La fin de la phrase s’adressait à deux moines qui venaient d’apparaître et qui, eux aussi, prétendaient passer le petit pont pour regagner leur couvent. Laissant le sergent leur expliquer qu’ils allaient être obligés d’aller passer la nuit ailleurs, Gilles tourna les talons et s’éloigna pour rejoindre la voiture à laquelle il avait demandé de l’attendre auprès des murs de l’Arsenal.
Les paroles du garde-française, le ton amer, ironique et vaguement menaçant surtout l’avaient frappé. Parlant de la reine l’homme avait failli dire « l’Autrichienne », cet adjectif anodin en apparence mais devenu insultant depuis que Marie-Antoinette avait obligé son époux à se plier à la politique de son frère, l’empereur Joseph II. Seul, sans doute, le respect de son uniforme l’avait retenu mais c’était tout de même un symptôme de plus du mécontentement qui grondait sourdement dans le peuple.
L’hiver précédent, déjà, alors qu’en compagnie d’Ulrich-August il donnait la chasse aux pamphlétaires plus ou moins appointés par Monsieur, il avait pris conscience d’une désaffection croissante des Parisiens pour leur souveraine et ne s’en était pas autrement ému : de tous temps il avait été de bon ton chez les intellectuels et dans les salons d’attaquer le pouvoir établi. Mais ce soir, l’homme qui s’était exprimé était un soldat, l’un de ceux que leur métier instituait comme les défenseurs normaux de la monarchie. Et, plus grave encore, la reine semblait avoir perdu dans l’esprit de son peuple tout caractère sacré. On l’y dépouillait de toute grandeur pour la ravaler au rang d’une simple femme. Et c’était ce même peuple, par la voix d’un Parlement qui la détestait, que Marie-Antoinette avait chargé de lui rendre justice dans une affaire aussi sordide que celle du fameux Collier telle que Tournemine la connaissait. L’avenir décidément s’assombrissait…
Cette impression, il la ressentit plus péniblement encore le lendemain en allant assister au départ du fameux bateau.
Cette fois, les quais étaient noirs de monde. Mal contenus par des barrières et des cordons de gardes-françaises, les Parisiens se pressaient au spectacle royal, ce spectacle qu’ils avaient si peu souvent l’occasion de contempler chez eux. Il y en avait le long du quai du Mail, le long de celui de la Râpée naturellement et même sur la pointe de l’île Louvier où les plus audacieux s’étaient juchés sur les grandes piles de bois de construction. Certains même avaient pris d’assaut la Seyne, la vieille galiote jadis construite par Turgot pour promener la famille royale mais qui ne servait plus qu’aux inspections des échevins.
En dépit de la saison déjà avancée, le temps était radieux. Irisée par le soleil automnal, une brume légère montait du fleuve pour accueillir les feuilles jaunies qui lentement tombaient des grands ormes. De cette brume surgissait, comme une vision d’un autre âge, le bateau neuf de la reine. C’était une étonnante, une énorme gondole dorée comme un missel, guillochée comme une tabatière, rutilante et enrubannée comme quelque Bucentaure en rupture de Guidecca. Un grand rouf, dont les fenêtres habillées de ce bleu Nattier qu’affectionnait Marie-Antoinette renvoyaient les flèches du soleil, occupait la majeure partie du pont. Il abritait neuf pièces : chambres, antichambre, salon de compagnie, cuisine. Mais l’imagination populaire et les potins de la rue aidant on y ajoutait mille folies tels que boudoirs secrets entièrement habillés de glaces, piscine emplie de parfums et salle de banquets garnie de lits à la romaine ; tous décors propres à ce que les mauvaises langues s’imaginaient devoir servir de cadre obligatoire aux orgies de la reine.
Autour de Gilles qui s’était posté près du petit pont dont on lui avait refusé l’accès la veille, la foule déjà dense grossissait d’instant en instant doublée de voitures, de cabriolets, de pataches, de véhicules et de tout ce qui était susceptible de hisser les curieux au-dessus des têtes du commun. Cette foule s’agitait, grognait, riait, jetait au vent plaisanteries et sarcasmes et ressemblait assez à un énorme chien tirant sur sa laisse moitié par jeu moitié par rogne.
