monsieur de Beaumarchais. Mais vous avez, je crois, de grands intérêts en Amérique ?
L’écrivain se mit à rire tout en sacrifiant, lui aussi, au rite minutieux de l’allumage.
— De grands intérêts, en effet, si grands même qu’on semble les oublier assez facilement au Congrès. Ceci, joint au café que vous venez de boire, au thé et à quelques autres ingrédients, est à peu près tout ce que m’a laissé, en fait de profit, la maison Rodrigue Hortalez et Cie que j’avais fondée ici même.
En effet, en 1776, comme l’avait fait d’ailleurs le financier Leray de Chaumont (mais celui-là avec sa propre fortune), Beaumarchais, afin de dissimuler l’aide que la France apportait aux révoltés d’Amérique, avait fondé une maison de commerce au capital d’un million de livres fourni par le gouvernement, chargée de fournir à l’Amérique armes, munitions et vêtements militaires. Ami du grandiose comme toujours, il s’était lancé là dans une affaire énorme dont il espérait des bénéfices substantiels. Après avoir frété des navires, dont l’un le Fier Rodrigue lui appartenait, il avait expédié des canons, des mortiers, des bombes, des fusils, comptant sur la bonne foi américaine pour le paiement de tout cela. Mais, passé le danger adieu le saint, et la victoire acquise, les jeunes États-Unis oubliaient joyeusement les efforts financiers faits par leurs amis français. La maison Rodrigue Hortalez avait dû fermer boutique laissant son chef sur la corde raide.
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