— Assez pleuré ! fit-il sévèrement. Toi manger !

— La paix, Pongo ! C’est tout ce que je demande : la paix !

— Paix n’avoir jamais nourri personne et ventre creux mauvais pour esprit du guerrier…

— Guerrier ? Laisse-moi rire ! Qu’est-il devenu le guerrier ? Je suis prisonnier…

— Guerrier prisonnier toujours guerrier quand même ! Jamais perdre courage ou se laisser aller désespoir… comme petit enfant ou comme femme !

Gilles haussa les épaules.

— Si tu espères piquer ma vanité, mon vieux, tu te trompes. Entre un homme et une femme en prison il n’y a guère de différence. Le désespoir est le même…

À cet instant, comme pour lui apporter un démenti une voix de femme se fit entendre par la fenêtre, une voix qui chantait une romance à la mode. Pongo alla jusqu’à la profonde embrasure, tendit l’oreille et sourit découvrant les deux longues incisives qui lui donnaient une si étonnante ressemblance avec un lapin.

— On dirait femme mieux supporter prison que fameux Gerfaut ! fit-il, goguenard.

— Qu’est-ce que cela prouve ? grogna Tournemine. Qu’il y a des femmes qui peuvent s’accoutumer à n’importe quoi. C’est peut-être une folle, d’ailleurs. On dit qu’il y en a ici…

Mais il savait qu’il n’en était rien et même, cette voix, il lui semblait bien la reconnaître pour l’avoir entendue fredonner cette même romance – un air de « Nina ou la Folle d’Amour » – au cours de la soirée de jeux passée rue Neuve-Saint-Gilles et qui s’était si mal terminée pour lui2. Elle ressemblait beaucoup à celle de Mme de La Motte. Et comme celle-ci avait été arrêtée le 18 août, il n’y avait, après tout, rien d’étonnant à entendre sa voix. Par contre, il était surprenant qu’elle eût le cœur à chanter…

Pourtant, à se trouver ainsi tiré de ses idées noires et ramené à la fangeuse histoire qui avait éclaté comme un ouragan sur Versailles et fait arrêter pour vol, comme un simple truand, le cardinal-prince de Rohan, Grand Aumônier de France, Tournemine sentit que le temps des lamentations s’achevait pour lui.

Quittant la chaise sur laquelle il s’était laissé tomber, il dédia un pâle sourire à Pongo.

— Eh bien, grand sorcier, que veux-tu que je fasse ? Quelle médecine m’ordonnes-tu ?

— Pongo l’a dit : toi manger pour retrouver pensées saines et goût du combat.

— Eh bien, mangeons !…

Pour la première fois depuis son arrivée à la Bastille, Gilles prit place à table après avoir fait signe à Pongo de s’installer de l’autre côté. Jusque-là, il s’était contenté de grignoter un morceau de pain avec un peu de vin. Mais à se trouver soudain en face d’une nourriture agréablement parfumée, il sentit se réveiller le bel appétit de son âge, découvrant à la fois qu’il avait très faim et que la cuisine de la vieille forteresse était excellente.

Quand il eut achevé son repas, il en éprouva un bien-être certain qu’il compléta d’une pipe de son excellent tabac de Virginie que Pongo avait eu la précaution d’emporter.

— Tu avais raison, reconnut-il enfin en se renversant sur sa chaise. J’aurais dû t’écouter plus tôt et toi, tu aurais dû me secouer sans attendre aussi longtemps.

Pongo haussa les épaules à son tour.

— Avant n’aurait servi à rien. Pongo compris qu’il était temps quand toi sauter à la gorge du geôlier tout à l’heure… Être bon signe !

— Bien ! Que proposes-tu à présent ?

— Réfléchir !

— Je ne fais que ça !…

— Réfléchir à moyen sortir d’ici ! Pas sur triste condition humaine ! Si toi veux savoir où être passée ta squaw, quitter prison.

