Était-elle sincère ? Sans doute. Son joli visage malicieux était transfiguré par la passion et Gilles, frappé en dépit de sa méfiance, ne put s’empêcher de penser qu’il y avait là quelque chose de changé. Il en éprouva une joie assez cruelle, mêlée d’orgueil. S’il savait s’en servir, quelle arme ne serait-elle pas entre ses mains cette femme qui avait tous les secrets, toutes les confidences d’un prince perfide et trouble comme un marais mortel, cette femme qui s’avouait esclave d’un amour imprévu.
— Fort bien ! soupira-t-il. Je veux bien croire que vous m’aimez, à condition toutefois que vous m’en donniez la preuve puisque vous êtes venue pour cela, dites-vous…
Instantanément, elle fut contre lui, les lèvres entrouvertes, les yeux déjà noyés, offerte comme le bouquet de roses que son parfum évoquait. Contre sa poitrine, il sentit les battements précipités d’un cœur qui s’affolait. Doucement, alors, il détacha les bras gainés de soie qui se glissaient autour de son cou.
— Pas comme cela. Ce serait trop facile ! fit-il en écartant prudemment de lui un corps dont il connaissait bien la séduction. Je ne suis pas venu ici… de si loin, pour entendre parler d’amour. Avez-vous oublié les termes de votre lettre ?
De ses deux mains, elle s’agrippa à son bras.
— Je n’ai rien oublié, tu le sais bien. Et je suis prête à répondre à toutes les questions que tu voudras me poser. Mais ensuite… ensuite, tu me reprendras, n’est-ce pas ? tu accepteras de m’aimer encore, même si ce n’est que de temps en temps ?
Ainsi le marché était nettement posé et Gilles commençait à voir clair dans ce rendez-vous qu’il avait cru un piège, qui en était un d’ailleurs d’une certaine façon mais un piège tendu à sa sensualité et non à sa vie. C’était non seulement flatteur mais intéressant puisque la belle Anne, sous la seule condition qu’il redevînt son amant, offrait de trahir Provence.
— Peut-être…, dit-il seulement, évitant de trop s’engager. Il en sera selon votre franchise.
Apercevant un peu plus loin un tronc d’arbre couché, il l’y conduisit et l’y fit asseoir tandis que lui-même demeurait debout, un pied posé sur le tronc renversé.
— Nous serons mieux ici. À présent, madame, je vous écoute…
1. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.
2. Voir le Gerfaut des brumes, tome I.
3. Quai de la Mégisserie actuel.
4. Durant sa jeunesse le premier président des États-Unis avait exercé le métier d’arpenteur.
CHAPITRE VI
UN FILET TISSÉ D’OR ET D’ARGENT…
Si un reste de méfiance subsistait encore en Tournemine touchant l’importance du complot dirigé contre la famille royale, les premières phrases du récit d’Anne de Balbi le dissipa. Il fallait toute l’infernale astuce de Monsieur pour monter une telle machine.
L’idée partait d’une vexation princière : le bateau de la reine devant, au cours de son voyage vers Fontainebleau, passer pratiquement sous les fenêtres du château de Sainte-Assise, le vieux duc d’Orléans, poussé bien entendu par la Montesson qui enrageait de n’être point officiellement « reconnue », avait exprimé le désir de voir sa royale cousine accepter, si le temps le permettait, une collation doublée d’un concert champêtre sous les arbres précieux, parés par l’automne d’or et de pourpre, de son admirable parc. Peu désireuse de complaire à la famille d’Orléans, et moins encore de rencontrer une femme en qui elle ne voyait guère plus qu’une aventurière, Marie-Antoinette avait décliné l’invitation, fort gracieusement d’ailleurs, en prétextant qu’un arrêt à Sainte-Assise rognerait trop sévèrement celui qu’elle devait faire à Melun et ne pourrait qu’indisposer les bonnes gens de cette fidèle cité. Elle le regrettait d’autant plus que l’on disait merveilles des serres de Sainte-Assise et de leurs espèces rares qu’elle aurait eu le plus grand plaisir à visiter.
Encore qu’aussi soigneusement habillé de rubans soyeux, le refus avait blessé le gros Louis-Philippe, désolé de voir sa chère marquise pleurer comme fontaine à longueur de journée. Ce double désespoir avait fait quelque bruit et ce bruit était venu caresser agréablement les oreilles de Monsieur qui avait vu aussitôt quel parti il pouvait en tirer. Après avoir déclaré que « ces gens-là étaient de bien pauvres esprits qui ne savaient tourner galamment à leur profit une situation désagréable » et que « si la reine refusait de s’arrêter, il fallait l’y obliger avec élégance », il avait entrepris d’apporter à une si belle cause une aide discrète.
