— Ce poulet ! rectifia Gilles machinalement tout en continuant à tourner entre ses doigts la lettre qu’il ne se décidait pas à ouvrir. Tu as raison, c’est une écriture de femme mais ce n’est pas celle de Judith. D’ailleurs celle-ci est contrefaite. Elle me rappelle pourtant quelque chose…
Et, sans plus hésiter, il fit sauter le cachet, parcourut rapidement le texte qui n’était pas signé. À la place normale de la signature, il n’y avait qu’une petite branche d’olivier, semblable à celle du cachet, dessinée à la plume avec une certaine habileté.
« La reine, disait la lettre, s’embarquera le 10 de ce mois au quai de la Rapée, pour gagner Fontainebleau par la Seine en compagnie de ses enfants et de ses amis habituels. Un grave danger menace la famille royale, un danger qui se présentera près du château de Sainte-Assise… à moins que vous ne veniez apprendre les moyens de le conjurer en vous rendant, le 12 à minuit, à la terrasse du Petit-Cavalier près de Seine-Port. Quiconque viendrait à votre place ne trouverait personne. Venez seul et sans crainte. Il ne vous sera fait aucun mal et l’on vous dira comment sauver la reine, les héritiers du trône… »
Tendant à Winkleried la lettre toute ouverte, Gilles se tourna vers Préville.
— Quel jour sommes-nous ?
— Le 8 octobre, lundi…
— Et combien de temps faut-il pour aller, par eau, de Paris à Fontainebleau ?
— Trois ou quatre jours, je pense, car on cesse de voyager la nuit. Il faut remonter le courant, employer des chevaux de halage. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?
— Pour rien ! coupa Winkleried en jaillissant de son fauteuil. Je regrette immensément d’avoir apporté la lettre. J’aurais dû lire et déchirer. Cette chose sent terrifiquement le piège ! Toi tu restes ici et moi je m’en vais !
Il fourrait déjà la lettre dans sa poche mais Gilles la lui arracha des mains et l’offrit à Préville.
— C’est à moi de décider ce que je fais.
— Et qu’est-ce que tu fais ? Ce n’est pas difficile à deviner, va ! Tu veux aller là-bas tout seul comme on le demande… Au fait, c’est où Seine-Port ?
— C’est un village situé un peu avant Melun, tout proche de ce château de Sainte-Assise dont on parle justement.
— À qui le château ? fit Gilles.
— À la marquise de Montesson, l’épouse morganatique du duc d’Orléans. Nous autres comédiens le connaissons bien car la marquise, qui est férue de spectacle, donne souvent la comédie. Parfois, elle joue elle-même avec des amis.
— Écoute, s’écria Winkleried, si tu veux que je te dise mon idée, la voilà : il y a quelqu’un qui sait ou qui devine que tu n’es pas défunt et qui cherche à te faire sortir de ton trou. Je dis, moi, c’est un piège !
— Peut-être… mais peut-être pas. De toute façon, je n’ai pas le droit de mettre en balance ma propre sécurité avec la vie de la reine et des Enfants de France.
C’était plus que le Suisse n’en pouvait supporter. Brusquement, il vira au rouge brique.
— Quelle damnée sottise ! Si on avait envie de tuer Sa Majesté on ne te le dirait pas ! Écoute : tu me donnes la lettre, je cours à Versailles, je la montre au roi… et la famille royale ira à Fontainebleau en carrosse. Comme ça tout sera arrangé.
— J’ai bien peur que non, intervint Préville. Je ne doute pas que vous ne puissiez approcher le roi facilement puisque vous êtes de sa garde suisse, mais je crois sincèrement que cela ne servirait à rien : jamais, quand la reine s’est mis quelque chose en tête, le pauvre Louis XVI n’a réussi à l’en empêcher. Je la connais assez bien. Elle vient de faire construire ce bateau tout exprès pour la circonstance. C’est une grande machine aussi dorée que le Bucentaure du Doge de Venise qui coûte au bas mot cent mille livres au Trésor et la reine doit l’inaugurer avec ses bons amis Polignac et autres. Deux fois déjà elle a fait le trajet de Paris à Fontainebleau sur un bateau : celui que lui avait prêté le duc d’Orléans quand elle était enceinte. Elle a pris goût à ce genre de locomotion et, j’en suis persuadé, aucune force humaine ne l’empêchera d’inaugurer « son » bateau.
— Même si le roi dit « non » ?
