Les yeux de Gilles tournèrent vers Pierre-Augustin.
— Un long séjour ?
— Trois ou quatre jours, pas plus car vous me semblez doué. Vous ne serez pas mal, d’ailleurs. Ma femme n’est pas comparable, pour la perfection d’une maison, à notre chère Thérèse mais elle ne s’en tire tout de même pas si mal.
— Il ne tient plus en place, dit Beaumarchais, mais il supportera bien encore trois ou quatre jours. Quand partez-vous ?
— Tout de suite si vous le permettez. Mme Préville m’a prié de passer chez Mlle Alexandre pour y prendre je ne sais quel chapeau qui doit être prêt et j’aimerais ne pas rentrer trop tard dans la nuit.
Le départ s’effectua le plus simplement du monde : Préville emmenait le noble espagnol saluer chez elle Mme Préville, comédienne elle aussi, dont il était un grand admirateur et le secrétaire suivait tout naturellement. Deux heures plus tard, par la portière de la voiture que conduisait un ancien figurant devenu homme de confiance du comédien, Gilles regardait défiler les vieux arbres de la route du Valois avec une merveilleuse sensation de libération. C’était bon de retrouver de grands espaces, un ciel que ne mesuraient plus chichement les toits gris de la rue Vieille-du-Temple. Le jardin de Beaumarchais était trop petit pour sa faim et lui semblait à présent tout juste à la taille de la petite Eugénie.
Certes, il avait été heureux d’y trouver refuge mais, durant tout ce mois de claustration, il s’était fait l’effet d’un objet usagé rangé dans un placard en attendant que quelqu’un s’aperçût qu’il pouvait encore servir. À présent, il allait pouvoir redevenir un homme responsable de son propre destin, même si c’était sous un autre visage, un homme qui aurait le droit de chercher la trace, heureusement encore fraîche, de son bonheur si brutalement brisé.
Durant ses nuits d’insomnies, il s’était interminablement demandé comment avait réagi Judith à la nouvelle de sa mort, car elle avait dû être une des premières à l’apprendre. Avait-elle pleuré ? Se sentait-elle veuve ? Souffrait-elle un peu à l’idée de ne plus revoir, jamais, celui qu’elle disait aimer si passionnément ? Ou bien cette mort satisfaisait-elle sa rancune et le goût de la vengeance que devait garder son âme encore sauvage ? Quatre jours ! Quatre jours encore avant d’avoir le droit de se mettre à la recherche de cette vérité-là…
Le lendemain, à la même heure, Gilles, debout devant une glace, contemplait non sans stupeur le visage qui allait être le sien : celui d’un homme plus âgé que lui et qui ressemblait davantage à un forban qu’à un élégant lieutenant des gardes du corps de Sa Majesté Très Chrétienne. Ses cheveux blonds, habilement teints, étaient devenus d’un brun presque noir et s’argentaient légèrement sur les tempes. Une fausse cicatrice tirait légèrement vers l’oreille l’un des coins de sa bouche, ses yeux qui représentaient la difficulté majeure à cause de leur couleur bleu glacier avaient été creusés par la magie d’une pommade contenant du brou de noix et abrités sous d’épais sourcils bruns qui changeaient la forme de l’arcade. Une courte barbe en collier complétait la transformation.
— La sagesse, dit Préville qui debout auprès du miroir contemplait son œuvre non sans satisfaction, sera de laisser pousser votre propre barbe. Elle est, en général, plus foncée que la nuance des cheveux mais si la vôtre est trop claire, vous pourrez toujours la teindre avec le même produit que vos cheveux. Je vous en fournirai régulièrement. Comment vous trouvez-vous ?
Gilles fit la grimace, ce qui n’arrangea rien.
— Foncièrement antipathique ! dit-il. Je suis affreux à souhait.
— Je ne suis pas de votre avis. Vous n’êtes pas antipathique, vous êtes inquiétant. Quant à être laid, ce ne sera certainement pas l’avis des femmes : vous avez à présent un côté sauvage qui devrait plaire. En résumé, vous êtes très différent et c’est tout ce que nous souhaitions.
— Parfait. Qui suis-je, alors ?
— Un marin. C’est ce qui vous ira le mieux. Et c’est ce que désire Beaumarchais. Avez-vous déjà navigué ?
— Je suis breton, fit le chevalier avec orgueil. La mer est l’une des deux choses que j’aime le plus au monde et je la connais bien.
