— Pourquoi ne l’épousez-vous pas ? interrompit Tournemine.
Le flot de paroles s’arrêta net. Il y eut un instant de silence tandis qu’une lueur railleuse s’allumait dans l’œil bleu de Pierre-Augustin.
— Épouser qui ? Préville ?
— Allons, Beaumarchais ! Cette plaisanterie n’est pas digne d’un amour comme le sien. Pourquoi n’épousez-vous pas Thérèse ? Elle vous aime de tout son cœur, elle vous a donné une fille que vous adorez et elle est une femme merveilleuse. Depuis le temps qu’elle vit avec vous, n’avez-vous pas compris qu’elle était tout juste celle qu’il vous fallait ? À moi il a suffi d’un mois pour m’en rendre compte, et vous pourriez être mon père.
— Justement ! Comment pouvez-vous savoir ce qu’il me faut ? grogna Pierre-Augustin.
— Cela se voit. Vous vous plaisez chez vous, vous y êtes heureux et vous aimez être auprès d’elle. En outre, elle est jeune. Vous l’êtes… moins.
— Je sais ! Mais j’ai encore envie d’autres femmes.
— Eh bien, ayez des maîtresses… mais faites de Thérèse Mme de Beaumarchais. Il vient un temps où l’homme a besoin de stabilité.
— J’ai déjà été marié deux fois et pas pour mon bien.
— La troisième sera pour votre bien. Imaginez que quelqu’un passe, quelqu’un dont elle puisse s’éprendre. Elle est trop droite pour le partage : elle partirait. Comment accepteriez-vous ce départ ? Vous n’imaginez pas ce que cela peut être cruel, une place vide, murmura le jeune homme songeant à Judith.
— Je ne l’accepterais pas du tout ! cria Beaumarchais hors de lui, et quant à vous cessez un peu de vous occuper des affaires des autres : les vôtres sont assez embrouillées comme cela. Ceci dit… il se peut que vous ayez raison. Je vais y réfléchir…
— Merci. J’emporterai donc l’impression réconfortante d’avoir un peu payé ma dette à cette charmante et généreuse femme. Et pardon si je me suis mêlé de ce qui ne me regardait pas… n’y voyez que de l’amitié.
— Je le sais bien… C’est donc entendu, je vais prévenir Préville.
Mais il n’eut pas besoin de le faire. Il existe, en effet, des jours où les coïncidences paraissent se donner le mot pour se rassembler et où les angoisses nocturnes prennent l’allure de prémonitions. La mauvaise nuit de Tournemine, qui l’avait poussé à réclamer d’urgence sa liberté, eut d’étranges prolongements.
Ce fut d’abord, porté par un commissionnaire qui ressemblait à un jardinier endimanché, un court billet à l’adresse de M. Caron de Beaumarchais, un billet qui n’avait l’air de rien et qui en fait contenait quelques lignes parfaitement incompréhensibles : des phrases anodines truffées de lettres grecques et de signes qui semblaient relever de la plus haute fantaisie.
Au reçu de ce billet, Pierre-Augustin ferma à clef la porte de son cabinet de travail, s’en alla soulever une lame de son parquet, prit en dessous un petit coffre qu’il ouvrit au moyen d’une clef minuscule qui semblait perdue parmi les breloques d’or et de pierreries pendues à sa chaîne de montre et qui d’ailleurs pouvait servir de remontoir à ladite montre, authentique chef-d’œuvre de l’ex-horloger Caron. Il en sortit un mince cahier relié en peau grâce auquel il déchiffra le billet. Ceci fait, il rangea le tout, rouvrit sa porte et appela Tournemine.
— On dirait que les dieux sont avec vous, mon ami. Vous souhaitez nous quitter et voici que le roi vous en donne l’autorisation expresse. Selon Sa Majesté, il n’y a plus d’inconvénients à ce que, dûment transformé, vous reparaissiez au grand air.
— Il y a tout cela là-dedans ? fit Gilles qui tournait et retournait entre ses doigts l’incompréhensible billet.
— Il y a tout cela, en effet, et d’autres choses encore : votre cadavre a été acheminé sur la Bretagne afin d’y être chrétiennement enterré dans le cimetière d’Hennebont, votre ville natale si j’ai bien compris. Il faut faire vrai pour rouler un aussi fin renard que Monsieur.