En dépit de la douloureuse crispation qu’il ressentait à la moindre évocation de Judith, Tournemine ne put s’empêcher de sourire au pittoresque terme indien. Plût au Ciel que l’orgueilleuse fille du baron de Saint-Mélaine eut la tendre et fière soumission des femmes iroquoises qui savaient appartenir totalement à un homme sans pour autant cesser d’être elles-mêmes. Mais il repoussa vite cette pensée car une image venait de s’imposer sur celle de Judith : celle de Sitapanoki3, la princesse indienne qui lui avait, un moment, inspiré une telle passion qu’il avait été à deux doigts d’oublier son amour et les promesses échangées. Et ce n’était pas le moment de s’attendrir sur les souvenirs d’autrefois, d’un autre temps, d’un autre monde…

Ce n’était d’ailleurs le moment d’aucune sorte d’évocation qui, rappelant les grandes forêts et la fabuleuse nature de l’Amérique, servirait tout juste à rendre plus insupportable encore les murs de la Bastille…

— Sortir d’ici ? soupira-t-il enfin. J’aimerais bien ! Mais je crains que ce ne soit guère possible. J’ai toujours entendu dire qu’on ne s’évadait pas de la Bastille. Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir ouvrir cette porte…

Il s’interrompit. La porte, justement s’ouvrait. Pensant que c’était Guyot, le geôlier qui venait desservir le souper, Tournemine choisit de lui tourner le dos. Mais ce n’était pas Guyot.

Profondément salué par le geôlier resté au-dehors, un homme venait d’apparaître, un homme qui, de toute évidence, n’appartenait pas au personnel de la prison où l’on ne voyait guère que des uniformes ou les souquenilles des gardiens.

Sous un ample manteau noir négligemment rejeté sur l’épaule, le gentilhomme qui venait d’entrer portait un bel habit de cour en soie bleu foncé discrètement orné de broderies d’argent et timbré, à la hauteur du cœur, d’une rutilante croix de Malte. Sur son long gilet gris argent, de même nuance que ses culottes de soie, le ruban bleu de Saint-Louis pendait sous la cravate de dentelle.

Au physique, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, de taille moyenne mais de belle allure. Sa tête, coiffée d’une perruque blanche bouclée, affectait un peu la forme d’un pain de sucre. Le nez était mince, droit et court, les sourcils très noirs et bien arqués. Ils soulignaient heureusement des yeux sombres et allongés au point d’évoquer les types orientaux. La bouche, dont le sourire semblait l’expression habituelle, était celle d’un gourmand et, dans l’ensemble, cette physionomie ne manquait pas de charme en dépit de quelques détails qui en corrigeaient désagréablement l’expression.

Ainsi du front fuyant, de l’air de contentement intime étalé comme une crème sur les traits du personnage mêlés à une double nuance de ruse et d’insolence. Mais la peau était soignée, les mains fines et la tenue irréprochable. Littéralement, le nouveau venu était tiré à quatre épingles.

Comme le prisonnier, dont la puissante silhouette se dressait entre lui et la fenêtre, ne faisait pas mine de s’apercevoir de sa présence, le visiteur éloigna le geôlier d’un sec claquement de doigts puis, glissant un regard curieux sur Pongo momentanément changé en sa propre statue, il articula :

— Puis-je avoir, monsieur, l’avantage d’un moment d’entretien avec vous ?

Au son de cette voix, ensoleillée d’un soupçon d’accent provençal incomplètement maîtrisé, Tournemine fit volte-face.

— Je vous demande excuses, monsieur, dit-il tandis que ses yeux froids analysaient rapidement cette figure inconnue. Je ne savais pas que j’avais un visiteur et je croyais seulement au retour du gardien venu desservir.

— Il n’est pas besoin d’excuses puisque je ne me suis pas fait annoncer. Mais… vous avez là un bien curieux domestique, ajouta le nouveau venu en se tournant à demi vers Pongo qui, debout, bras croisés, au pied du lit de son maître, n’avait toujours pas bougé un cil.

— Ce n’est pas un domestique, coupa Gilles sèchement. C’est un guerrier iroquois et il est à la fois mon écuyer… et mon ami.

— Ami ? Un grand mot… un beau titre !

— Amplement mérité, croyez-le. Je lui dois la vie… entre autres choses.

— Eh bien… disons que vous avez de la chance de posséder une telle rareté. On doit vous l’envier et je gage que l’on vous a plus d’une fois offert de l’acheter.

— En effet. J’ai déjà eu le regret de refuser à Monseigneur le duc de Chartres et à M. de La Fayette, qui ont fort bien compris l’un et l’autre qu’un ami ne saurait se vendre. Mais je suppose, monsieur, que vous ne vous êtes pas donné la peine de monter jusqu’ici pour me parler de mon écuyer ?

L’inconnu sourit sans répondre, fit quelques pas dans la pièce puis, désignant l’une des deux chaises :

— Puis-je m’asseoir ? Mes jambes n’ont plus l’âge des vôtres, chevalier, et votre logis, s’il est plus près du Ciel que ceux du commun des mortels, n’en est pas moins d’un accès pénible.