— À merveille ! Mais il faut à présent modifier votre allure, vous tenir moins droit. Le corps d’un marin est naturellement souple et vous l’êtes aussi mais votre passage dans l’armée, et singulièrement dans les troupes de la Maison du roi, vous a donné une raideur de maintien qu’il faut perdre. Sans aller jusqu’au dos rond que vous aviez adopté chez Beaumarchais et que vous ne pourriez garder durant des heures, il faut rentrer un peu votre tête dans vos épaules et balancer légèrement celles-ci. Essayez…
Durant toute la soirée et toute la journée du lendemain, Gilles « répéta » docilement sous la direction de Préville. Le comédien était un maître incomparable, d’une patience et d’une finesse extrêmes. Peu à peu, il gommait l’empois militaire, la contenance rigide de l’homme de cour pour rendre à son élève la liberté de mouvements et la décontraction de son adolescence.
— Je ne saurai plus jamais me tenir dans le monde ! fit l’élève en riant. Si je continue de vous écouter, je vais finir par mettre mes pieds sur la table.
— Mais je l’espère bien car cela fait partie de votre personnage ! Cela dit, je ne suis pas inquiet : votre atavisme et votre bonne éducation vous rendront, quand il le faudra, votre arrogante raideur de gentilhomme. À présent, descendons s’il vous plaît dans la bibliothèque. J’ai demandé que l’on y apporte du rhum. Nous allons boire. Ou plutôt vous allez boire.
— Comment cela : je vais boire ? Pas tout seul quand même ?
— J’ai le foie fragile et l’on m’a interdit l’alcool. Mais un vrai marin doit boire sec. Il faut que je voie comment vous tenez la chopine.
— Oh ! si ce n’est que cela, soyez sans inquiétude ! J’ai fait mes classes à Newport et en Virginie avec un mien ami, Tira Thocker, qui est coureur des bois dans l’État de Massachusetts… et aussi avec M. de La Fayette, ajouta-t-il en pensant à certaine cuite mémorable prise par lui au camp de Washington. Voilà une leçon qui va vous coûter cher si votre rhum est bon, mon ami…
Il était bon. Les reins bien calés dans un large fauteuil, les pieds sur les chenêts de la cheminée où flambait un joli feu de sarments, Gilles entreprit de faire disparaître le boujaron de vieux jamaïque avec une méthode et une régularité qui firent l’admiration de son hôte. Il prenait un vif plaisir à cette expérience imprévue. Non qu’il eût particulièrement le goût de la boisson mais parce qu’à travers le cœur chaleureux du rhum, son premier contact avec son nouveau personnage lui semblait agréable et de bon augure. Préville le regardait faire en souriant ; assis de l’autre côté de la cheminée et le menton coincé dans sa main, tout en entretenant une conversation à bâtons rompus destinée visiblement à déceler l’instant où la voix du jeune homme aurait tendance à s’épaissir.
Il ne devait jamais le savoir.
Le liquide ambré avait seulement baissé de moitié dans la grosse bouteille noire que le reflet des flammes laquait d’or quand le roulement caractéristique annonçant un cheval lancé au galop naquit dans les profondeurs de la nuit, grandit et vint bientôt éveiller les échos de la ville déjà endormie.
Le bruit de la course s’enfla rapidement mais se ralentit en abordant les gros pavés inégaux de la rue sur laquelle ouvrait la propriété des Préville et, finalement, s’arrêta.
— Quelqu’un vient ! remarqua Gilles en reposant ses pieds à terre et en esquissant le geste de se lever.
Mais Préville lui fit signe de demeurer.
— Qui que ce soit, cela ne peut en rien vous concerner. Demeurez donc. Une visite peut, au contraire, nous donner l’occasion d’un essai. Comment vous sentez-vous ?
— On ne peut plus lucide. Quant à votre visite, je gagerais que ce cavalier est un militaire et qu’il pèse lourd.
Le tintement de la cloche agitée d’une main autoritaire se faisait entendre au portail ouvrant sur la cour. On put entendre ensuite le grincement du vantail, un murmure de voix confuses, le trottinement pressé du vieux valet qui revenait, doublé d’un bruit de bottes écrasant le gravier et, finalement, le grattement d’un serviteur bien stylé à la porte de la bibliothèque. Celle-ci s’ouvrit presque en même temps.
