— Je ne pourrais pas supporter cela, dit-il enfin, et je ne comprends pas que cet homme ait accepté un tel supplice. Que n’est-il parti au diable… plus loin que la mer, plus loin que l’horizon ? Au cœur sauvage de l’Amérique personne ne serait allé voir s’il enfilait, le matin en se levant, une culotte ou un cotillon.
— Personne, en effet… et personne non plus ne lui interdit de prendre un bateau, à Douvres ou à Portsmouth, mais il sait bien que, ce bateau, il devrait le prendre en femme et qu’au cœur de vos forêts américaines, il lui faudrait encore garder sa défroque. Ne vous ai-je pas dit qu’il avait dû donner sa parole ? Et d’Éon, même si je ne l’aime pas, est un gentilhomme.
Tournemine rougit légèrement.
— C’est juste ! J’avais oublié. Vous avez raison, dans ce cas il n’y a rien à faire mais votre histoire amène de l’eau à mon moulin, mon ami ; il faut, pour la suite des jours à venir, que je me trouve un personnage assez différent de ce que je suis pour ne pas éveiller les soupçons de qui vous savez, mais sous le masque duquel il me soit possible de vivre et de mourir réellement si le sort voulait qu’il ne me soit plus possible de le rejeter.
— Un peu de patience ! L’article de la Gazette décrivant comment l’on a retrouvé le corps du chevalier de Tournemine, frappé de plusieurs balles, dans l’eau des fossés à la suite d’une tentative d’évasion désespérée, est encore trop récent. C’est tout juste si l’encre en a eu le temps de sécher. Dans quelques jours, je vous ferai connaître mon ami Préville.
— Préville ? Le comédien ?
— Le comédien. C’est un homme de goût, un homme sûr… et un brave homme. Avec lui notre secret sera en d’excellentes mains. Il en a gardé d’autres, croyez-moi. D’autant qu’il n’aime pas plus Monsieur que nous ne l’aimons vous et moi. Mais surtout, Préville est un maître dans l’art du grimage et son coup d’œil est infaillible. Il saura, d’emblée, ce qui peut le mieux vous convenir quand il aura parlé avec vous durant trois minutes car personne, comme lui, ne sait quel personnage convient le mieux à tel rôle. Savez-vous, ajouta-t-il en souriant, que Préville a eu le beau courage de me refuser le rôle de Figaro que je lui offrais sur un plateau d’or ?
— Peste ! fit Gilles qui savait déjà quelle tendresse Beaumarchais portait à son barbier sévillan.
— Et cela parce qu’il estimait n’avoir plus l’âge du personnage même s’il en conservait encore l’apparence. Croyez-moi, chevalier, c’est Préville qu’il nous faut. Mais, en attendant, continuez donc à jouer les secrétaires un peu demeurés. Vous vous en tirez à merveille…
C’était en vérité un rôle facile pour Tournemine car, en dehors des repas qu’ils prenaient avec la famille Beaumarchais, souvent réduite dans la journée à Thérèse et à Eugénie, le señor Conil y Tortuga et son secrétaire se renfermaient la majeure partie de la journée dans leur appartement pour y tuer le temps chacun à sa façon.
Parfois, le soir, Gilles devait mettre au lit, avant même le souper, un Pongo ivre comme toute la Pologne un jour de fête et descendre souper sans lui. Il s’attardait alors à écouter Thérèse lui jouer de la harpe dans la galerie de Flore ou à entamer avec Eugénie une partie de jonchets si Pierre-Augustin n’était pas là pour lui tenir compagnie.
Par contre, le samedi soir, ni lui ni Pongo n’apparaissaient car c’était, traditionnellement, le jour où Beaumarchais recevait ses amis habituels : Gudin, l’alter ego, le plus intime qui, cependant, ignorait tout de leur présence, l’abbé de Calonne, l’acteur Molé ou l’intendant des menus plaisirs Papillon de La Ferté, les personnages importants qui pouvaient lui être d’une quelconque utilité. Ces soirs-là l’hôtel de la rue Vieille-du-Temple ruisselait de lumières et, au son d’une musique discrète, les invités prenaient place autour d’une table royalement servie que Thérèse présidait avec sa douceur et sa grâce habituelles, cependant que le Noir Jean-Baptiste, ou encore le vieux Paul, le fidèle serviteur de Pierre-Augustin, montaient sur un grand plateau leur repas aux deux séquestrés.