Gilles ne put retenir un soupir en pensant au chagrin qu’avaient dû éprouver ceux qui l’aimaient : son parrain, le recteur d’Hennebont, sa vieille Rozenn qui avait été sa nourrice et aussi Katel, la fidèle servante de l’abbé de Talhouet… peut-être enfin l’austère bénédictine de Locmaria qui lui avait donné la vie. À moins que celle qui avait été Jeanne-Marie Goëlo n’éprouvât que du soulagement à savoir enfin entre les main de Dieu l’enfant rebelle qu’elle Lui avait destiné jadis… Et pourtant c’était un inconnu qui reposait à présent sous les aubépines du vieux cimetière, à l’ombre des pierres grises de Notre-Dame du Paradis et c’était pour cet inconnu que le vieux prêtre dirait des messes… Jamais Gilles n’aurait imaginé que le roi irait jusque-là pour le préserver des machinations de son frère.
— Ainsi donc, dès à présent je ne suis plus personne ? fit-il en rendant l’étroite feuille de papier si curieusement libellée… Me direz-vous quel est ce langage bizarre ?
— Ce n’est pas un langage mais l’un des « chiffres » du roi. Il se sert de celui-ci, qui était jadis celui du roi Louis XIII avec son ambassadeur à Constantinople, pour ses affaires privées. L’autre, le Grand Chiffre de Louis XIV jadis composé par le génial Antoine Rossignol, lui seul en détient la clef avec quelques rares et très importants serviteurs. Personnellement, je ne l’ai jamais eu en main. Allons, mon ami, ne faites pas cette mine de carême : vous serez un autre pendant quelque temps mais un jour, j’en suis sûr, vous pourrez redevenir le chevalier de Tournemine.
— Un autre, oui… mais lequel ?
C’était ce qu’il allait apprendre le jour même car – toujours les coïncidences, – ce même Préville, dont Pierre-Augustin attendait des miracles, apparut sur le coup de onze heures, comme l’on allait passer à table. Retiré depuis quelques mois dans sa belle maison de Senlis, il venait, en toute simplicité, après une séance de comité un peu agitée à la Comédie-Française, demander à dîner à son ami Beaumarchais.
On ajouta son couvert et, après avoir salué à la ronde, il s’installa joyeusement près de Thérèse qui l’embrassa, et empila incontinent sur son assiette des tartines au fromage couronnées d’œufs brouillés à la crème et des « atriaux », ces crépinettes de porc vigoureusement aromatisées dont on raffolait à Genève. Il protesta gentiment.
— Vous allez me faire grossir. J’ai beau avoir pris ma retraite, je tiens à rester mince.
— Bah ! votre femme m’a dit que vous vous livriez aux joies du jardinage. Vous n’avez rien à craindre…
— Et puis, tu dois avoir faim ! Rien de creusant comme les comités de la chère grande maison. Pour un homme qui souhaite le repos, c’est une drôle d’idée de continuer à fréquenter ce panier de crabes talentueux, dit Beaumarchais.
Préville haussa les épaules.
— Tu sais bien que j’y joue toujours de petits rôles, pour rendre service et puis, ils disent que mes conseils leur sont précieux. Je ne peux pas les leur refuser. Et puis, ce sont tout de même mes amis et ils me sont d’autant plus chers qu’ils ne m’en ont pas voulu d’être demeuré fidèlement attaché à notre amitié au moment de la « grande bagarre ». Mais je reconnais qu’aujourd’hui le comité était éprouvant. La grande Sainval était exaspérante. Ses prétentions ne connaissent plus de borne depuis qu’elle joue ta comtesse Almaviva et…
Lancé à présent, il racontait son histoire sans pour autant perdre un coup de fourchette, mais Gilles, qui ne connaissait pas les gens dont il parlait, cessa de l’écouter préférant le regarder et chercher à comprendre. Ainsi c’était là ce comédien fameux, l’un des plus illustres de l’époque, célèbre à travers toute l’Europe et dont Beaumarchais disait qu’il était une sorte de Protée, capable de prendre à volonté tous les visages, toutes les apparences, hormis, bien sûr, celle d’un enfant nouveau-né. « Et encore, ajoutait en riant le père de Figaro, je ne suis pas certain qu’il ne puisse y parvenir. »
En ce moment même, il se livrait à un étonnant numéro, imitant tour à tour chacun de ses camarades et passant des envolées superbes de Mlle Sainval à la voix posée de Molé, à l’affectation de Vestris, au rire lourd de Desessarts, heureux visiblement du succès qu’il remportait auprès de ce public réduit de connaisseurs.