— Monsieur, commença le maître Jacques de la maison, il y a là…
— Monsieur, s’écria en même temps une voix sonore dont l’accent helvétique bien connu fit bondir le cœur de Gilles, excusez-moi de ne pas attendre votre permis et de violenter votre porte mais il faut que je parle à vous si vous êtes bien le baladin Préville.
Ayant une haute idée de son renom qui s’accommodait mal du terme de baladin, le comédien fronça les sourcils.
— Je suis en effet Préville, le grand Préville si vous permettez, et non un baladin ! Pourquoi pas un saltimbanque pendant que vous y êtes ? Mais vous-même, mon cher monsieur qui pénétrez ainsi chez les gens sans y être invité, qui êtes-vous ?
L’intrus rectifia la position, claqua des talons.
— Baron Ulrich-August von Winkleried zu Winkleried, des gardes suisses de Sa Majesté. Je demande le pardon. Mais M. Beaumarchais m’a dit que vous déteniez un ami à moi qui…
À cet instant Gilles quitta l’abri de son fauteuil et fit quelques pas dans la lumière de la lampe posée sur une table bouillotte. Winkleried aussitôt rougit, se figea.
— Pardonnez ! J’aurais dû être moins impétueux. Je ne savais pas que vous receviez… Je désire parler à vous dans le particulier, ajouta-t-il en tournant résolument le dos à ce personnage inconnu dont la vue, visiblement, lui était désagréable.
— Vous voudrez bien, d’abord, monsieur, sortir de cette pièce et m’attendre dans le petit salon que vous trouverez à main gauche en sortant dans le vestibule. Je vous y rejoindrai mais…
Gilles alors se mit à rire.
— Inutile de le mettre en pénitence, mon cher Préville. C’est bien un ami… mon meilleur ami.
1. Actuelle place des Vosges.
2. Institué par Louis XV pour servir sa politique étrangère personnelle.
3. Le bureau s’appelle maintenant la Société des auteurs.
4. Couleur rouge violacé.
5. C’est pour pouvoir éditer L’Intégrale de Voltaire interdit en France, que Beaumarchais avait installé son imprimerie à Kehl, sur les terres du Margrave de Bade.
6. Les filles de Louis XV : Adélaïde et Victoire.
CHAPITRE V
LE RENDEZ-VOUS NOCTURNE
Après quelques instants de flottement, le calme revint dans la bibliothèque. Assis dans le fauteuil que son ami venait de quitter, Ulrich-August se remettait doucement de sa surprise en mettant définitivement à mort le boujaron de rhum. De temps en temps, entre deux lampées, il levait sur son ami qui l’observait, planté devant lui, jambes écartées et les mains nouées dans le dos, un regard qui, visiblement, ne s’habituait pas.
— Eh bien ! marmottait-il sans réussir à trouver autre chose. Eh bien…
Tournemine le laissa boire un moment et récupérer ses esprits. Ce fut d’ailleurs plus rapide que le Suisse voulut bien l’admettre car, au bout de quelques secondes, son œil gris paraissait s’amuser franchement en considérant ce nouvel avatar de son ami. Mais le rhum était excellent et Winkleried faisait durer le plaisir.
— Et maintenant, fit Gilles quand la dernière goutte disparut, si tu me disais pourquoi tu me cours après ?
Serrant la bouteille vide sur son cœur avec la tendresse d’une mère pour son enfant malade, Winkleried, de sa main libre, tira de son habit une lettre qu’il tendit.
— À cause de ça ! Un garçon que l’on a vu partir en courant l’a jetée, ce tantôt, dans le jardin de Mlle Marjon, ta logeuse.
C’était un billet élégamment plié, fermé d’un cachet de cire rouge dont l’empreinte représentait une petite branche d’olivier. Mais ce fut avec un froncement de sourcils que Tournemine lut l’adresse libellée à son nom :
« À M. le chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, au Pavillon Marjon, rue de Noailles à Versailles, avec prière instante de vouloir bien lui faire tenir cette lettre au “plus tôt”. »
— Qui peut écrire à un mort ? pensa-t-il tout haut.
— Quelqu’un qui ne sait pas… ou qui n’y croit pas, dit Préville.
Mais Ulrich-August haussa les épaules.
— Il n’y a qu’une femme pour ça et c’est une femme qui écrit : regarde l’écriture. Mlle Marjon pense que c’est peut-être ta femme. Elle a dit qu’il fallait te porter tout de suite cette volaille…
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