Ces dîners du samedi étaient une rude épreuve pour ceux-ci, car ils réunissaient toujours beaucoup de monde. Le triomphe sans cesse grandissant du Mariage de Figaro portait Beaumarchais au sommet de sa gloire. Après Paris où l’on s’arrachait les places, la France, et l’Europe avec elle, brûlait d’applaudir une pièce que l’on disait prodigieuse. En outre Pierre-Augustin venait de fonder le Bureau de législation dramatique3 destiné à obliger enfin les Comédiens-Français à payer des droits à leurs auteurs. Cela n’avait pas été sans mal. Beaumarchais avait dû soutenir un combat épique mais il en était sorti vainqueur et nombreux étaient ceux qui étaient prêts aux pires bassesses pour le plaisir de s’asseoir à la table de l’homme du jour. Aussi le bruit de la fête emplissait-il toute la maison, rendant le sommeil impossible, un sommeil auquel d’ailleurs Gilles et Pongo ne songeaient guère, craignant à chaque instant de voir leur petit domaine envahi par quelques-uns des joyeux pochards de l’étage inférieur en veine d’exploration.
Et puis, à mesure que le temps passait, Tournemine supportait de plus en plus difficilement sa claustration. Il se sentait étouffer entre les murs élégamment tendus de damas jaune de sa chambre et, la nuit, il rêvait d’une plaine immense et nue, d’une vaste campagne à travers laquelle il galopait éperdument sur le dos de Merlin, son beau cheval, dont il était privé depuis des semaines. Peu à peu, les attraits de la maison faiblirent. Le jeune homme perdait l’appétit et quand on atteignit les premiers jours d’octobre, c’était lui qui ne quittait plus guère sa chambre le soir.
Comme si elle était sensible aux vibrations de cette âme en peine, l’atmosphère de la maison semblait s’assombrir progressivement. Pierre-Augustin, que son génie remuant ne laissait guère en repos et qui avait toujours une ou deux affaires sur les bras, en venait, depuis quelques jours, à considérer amèrement les revers d’une médaille aussi exceptionnellement brillante : à mesure que grandissaient ses triomphes, le nombre de ses ennemis augmentait en proportion, peut-être même plus vite encore et, parmi ces nouveaux venus, il s’en découvrait parfois qui étaient particulièrement dangereux : ceux qui, comme le dernier en date, détenaient une plume aussi redoutable que la sienne et pouvaient le battre sur son propre terrain.
Ainsi d’un certain comte de Mirabeau, gentilhomme provençal de mœurs plus que douteuses qui traînait alors à Paris une existence incertaine de gueux littéraire perpétuellement à la recherche de cet or trop rare dont il avait tant besoin pour satisfaire ses passions. Par ses dettes, ses duels, ses démêlés avec sa femme et ses débauches, ce Mirabeau traînait le scandale après lui et les multiples lettres de cachet que son père avait obtenues pour tenter de le ramener à une plus juste conception de la vie de société lui avaient valu de nombreux séjours en prison sans d’ailleurs l’assagir le moins du monde. D’une laideur quasi monstrueuse avec une tête énorme et une figure ravagée par la petite vérole, il avait reçu des fées, en contrepartie, le don de l’éloquence, la puissance du verbe jointe à celle de la plume et une grande solidité de pensée. Et c’était cet homme-là, ce terrible molosse qui avait entrepris de planter ses crocs dans les mollets élégants et spirituels de Beaumarchais.
Celui-ci venait, en effet, d’offenser doublement le futur tribun en refusant d’imprimer, sur les presses qu’il possédait de l’autre côté du Rhin, à Kehl, son Essai sur les Cincinnati et, chose plus grave encore vu l’état des finances du personnage, de lui prêter vingt-cinq louis.
— Si je vous prête cette somme, déclara Pierre-Augustin avec une grande logique, nous ne manquerons pas de nous brouiller par la suite. J’aime mieux me brouiller avec vous tout de suite et faire une économie de vingt-cinq louis…
C’était une faute et la réaction ne s’était pas fait attendre. Dans les tout débuts du mois d’octobre, Mirabeau publiait un violent pamphlet Sur les Actions de la Compagnie des Eaux de Paris dont Beaumarchais, toujours à la pointe du progrès, était l’un des notoires promoteurs et, sous couleur de défendre la corporation des porteurs d’eau, le pamphlétaire famélique et génial l’y traînait dans la boue en l’accusant de vouloir réduire à la misère un petit métier et de préparer des fondrières dans les rues de Paris avec le passage de ses canalisations.
L’inculpé venait tout juste de lire ce désagréable factum quand, au matin du samedi 6 octobre, Tournemine qui avait passé la majeure partie de sa nuit à arpenter sa chambre, vint frapper à la porte de son cabinet. Rouge de colère, la perruque en bataille, il releva sur son hôte un regard qui flambait.