— Même ! Elle trouvera le moyen. D’ailleurs, il fait plus que jamais ses volontés. Cette maudite histoire de collier a exaspéré Marie-Antoinette qui ne rêve plus que vengeance. On dit qu’elle est d’une telle humeur que le roi ne se déplace plus que sur la pointe des pieds…
— De toute façon, interrompit Gilles, nous discutons pour rien. Le billet dit que je suis le seul à pouvoir éviter le drame : je n’ai ni le droit ni l’envie de me dérober. Avez-vous un cheval, mon cher Préville ?
— Naturellement. Mais vous voulez repartir dès ce soir ? Pour aller où ?
— À Paris. Je prendrai pension dans une auberge. Je voudrais essayer d’examiner le bateau de la reine… et je n’ai qu’une journée.
— Pas d’auberge ! coupa Ulrich-August. Le Beaumarchais a dit que je te ramène chez lui.
Tournemine se mit à rire.
— Il avait deviné que je reviendrais, sans même lire la lettre ?
— Il doit être intelligent, grogna Winkleried. Il a dit qu’il avait des choses pour toi. Il dit aussi qu’il vaut mieux que tu laisses Pongo stationner un moment ici.
Encore que l’idée de se séparer même pour quelque temps de son fidèle Indien ne sourît guère à Gilles, il avait assez de sagesse pour comprendre que cela vallait mieux. Préville n’avait pas encore eu le temps de s’occuper de lui et de lui enseigner son nouveau rôle. Dans l’état actuel des choses, il ne pouvait que risquer de faire reconnaître son maître.
— Je reviendrai te chercher, ou je te ferai venir dès que je serai installé quelque part, dit Gilles à l’Indien. S’il m’arrivait malheur dans cette aventure…
— C’est moi qui viendrais le chercher, grogna Winkleried, Pongo sait bien qu’il a une place chez moi quand il voudra. Et maintenant prépare-toi, nous partons.
— Pas avant d’avoir soupé, protesta Préville. Vous devez avoir faim et il n’est pas bon de galoper le ventre vide.
— Ma foi, je n’osais pas réclamer, fit Ulrich-August soudain épanoui. Mais c’est vrai que j’ai grand faim…
Le contraire eût été étonnant, surtout après une chevauchée rapide, l’appétit du jeune Suisse étant de taille à passer à la postérité. Tandis qu’il se restaurait avec un bel enthousiasme, Préville, après quelques coups de fourchette, s’en allait faire préparer les chevaux et le bagage de son pensionnaire d’un moment.
Tout cela prit pas mal de temps et la rue Vieille-du-Temple s’éveillait dans un tintamarre quasi diabolique lorsque Gilles et Ulrich-August franchirent le portail de l’hôtel des ambassadeurs de Hollande, grand ouvert à cette heure matinale. Le concierge était en train de balayer la cour, à grands gestes nonchalants ponctués de profonds soupirs car cet homme de bien, ennemi de l’effort inutile, ne voyait pas pourquoi la maîtresse des lieux tenait tellement à lui faire recommencer chaque jour les mêmes gestes. Souvent d’ailleurs il s’arrêtait, appuyé des deux mains sur son balai, pour causer avec tous ceux, marchands d’eau, d’herbe, de lait, de sable, de balais ou de poisson, dont les cris, joints aux pas des chevaux et des ânes et au roulement des voitures, entretenaient dans la rue, comme dans la plupart des autres, ce vacarme assourdissant qui était le propre de la capitale française.
Après s’être assurés auprès de lui que le maître était bien au logis, les deux hommes pénétrèrent dans la maison et trouvèrent Beaumarchais, en bonnet de nuit à ruban vert et robe de chambre à ramages assortis, attablé devant un grand pot de café et une pile de rôties brûlantes. D’une main tachée d’encre d’imprimerie, il triturait nerveusement un numéro, tout frais tiré, de la Gazette. Il était d’une humeur de dogue et, voyant pénétrer dans son cabinet deux hommes dont l’un lui était à peine connu et l’autre pas du tout, il hurla :
— Qu’est-ce que vous voulez, vous ? Et d’abord, qui vous a permis d’entrer ?
Tournemine se mit à rire.
— Le vieux Paul, qui ne m’a pas reconnu plus que vous d’ailleurs mais auquel j’ai dit que vous nous attendiez. Et vous connaissez déjà le baron von Winkleried, il me semble.
Au son de cette voix, Pierre-Augustin lâcha du même coup sa gazette et la tartine qu’il tenait de l’autre main, tendit le cou, regarda avec des yeux qui s’arrondissaient et lâcha :
— Quoi ? C’est vous ?… Savez-vous que vous êtes tout simplement prodigieux ?
