Peu d’hommes en France étaient aussi célèbres que le père de Figaro mais encore moins étaient aussi injustement vilipendés. De quoi les jaloux ne l’accusaient-ils pas ? On l’avait dit voleur, criminel même, rapace, concussionnaire, pervers, traître à toutes sortes de causes tant il est vrai qu’en France, si l’on veut jouir de l’amitié de tous, il faut ne dépasser personne…

Or, Gilles vit un homme qui avait plus du double de son âge et que, cependant, il pouvait traiter en frère aîné tant il avait de jeunesse véritable et de gentillesse, un homme qui, en dépit d’un léger début de surdité, savait entendre un soupir de tristesse, un homme qui se passionnait pour toutes les causes humaines et dont les soucis allaient des insurgents d’Amérique et des protestants de France aux œuvres de Voltaire interdites sur le territoire français, un homme qui se préoccupait de progrès, se battait pour que Paris eût l’eau courante et pour que l’homme en vînt à conquérir l’espace aérien, un homme qui aimait les femmes, certes, la vie facile, le luxe, l’amour, l’argent… mais qui savait merveilleusement partager tout cela.

Et puis il y avait Thérèse. Thérèse qui remplaçait auprès de Pierre-Augustin les chères petites sœurs que la vie avait écartées plus ou moins de sa maison. Thérèse qui avait élevé l’art de vivre à la hauteur d’une institution…

Ennemie jurée de tout ce qui n’était pas l’ordre, la propreté et le confort, Thérèse, en bonne Suissesse doublée de Flamande, ne pouvait concevoir sa luxueuse maison qu’étincelante de propreté. Chez elle, le linge était neigeux, les parquets miroitants, l’argenterie fulgurante, les meubles luisants de bonne santé, embaumés de cire d’abeille et les soieries aussi fraîches que les fleurs du jardin. Un jardin qui, surveillé d’aussi près que le reste, voyait ses pelouses balayées chaque matin et recevait des soins si sévères qu’il ne serait certainement venu à l’idée d’aucune haie, bordure de buis ou oranger en caisse de se permettre la moindre négligence en matière d’alignement.

Mais c’était surtout à la cuisine que le génie de Thérèse donnait toute sa mesure. Beaumarchais était gourmand, aimait recevoir avec éclat et souvent, et Thérèse faisait en sorte qu’il n’eût jamais le plus petit reproche à lui adresser. Fine cuisinière, elle n’avait confiance qu’en elle-même pour le choix des denrées appelées à l’honneur de figurer sur la table du grand homme. Aussi chaque matin, à heure fixe, pouvait-on la voir, vêtue avec simplicité, s’en aller faire son marché suivie d’un ou deux valets armés de grands paniers et parfois même, les jours de grand souper comme le samedi, d’une charrette destinée à rapporter les provisions.

Quand elle rentrait, le sous-sol de sa maison se changeait en une sorte de palais de Dame Tartine d’où s’évadaient des senteurs exquises, évocatrices de préparations délectables, qui embaumaient l’escalier et montaient jusqu’au niveau des chambres.

Mais ces belles vertus ménagères n’empêchaient nullement la jeune femme d’être joliment cultivée et de jouer de la harpe en artiste. Douce et gaie, toujours miraculeusement nette dans ses robes claires, même les jours de confitures ou de gibier, d’une discrète élégance, elle pouvait représenter pour un homme de goût la compagne idéale et Gilles, peu à peu, se prit pour cette charmante femme d’une affection sincère et fraternelle qu’on lui rendit bientôt avec usure et sans la moindre arrière-pensée d’ailleurs.

C’était Thérèse encore qui avait fait confectionner les vêtements neufs dont Pierre-Augustin, généreusement, avait pourvu les deux évadés arrivés pratiquement nus chez lui, et elle y avait mis non seulement son goût mais la délicatesse que l’on réserve aux êtres chers. De cela aussi Gilles lui était reconnaissant.

Il s’attachait, enfin, à la petite Eugénie, l’enfant que Thérèse avait donné à son amant neuf ans plus tôt. La fillette tenait de son père une pétulance de vif-argent et, si le charme discret de sa mère apparaissait déjà en elle, Eugénie n’en promenait pas moins sur le monde environnant des regards précocement conquérants qui choisissaient ou repoussaient sans appel les pauvres mortels offerts à ses yeux.

Elle avait adopté d’enthousiasme Gilles et Pongo quand, après quelques jours de claustration totale, Pierre-Augustin les avait présentés officiellement à sa maisonnée sous les avatars fantaisistes qu’il avait choisis pour eux.