— Je vous en aurais déjà prié, monsieur, si vous aviez bien voulu prendre la peine supplémentaire de m’apprendre votre nom.

— C’est trop juste ! Eh bien, je me nomme François-Charles de Raimond, comte de Modène, gouverneur du palais du Luxembourg… et donc gentilhomme au service de Son Altesse Royale Monsieur, comte de Provence et frère de Sa Majesté le roi.

L’emphase soudaine du ton fit sourire Tournemine. Cet oiseau si superbement paré pensait-il impressionner un garde du roi avec ses titres ronflants ?

— Je sais qui est Monsieur, fit-il avec un rien d’ironie et en se gardant bien d’ajouter quelle opinion peu flatteuse il gardait de l’Altesse Royale en question. Asseyez-vous, comte… et puis apprenez-moi la raison pour laquelle un si haut personnage prend la peine de m’envoyer un émissaire. Car c’est bien ce que vous êtes, n’est-ce pas ?

Tandis que le comte de Modène s’établissait sur sa chaise avec un soupir de soulagement mais en prenant un soin extrême de ne pas froisser son bel habit sur la paille grossière du mobilier carcéral, le chevalier, les yeux soudain rétrécis, l’examinait en détail. Le seul nom de Monsieur avait suffi à le mettre sur ses gardes. Familier du prince, le pompeux gouverneur de sa maison ne pouvait être qu’un ennemi et, avant même qu’il eût énoncé le but de sa visite, le jeune homme devinait qu’il allait lui falloir jouer serré.

— Le titre d’ambassadeur me conviendrait mieux, fit Modène avec une grimace qui pouvait passer pour un sourire, car je n’ai pas seulement un avis à vous donner mais aussi tous pouvoirs pour discuter avec vous des suites que vous verrez à lui donner. Mais asseyez-vous donc, chevalier, nous pourrons causer plus commodément. Et puis vous êtes si grand que vous me donnez le vertige…

— Permettez-moi de n’en rien faire ! Un prisonnier n’a déjà que trop tendance à demeurer assis ou couché.

— Ah ! vous êtes jeune ! soupira Modène. Les maux de l’âge, les affreux rhumatismes ne vous torturent pas encore. Tandis que moi j’en suis envahi. Ainsi…

Peu désireux d’entendre le récit, sûrement fort long, des misères physiques de son visiteur, Gilles jugea prudent d’y couper court aussi poliment que possible.

— En ce cas, dit-il, vous devez avoir grande hâte de retrouver votre logis, votre lit et de ne pas souffrir trop longtemps sur une chaise de prison. Me direz-vous ce qui vous amène ?

Un éclair d’amusement brilla dans les yeux noirs du comte. Un instant, il considéra le chevalier comme s’il venait de découvrir un aspect inattendu de son personnage, sourit puis, doucement, déclara :

— Je suis venu vous faire connaître votre avenir.

— Mon avenir ? Faites-vous profession de dire la bonne aventure ? Êtes-vous sorcier ?

— Sorcier, non. Astrologue, oui. J’étudie les astres, leur course à travers l’infini et surtout leur étrange influence sur le cours capricieux des destinées humaines. Quel jour êtes-vous né, chevalier ?

— Mais… le 26 juillet 1763, jour de la fête de sainte Anne patronne de la Bretagne, répondit le jeune homme légèrement surpris de constater que Modène avait paru prendre sa boutade au sérieux.

— Hum ! Un Lion… du premier décan. Sauriez-vous me dire aussi à quelle heure ?

Gilles haussa les épaules.

— Non, monsieur, je ne saurais vous le dire ! fit-il sèchement.

Qui donc, mon Dieu, se serait étendu avec assez de complaisance sur sa naissance bâtarde pour lui en apprendre l’heure ? Certainement pas une mère qui l’avait pratiquement renié dès son premier vagissement. La vieille Rozenn, sa fidèle nourrice peut-être ?… et encore ! Mais, après tout, de tels détails avaient bien peu d’importance dans la vie d’un homme.

— Cela vous gênera-t-il, ajouta-t-il avec un brin d’insolence, pour me faire connaître mon avenir ainsi que vous l’annonciez il y a un instant ?

— Certainement pas puisqu’il s’agit de l’avenir immédiat. Mais j’avoue que j’aurais aimé en savoir plus sur votre naissance. Vous êtes un personnage intéressant, chevalier, et vous avez très certainement devant vous une longue, une très brillante carrière… dont il serait dommage d’interrompre prématurément le cours.