— Que voulez-vous ? grogna-t-il sans plus s’embarrasser de formules de politesse tant il était furieux, mais le jeune homme ne s’émut pas pour autant.
— Croyez que je suis navré de vous déranger à un moment qui me paraît… fort mal choisi, mais je ne pouvais plus attendre. Beaumarchais, mon ami, si vous ne voulez pas me voir devenir fou sous votre toit, il faut que je vous quitte.
Le visage de l’écrivain revint progressivement à une teinte normale tandis que son œil se faisait attentif.
— Vous en avez assez, hein ?
— De votre hospitalité ? Certainement pas ! Elle est royale et je vous supplie de ne pas me taxer d’ingratitude. Mais le gamin des landes de Kervignac n’est pas encore mort en moi. Je suis un animal de grand vent, mon ami, et voilà un grand mois que je vis enfermé. Je n’en peux plus. En outre, si j’ai bien deviné ce qui se passe ici depuis quelques jours, vous avez des ennuis.
— J’en ai toujours eu… et de plus graves que ce torchon ! gronda Pierre-Augustin en jetant les feuillets de papier sur un coin de sa table de travail. Cette fois, cela tient à ce que j’ai trop de succès, ajouta-t-il avec cette fatuité ingénue qui était à la fois, chez lui, un défaut et un charme. Et si vous en voulez la preuve, tenez ! Lisez !…
Sa vaste robe de chambre en damas zinzolin4, largement ouverte, voltigeant autour de lui comme de grandes ailes sombres, il se rua sur un angle de la bibliothèque, en tira un énorme livre relié en maroquin pourpre qu’il vint abattre sur une petite table placée en prolongement du bureau. Une inscription en larges lettres d’or s’étalait sur le cuir odorant : « Matériaux pour élever mon piédestal » lut Gilles avec une surprise amusée. Mais déjà Beaumarchais ouvrait le livre, il était plein de libelles, de pamphlets, de chansons, de lettres anonymes ou non, mais toutes rassemblant une assez jolie collection d’injures plus ou moins claires.
— Voilà ! fit-il non sans orgueil. Voilà tout ce que l’on a déjà écrit sur moi, tout ce qui, un jour, servira ma gloire ! Les âneries de ce Mirabeau vont y occuper, croyez-moi, une place de choix car le bougre a du talent.
— Et vous n’allez pas répondre ? fit Gilles après avoir parcouru rapidement le pamphlet.
— Je… Si !… Oh ! s’il n’y avait que moi, je mépriserais, mais je ne peux pas laisser insulter en même temps tous les actionnaires de la Compagnie des Eaux, ni bafouer le progrès. À ce propos… il est peut-être temps en effet que vous repreniez votre liberté, mon ami, car il va falloir me rendre à Kehl pour faire imprimer ma réponse et aussi pour voir où en est ma grande édition des œuvres de Voltaire que l’on voudrait5 m’obliger à détruire. Comme je repars en guerre, en quelque sorte, je ne voudrais pas qu’il arrive du désagrément à Thérèse pendant mon absence. Ce Mirabeau est à la solde d’un groupe de banquiers qui jouent à la baisse sur les Eaux dans l’espoir de me faire boire un bouillon ! Cela lui donne de la puissance à ce salaud et il en profite. Misérable écrivaillon taré qui mettrait sa mère au bordel pour une poignée d’or !
Il devenait violent, vulgaire. L’apprenti horloger de jadis faisait craquer le vernis de l’homme de Cour, du professeur de musique de Mmes Tantes6 sous la poussée d’une colère dans la trame de laquelle Gilles décelait de la lassitude et aussi de la peur. Mais était-ce pour lui-même qu’il craignait ou seulement pour celle qu’il appelait sa « ménagère » faute d’avoir eu, jusqu’à présent, l’honnêteté d’en faire sa femme.
— En ce qui vous concerne, continua-t-il d’un ton plus calme, je crois qu’en effet le moment est venu de vous ouvrir la porte. La Cour va gagner Fontainebleau pour les chasses et pour y recevoir les ambassadeurs autrichiens et hollandais en vue du traité et Monsieur, qui ne chasse pas, va sans doute se rendre dans sa terre de Brunoy. Le temps me paraît bien choisi pour faire faire ses premiers pas sur le pavé de Paris à un nouveau personnage. Je vais appeler Préville auquel, d’ailleurs, j’ai déjà touché un mot de notre affaire et…
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