Dûment affublé d’une perruque d’un noir de suie retenue dans une résille espagnole et armée de redoutables accroche-cœurs, Pongo devint le señor don Inigo Conil y Tortuga, comte de Barataria, tandis que Gilles, nanti d’une perruque de procureur et d’une paire de lunettes, se voyait promu au rang de secrétaire du noble comte.

Ce double déguisement satisfaisait pleinement la passion de la comédie qui habitait Beaumarchais et son goût irrésistible pour les espagnolades, d’autant que ses deux protagonistes jouèrent leurs rôles avec une perfection qui le surprit. Le maintien naturellement hautain et silencieux de l’Indien s’adapta parfaitement à l’hidalgo arrogant et théâtral, ne parlant guère que par monosyllabes, voulu par l’auteur. Quant à Gilles, la contenance subalterne qui convenait à son personnage l’avait complètement transformé : clignant des paupières derrière les montures de fer de ses lunettes, le dos rond comme il sied à un homme passant le plus clair de son temps courbé sur des paperasses, les pieds en dehors et les genoux légèrement fléchis, il avait réussi à perdre une bonne partie de sa taille.

— Vous êtes certain de vouloir retourner servir aux gardes du corps ? dit Pierre-Augustin un soir où, toutes portes closes, tous deux buvaient du vin de Champagne dans le cabinet de l’écrivain en causant de leurs affaires. Il me semble que, si vous vouliez devenir comédien, vous auriez une belle carrière devant vous… et une excellente couverture. Qui donc irait chercher un noble parmi les baladins, les histrions ?

— L’idée pourrait être bonne, en effet, soupira Tournemine en étirant avec volupté ses longues jambes devant lui, s’il n’y avait les chandelles de la rampe et les yeux aigus du public. Et puis, je ne crois pas que je pourrais soutenir longtemps un personnage ratatiné comme en ce moment. Il faudra trouver autre chose pour la vie de tous les jours. La peau dans laquelle j’entrerai doit au moins me permettre de vivre vertical… Il n’empêche, ajouta-t-il après avoir réfléchi un instant en achevant de vider sa flûte de cristal, que j’avoue prendre un certain plaisir à ce rôle que vous me faites jouer pour vos gens. C’est amusant de changer de visage, de personnalité…

— Je ne vous le fais pas dire ! s’écria Beaumarchais soudain épanoui. Le théâtre, mon cher, il n’y a pas de meilleure école de la vie car il permet d’aborder toutes les situations, d’entrer dans tous les personnages, d’être un jour celui-ci et demain cet autre, d’avoir vingt ans ce soir et d’approcher le siècle au matin suivant. Ah oui, c’est une belle chose qu’être comédien ! Mais, si j’ai bien compris les intentions de notre sire le roi, vous vous disposez à devenir pour moi un confrère ?

— Un confrère ? Comment l’entendez-vous ?

— Ne serez-vous pas, peu ou prou, un agent secret lorsque nous aurons réussi à vous trouver une personnalité de rechange convenable ? Nous serons donc confrères, conclut-il tranquillement. J’ajoute que le métier présente quelques ressemblances avec celui de comédien. L’agent est un comédien qui joue sans public, pour sa propre admiration en quelque sorte. Lui seul peut savoir s’il a été bon ou mauvais en scène car lui seul – s’il a du courage et de l’honneur – en supporte les conséquences. Voyez-vous, ajouta Beaumarchais en tendant simultanément les mains vers la grosse bouteille ronde qui reposait dans un rafraîchissoir d’argent et vers l’assiette sur laquelle Thérèse avait fait disposer des biscuits de Reims, il peut arriver qu’ayant choisi ce dangereux métier du renseignement qui est en quelque sorte celui d’une guerre perpétuelle et secrète, un homme se retrouve prisonnier du masque dont il s’est affublé et qui refuse de quitter son visage. La comédie alors devient drame…

Tournemine regarda son hôte avec curiosité.

— Comment cela ? J’avoue ne pas très bien comprendre. Que l’agent secret change fréquemment de visage, j’en demeure d’accord, mais pourquoi devrait-il en garder définitivement un autre aspect que le sien propre ? Le señor Rodrigue Hortalez me semble avoir bien disparu puisque vous m’avez montré, sur le devant de cette maison, ses bureaux vidés et désaffectés…

— Rodrigue Hortalez n’était guère qu’un fantôme d’homme d’affaires créé pour des besoins commerciaux et je n’ai que très rarement emprunté son apparence. Il n’en va pas de même pour quelqu’un à qui je pense et qui devra, jusqu’à sa mort, demeurer captif de son double. Vous êtes jeune, chevalier, et introduit depuis trop peu de temps à la Cour pour avoir entendu prononcer le nom du chevalier d’Éon. Il ne vit plus en France d’ailleurs depuis quelque temps…

La mémoire exacte de Tournemine qui n’oubliait jamais un nom ni un visage lui restitua immédiatement un souvenir.