Bousculé par une dame de la Halle dont les abondants cotillons fleuraient la marée fraîche, Gilles se détourna pour lui permettre d’approcher des barrières mais son mouvement s’arrêta brusquement et, oubliant la grosse femme qui le remerciait d’un clin d’œil aguicheur, il se figea, dévorant des yeux une tête coiffée d’un bonnet de castor et qui, grâce à la taille de son propriétaire, surgissait de la houle des autres têtes comme le clocher d’une église de son village. Cette tête qui se découpait sur la brillante caisse verte d’une voiture, il ne pouvait pas en exister deux semblables sur toute la boule ronde et il la reconnut avec une stupeur mêlée d’une telle joie que le nom franchit ses lèvres avant même qu’il s’en fût rendu compte.
— Tim ! Tim Thocker2 !…, cria-t-il. Vingt dieux qu’est-ce que tu fais là ?
Retrouver ainsi son premier ami américain, l’étonnant coureur des bois qui avait été son meilleur compagnon d’aventures, lui causait un tel bonheur qu’il en oublia et le fait qu’il avait changé d’aspect et la raison grave pour laquelle il était là. C’était tellement bon, surtout à ce moment de solitude totale, de revoir le large visage tranquille du fils du pasteur de Stillborough et de constater que, semblable à sa terre natale, Tim semblait toujours égal à lui-même. Seule concession aux usages européens, son habituelle tunique de daim à franges avait cédé le pas à une sorte de redingote de gros drap couleur de châtaigne d’où surgissait un col de chemise noué d’une cravate tellement tortillée quelle ressemblait à une ficelle verte terminée par des pompons.
L’appel de Gilles étant parvenu jusqu’à lui, Tim tourna les yeux vers cet inconnu barbu qui avait l’air de rire aux anges. Ses yeux, naturellement ronds, parurent s’arrondir encore sous ses sourcils couleur de paille roussie mais, à cet instant, il y eut un remous dans la foule qui refluait pour laisser libre passage aux voitures de la Cour transportant la reine, ses enfants, ses amis et sa suite.
La voiture à laquelle Tim s’appuyait opéra alors un mouvement tournant de telle sorte que Gilles ne vit plus son ami. Il réussit à escalader une borne voisine mais il y avait des grappes humaines accrochées un peu partout et, bien que l’Américain fût de la taille d’un jeune arbre, il fut impossible de l’apercevoir.
Peut-être, pour mieux voir, Gilles eût-il tenté l’escalade d’une lanterne ou d’un pilier d’entrepôt, encore que cela représentât certainement un combat à livrer mais, soudain, à la portière d’une voiture de spectateurs, un buste d’homme apparut et Gilles, renonçant à dominer les foules, prit au contraire le parti de redescendre et de se noyer dans la foule car cet homme c’était son sorcier de la Bastille, c’était l’homme aux menaces. En un mot, c’était le comte de Modène et, peu soucieux d’accrocher un regard aussi inquisiteur, Gilles choisit de se noyer dans le public parisien refluant vers le petit pont, le plus loin possible des yeux du nouveau venu.
Modène ne s’intéressait pas à la foule, d’ailleurs, mais bien au bateau qu’il examinait avec ce qui parut être à Tournemine un soin tout particulier. Il avait l’air de chercher quelque chose et le chevalier fit comme lui, mais alors que le comte achevait son examen par un demi-sourire prouvant qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait, le jeune homme ne vit dans cet extravagant bateau de plaisance rien qui pût justifier cette satisfaction.
Coincé par la foule, Gilles fut bien obligé d’assister à la suite du spectacle. Le silence s’était fait dans la foule d’où ne partait aucun cri de joie, aucune acclamation. Les rires et les plaisanteries de tout à l’heure avaient cessé. Un respect venu du fond des âges retenait encore les bons sujets de Sa Majesté au bord des insultes et des sifflets, peut-être aussi la vue des armes bien astiquées, des Suisses et des gardes du corps. Alors le peuple avait choisi de se taire et si la musique des gardes-françaises ne s’était mise à jouer, c’eût été dans un profond silence que la reine aurait gagné son bateau.
Elle apparut tout à coup au milieu d’un parterre de gigantesques chapeaux couverts de fleurs et de plumes multicolores, imposante et belle, au cœur d’une symphonie bleue assortie à ses yeux comme le grand diamant bleu qui battait à sa gorge, souriante sous un chapeau qui ressemblait à une vague écumeuse chevauchant ses beaux cheveux blond cendré sans poudre. Elle souriait au soleil, au fleuve, à l’extravagant navire, au comte de Boulainvilliers, prévôt des marchands, qui lui offrait cérémonieusement la main pour la mener à la passerelle drapée de satin. Mais, contrairement à ceux de bien des assistants qui se détournaient vers les tours de la Bastille au couronnement desquelles apparaissaient de petites silhouettes noires, pas une seule fois ses yeux ne s’égarèrent de ce côté.