Mais c’était vers le pseudo-secrétaire que revenait le plus souvent son regard et celui-ci avait l’impression que cette étonnante représentation était donnée pour lui seul, comme si le comédien avait cherché à persuader ce silencieux jeune homme dont le regard caché derrière les verres brillants de ses lunettes et les paupières à demi baissées lui était insaisissable, de l’excellence de l’enseignement qu’il pouvait lui dispenser et des facettes multiples de son talent. Il regardait aussi Pongo, toujours figé dans son rôle d’hidalgo, avec un intérêt qu’on ne lui rendait pas d’ailleurs car à table Pongo ne s’occupait que de son assiette. À ce moment-là le reflet d’un rêve passait dans les yeux du comédien et Gilles, amusé, se demanda s’il n’était pas en train de caresser l’idée de s’introduire un jour dans la personnalité originale d’un sorcier iroquois.
Le repas terminé, Thérèse se leva, emmena sa fille en priant les hommes de l’excuser : elle avait à faire, ce qui permit à Pierre-Augustin de les entraîner dans son cabinet où il demanda au vieux Paul de servir le café.
Un moment plus tard, tandis que l’odorant breuvage fumait dans les tasses translucides, emplissant l’air de son parfum velouté et chaleureux d’îles du bout du monde, Paul refermait soigneusement la double porte et s’installait sur une chaise voisine, en principe pour être prêt à répondre au moindre désir du maître, en réalité afin de veiller à ce que personne ne s’approchât si peu que ce soit du sanctuaire.
À l’intérieur, assis sur un fragile cabriolet de velours gris, les jambes croisées et une tasse pleine au creux de sa main, Préville s’était remis à regarder Gilles qui, recroquevillé dans un coin de canapé, les yeux au sol, buvait son café en silence, attendant que Beaumarchais ou le comédien ouvrît le feu. Ce fut celui-ci qui s’en chargea.
— À présent que nous sommes seuls, dit-il, je crois qu’il n’y a plus d’inconvénients à ce que vous me montriez, monsieur le secrétaire, votre véritable visage ?
— Je le crois, en effet, renchérit Pierre-Augustin. Il est temps de songer aux choses sérieuses, mon ami.
Sans rien dire, Gilles abandonna sa tasse sur un coin de meuble, ôta posément sa perruque de procureur, ses lunettes et se leva en se redressant de toute sa taille.
— Voilà ! fit-il en ouvrant largement ses yeux clairs et en les posant sur le comédien. Que pensez-vous pouvoir faire de moi, monsieur Préville ?
L’autre ne répondit pas tout de suite, considérant non sans surprise la haute et puissante silhouette qui se dressait à présent devant lui, le dominant d’une telle hauteur. Au bout d’un instant de contemplation muette, il eut un clappement de lèvres.
— Cela ne va pas être facile ! Vous n’avez pas, monsieur, un physique facile à dissimuler… encore que vous vous tiriez à merveille dans ce rôle de secrétaire taciturne et falot. Du diable si je vous aurais cru aussi grand !
— J’avoue, fit Gilles en souriant, que je suis content de pouvoir me déplier et que j’aimerais bien me glisser dans une peau qui ait à peu près mes dimensions.
— Je vous comprends ! Voyons, que pouvons-nous faire de vous ? Un Hollandais, un Danois, un Allemand ?… Parlez-vous une langue étrangère ?
— L’anglais, très bien je crois mais je devrais plutôt dire l’américain car c’est surtout là-bas, pendant la guerre des insurgents, que je l’ai perfectionné… Ça ma laissé un peu de couleur du terroir…
— Voilà la solution ! L’Amérique est fort à la mode et nous voyons venir, ces temps-ci, un certain nombre de jeunes citoyens de cette libre République !
— C’est même une solution encore meilleure que vous ne l’imaginez, dit Beaumarchais en riant, car je pourrai trouver sans peine des papiers et passeports tout à fait convaincants.
— Je serai donc Américain. Cela me plaît, mais…
— Pas si vite ! coupa Préville. Il ne suffit pas de changer de nom mais aussi de modifier suffisamment votre aspect extérieur… et même intérieur pour que tout le monde puisse y croire. Et cela je ne peux le faire ici. Il faut être seul pour bien apprendre un rôle.
— Où dois-je aller, alors ?
— Chez moi… si vous voulez bien me faire l’honneur d’un court séjour, avec votre serviteur, bien sûr, car lui aussi devra changer encore s’il veut demeurer auprès de vous. Ce rôle d’Espagnol par trop fantaisiste et qui sent son théâtre de Beaumarchais ne tiendrait pas longtemps hors d’ici. En outre, il ne parle pas la langue, il faut quelque chose qui se rapproche davantage de sa personnalité réelle.
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