— Le chevalier d’Éon ? La dame chez qui je loge, à Versailles, m’a dit avoir hébergé avant moi une demoiselle d’Éon qui avait d’ailleurs de curieuses habitudes, entre autres celle de fumer la pipe.

— Où habitez-vous donc ?

— Rue de Noailles, au pavillon Marjon…

Beaumarchais se mit à rire.

— Eh bien, votre demoiselle et le chevalier ne font qu’une seule et même personne.

Et il raconta l’étrange histoire de ce jeune noble bourguignon qui, entré au fameux « Secret du roi »2 durant l’ambassade du comte de Broglie en Russie, occupa, sous des jupons de femme, le poste de lectrice de la tsarine Elisabeth avant de servir comme capitaine de dragons puis d’être chargé d’autres missions en Angleterre.

« Mince, beau, séduisant avec un teint de demoiselle, des mains charmantes et une sorte de grâce, d’Éon faisait une aussi jolie femme qu’un fringant officier. »

— N’exagérez-vous pas un peu ? Une femme cela se sent, cela se respire même…

Beaumarchais se mit à rire.

— Les brouillards de la Tamise ne m’avaient pourtant pas enrhumé, je vous le jure, mais quand je l’ai connu, je vous affirme que j’ai été pris au jeu moi qui vous parle et qui, croyez-moi, m’entends assez à… respirer les femmes. Je lui ai même proposé de l’épouser.

Cette fois ce fut au tour de Gilles de rire. Pierre-Augustin marié à un capitaine de dragons. L’image était irrésistible.

— Comment l’avez-vous évité ? La « dame » n’est pas tombée amoureuse de vous ?

— Ni moi d’elle… ou de lui, d’ailleurs. Ma proposition était toute politique et puis d’Éon n’a plus vingt ans. En fait, nous nous détestons cordialement, ce qui ne m’empêche pas de le plaindre car, à la suite d’une intrigue touchant de près à l’honneur du roi d’Angleterre, d’Éon a dû faire le serment de ne plus jamais quitter ses vêtements féminins. Interdiction lui est faite, par le roi et le ministère des Affaires étrangères, de reparaître jamais sous ses habits d’homme. Et je sais qu’à présent il en souffre comme un damné.

— Où vit-il actuellement ?

— À Londres. On lui sert une pension. Hélas, à présent il ne reste plus grand-chose du damoiseau de jadis ! Il est amer, aigri et regrette, je crois, de tout son cœur, la folie qu’il a commise de se glisser un jour sous des falbalas de femme. Manier l’éventail, se poser des mouches, marcher continuellement perché sur des mules à hauts talons quand on aimerait tant, en pantoufles, fumer sa pipe à cheval sur une chaise en regardant roussir les vignes du Tonnerrois – du Tonnerrois où il ne retournera jamais – c’est un assez cruel supplice…

Un silence s’établit entre les deux hommes. Gilles évoquait silencieusement mais avec horreur le sort de cet homme prisonnier de son double comme l’avait dit Beaumarchais, enseveli vivant sous les dentelles et l’attirail mièvre des femmes alors que, sans doute comme lui-même à présent, d’Éon avait rêvé d’une vie glorieuse, d’une famille à qui transmettre son vieux nom, d’une vieillesse honorable. Les récits, distraitement écoutés à l’époque, de Mlle Marjon lui revenaient en esprit. Bien souvent, la vieille demoiselle avait parlé de cette grande femme toujours vêtue de noir mais d’un noir élégant que lui fournissait la modiste de la reine, Mlle Bertin, et qui écrivait à longueur de journées en fumant sa pipe, de cette étrange créature qui n’était pas servie par une femme de chambre et qu’elle avait surprise, un matin, à la petite pointe de l’aube, faisant un assaut d’escrime avec son valet derrière les buissons qui encombraient le fond du jardin, de cette pieuse fille de Bourgogne enfin, qui n’allait jamais à la messe et encore moins à confesse. Et Gilles essayait d’imaginer ce qu’il ressentirait si les hasards d’une vie de dévouement à la cause royale le conduisaient lui aussi à étouffer lentement sous une inexorable cuirasse de soieries parfumées.