— Ce n’est pas moi qui le suis mais bien votre cher Préville. C’est un grand homme.
— Je vous l’avais dit. À présent, asseyez-vous, nous avons à parler mais d’abord je vais demander d’autres tasses et d’autres rôties. Thérèse est partie voilà une demi-heure pour Ermenonville.
Tandis qu’il courait se pendre au cordon de sonnette pour appeler Paul, Gilles jeta un coup d’œil au journal abandonné sur un coin du bureau. Un grand article signé Mirabeau s’y étalait en belle place et les quelques lignes qui tombèrent sous les yeux du jeune homme suffirent à l’éclairer sur les raisons profondes de la mauvaise humeur de son ami.
« Né dans l’obscurité, sans ressources que l’intrigue, le voilà ce Beaumarchais, que ses libelles avaient rendu si redoutable, chargé aujourd’hui de la haine publique. Qu’il serve à jamais d’exemple à ceux qui, de pauvres devenus riches, qui, du sein du mépris parvenus à se faire craindre, veulent perdre les autres et finissent par… »
— Ne lisez pas ces ordures ! s’écria Pierre-Augustin en lui arrachant la feuille. La pourriture elle-même se salirait à un tel contact ! Je sais ce que veut ce misérable Mirabeau, ce gentilhomme taré : ruiner les porteurs d’actions des pompes à eau des frères Perrier, faire reculer le progrès, et me ruiner par-dessus le marché s’il le peut.
— Allons, c’est enfantin. Comment pourrait-il y parvenir ? Votre fortune est belle et…
— Ma fortune ?…
Brusquement, sa voix baissa de plusieurs tons pour atteindre au murmure tandis que, sur son visage si mobile, une gravité teintée d’angoisse prenait la place de la colère.
— Je n’ai plus rien, mon ami… que des dettes ! Si l’État ne se décide pas à me rembourser ce qu’il doit à Rodrigue Hortalez, il ne me restera plus d’autre ressource que de partir aux États-Unis avec Thérèse et notre petite Eugénie. Et Mirabeau le sait, l’animal ! Jamais il n’aurait osé de telles injures si j’étais encore riche… mais laissons cela, s’il vous plaît ! je saurai me battre ; j’en ai tellement l’habitude. Parlons plutôt de vous… Qu’était-ce au juste que cette lettre dont votre ami, ici présent, était chargé ?
Pour toute réponse, Tournemine la sortit de sa poche et la lui tendit tout ouverte.
— Naturellement, vous y allez ? fit Beaumarchais après avoir lu. Ce n’est même pas la peine de discuter, j’imagine ?
— Naturellement !
— Vous avez pensé qu’il s’agit sans doute d’un piège, que quelqu’un doit se douter de quelque chose touchant notre tour de passe-passe et cherche à vous faire sortir de votre trou ?.
— Je sais tout cela. Mais l’enjeu est tel que je n’ai pas le droit de refuser. Au surplus, je suis curieux…
— Une curiosité qui peut vous coûter cher. Votre masque sera levé avant même d’avoir servi.
— Mais je n’ai pas l’intention de le porter pour me rendre au rendez-vous. Vous avez lu la lettre : c’est à Tournemine seul que l’on parlera, non à un quelconque marin américain, puisque c’est là le personnage que Préville a choisi.
— Et fort bien choisi. Un peu sur mon conseil d’ailleurs et à ce propos…
Allant jusqu’à l’une des étroites armoires ménagées dans les boiseries claires de sa bibliothèque, Pierre-Augustin y prit une liasse de papiers qu’il porta sur son bureau et se mit à feuilleter. Il en tira un, orné d’un sceau de belle dimension et qui, entre des lignes écrites, comportait des blancs qu’il se mit incontinent en devoir de remplir. Quand il eut fini, il présenta la grande feuille craquante à Tournemine et celui-ci vit que c’était, dûment estampillé et signé de la main du comte de Vergennes, ministre des Affaires étrangères, un passeport autorisant le capitaine John Vaughan, de Providence (Rhode Island) à séjourner en France pour une durée indéterminée.
Puis Beaumarchais sortit d’autres papiers d’une couleur indéfinissable cette fois, jaunis, roussis, culottés comme une vieille pipe : ceux du navire corsaire Susquehanna appartenant justement au capitaine Vaughan.
— Voilà, dit l’écrivain en conclusion, avec ces papiers vous êtes en règle sur tout le territoire de la France. Vous pouvez aller et venir à votre gré, prendre pension dans tel hôtel qui vous conviendra. Et, à ce propos…
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