Quelque part dans la foule il y eut quelques timides « Vive la reine ! » mais les tambours battirent pour saluer l’embarquement, couvrant ces voix trop rares et trop faibles. Un peu plus loin sur le quai attendait le peloton de gros percherons qui allaient haler l’absurde gondole jusqu’à Fontainebleau. Il y eut un coup de sifflet, un sec claquement de fouet. Les traits se tendirent sous l’effort des vigoureuses bêtes et lentement, doucement, le bateau quitta le quai. Debout, à l’avant, tenant sa fille par la main, la reine entourée des dames de sa maison regardait le fleuve.
— Sera bien toujours la même ! grommela quelqu’un dans la foule. Ses plaisirs d’abord. Le peuple, lui, peut crever !… Il y a de quoi nourrir Paris pendant un mois là-dedans !
— Ça, on peut dire qu’elle nous aura coûté cher, celle-là…
La foule, à présent, se desserrait, commençait à s’écouler. Les voitures s’éloignaient. Dégagé, Gilles chercha s’il reconnaissait quelque part la silhouette, si brièvement entrevue, de son ami. Mais Tim n’apparaissait nulle part, si tant est qu’il n’eût jamais été là car, à présent, le jeune homme en venait à douter du témoignage de ses yeux. Peut-être, après tout, avait-il été victime d’une ressemblance…
Et puis Modène, lui, était toujours là. Il semblait ne pouvoir quitter son poste d’observation et continuait à suivre, sur l’eau brillante de la Seine, la course du navire qui s’éloignait. Alors, peu désireux d’attirer son attention, Gilles s’éloigna pour regagner son hôtel et s’y disposer à rejoindre ce village de Seine-Port près duquel on lui avait donné rendez-vous le surlendemain. La prudence conseillait, en effet, d’aller reconnaître les lieux et se familiariser avec les alentours.
Pourtant, avant de rentrer, il fit un léger détour par le quai de la Ferraille3 séjour de prédilection des sergents recruteurs et des armuriers et, chez l’un de ces derniers, fit l’emplette d’une paire de pistolets anglais d’occasion mais de bonne qualité qui lui rendirent une partie de son optimisme naturel quelque peu entamé par les dernières vingt-quatre heures. S’il devait donner délibérément dans un piège, du moins aurait-il l’extrême satisfaction de vendre chèrement sa peau.
Ainsi équipé, il s’en alla régler sa note d’hôtel, boucler son sac et récupérer son cheval puis, au pas tranquille d’une monture qu’il n’avait aucune raison de fatiguer, il gagna la barrière de Fontainebleau où, au petit trot, il prit la route qui s’enfonçait vers le sud, comptant bien, au premier petit bois rencontré, ôter la majeure partie de son grimage.
Onze heures sonnaient à l’église de Seine-Port quand, le surlendemain, Gilles de Tournemine quitta l’auberge où il était venu s’installer sous son aspect presque normal, n’ayant conservé, par force, de son masque marin que les cheveux si soigneusement teints par les soins de Préville. Il lui suffirait, pour redevenir tout à fait lui-même, de coiffer la perruque blanche d’uniforme qu’il avait dans sa poche, lorsqu’il serait hors de vue de l’auberge.
Il s’y était présenté sous le nom tout à fait inoffensif de Jean Martin, arpenteur au service des Eaux et Forêts de France. Ce métier, dont le souvenir de George Washington lui avait inspiré l’idée4, offrait l’avantage inestimable de lui permettre d’errer tranquillement dans la campagne et les forêts voisines, une chaîne à la main sans attirer l’attention des peuplades autochtones. Le costume qu’il avait adopté – gros drap puce à l’épreuve des intempéries, culotte de coutil bis enfouie dans des bottes courtes à revers – ne le démentait en rien…
Toute la journée et la précédente, il avait visité les environs, repéré l’élégant château de Sainte-Assise environné de son beau jardin en terrasses et gardé par les hussards du colonel Shee. La demeure, achetée aux Choiseul, avait été offerte à l’épouse morganatique du duc Louis-Philippe le Gros mais comme celui-ci, podagre et à peu près impotent, y résidait en permanence, une garde armée s’imposait. En s’efforçant de ne pas attirer l’attention, Gilles avait soigneusement examiné les alentours du château sans rien remarquer qui pût servir de support à un piège quelconque : la Seine coulait, belle et large au pied de la grande demeure qui, dans la lumière de midi, avec ses hautes fenêtres illuminées par le soleil, offrait une superbe image de paix et de tranquillité.
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