— C’est ainsi, continua Mme de Balbi, que la Montesson a dû recevoir aujourd’hui un cadeau fastueux, poétique… et anonyme : un immense filet de pêcheur tissé d’or et d’argent, assez grand pour barrer la Seine sur toute sa largeur et qui était accompagné d’un petit poème, tout aussi anonyme… dont voici le texte, ajouta-t-elle en tirant de son décolleté un petit papier qu’elle mit dans la main de Gilles. Il fait trop sombre pour que tu puisses lire mais je le sais par coeur. Tu pourras vérifier.
« À vous, savante enchanteresse
O Montesson, l’envoi s’adresse
Docile à mon avis follet
Avec confiance osez tendre
Sur-le-champ ce galant filet
Et quelque grâce va s’y prendre… »
— Très joli ! apprécia Gilles. C’est de Monsieur ?
— Du premier au dernier mot. Il en est assez fier car il se croit un grand homme de plume.
— Pourquoi pas ! Mais jusqu’à présent je ne vois là qu’une idée assez gracieuse et pas du tout comment un filet de fantaisie pourrait causer un tel drame. Il est probable que la reine sera mécontente de se voir arrêtée alors qu’elle ne le désirait pas et rien de plus.
— Peut-être pas car personne ne lui demandera de quitter son bateau, bien au contraire. Simplement, elle sera obligée de regarder un spectacle que lui offriront, des berges, les danseurs et comédiens de Monseigneur le duc d’Orléans, puis le filet se relèvera pour laisser libre passage. Tout au moins s’il en a le temps.
— Pourquoi ne l’aurait-il pas ?
La voix de Mme de Balbi baissa de plusieurs tons jusqu’à atteindre le murmure et se chargea d’une sorte d’angoisse.
— Parce qu’il n’en restera probablement rien quand le bateau aura sauté.
— Sauté ? souffla Gilles en écho horrifié. Mais… à moins que le duc n’accueille la reine à coups de canon, c’est impossible. L’extravagant raffiot qu’on lui a construit n’a pas de Sainte-Barbe que je sache1.
— Peut-être mais il n’y en a pas moins une charge de poudre cachée à bord. Où, je te jure que je n’en sais rien. Ce que je sais, par contre, c’est comment la pièce doit se jouer : des barques chargées de chanteurs et de musiciens s’approcheront de la gondole arrêtée devant le filet. Sur l’une d’elles il y aura quelqu’un qui allumera discrètement une mèche dissimulée dans les sculptures et les dorures extérieures du bateau. Il y en a tant que ça a dû être très facile d’y ajouter un bout de cordon doré.
— C’est effrayant ! murmura Gilles abasourdi. Une telle haine envers une femme, des enfants ! Mais c’est monstrueux !
— Ce n’est pas vraiment de la haine… mais de l’ambition poussée à l’extrême. Quant au côté monstrueux de l’affaire j’en demeure d’accord et d’autant que, grâce à ce maudit filet planté devant leurs portes, les Orléans seront tenus responsables du crime. Le chagrin du roi sera immense, sa colère aveugle et c’est un coup à faire tirer toute la famille à quatre chevaux2 en dépit des idées humanitaires de Louis XVI. Mais quelle fructueuse opération pour Monsieur ! Songe un peu : sans que les soupçons puissent retomber sur lui, il éliminera en un seul feu d’artifice la couvée royale et les turbulents cousins dont la popularité grandissante à Paris commence à le gêner. En outre leur mort ferait lever instantanément les barricades dans Paris. Le roi pourrait être balayé par la tempête. Comprends-tu, à présent, pourquoi j’ai voulu que tu saches cela ? Je hais la reine… mais cette boucherie me fait horreur.
— Et si je n’étais pas venu ?
Elle eut un geste vague qui traduisait une sorte de désarroi.
— Je ne sais pas. Mais, je te le jure, j’aurais essayé de faire quelque chose. Je ne sais pas quoi et je n’ai pas cherché car j’étais sûre que tu viendrais et, vois-tu, l’occasion était trop belle de te retrouver. Où vas-tu ?
Elle avait crié les derniers mots. Gilles, en effet, courait déjà vers son cheval. Elle courut après lui, relevant à deux mains ses jupes encombrantes, le rejoignit comme il mettait le pied à l’étrier et s’y accrocha tandis que, de sa main libre, elle empoignait la bride.
— Reste encore ! Tu n’as pas le droit de t’en aller, de me laisser à présent comme une lettre inutile ou un citron que l’on a pressé. Je veux que tu restes avec moi, tu entends ? J’ai risqué ma vie en faisant ce que j’ai fait et je veux, à présent, ma récompense.
Une fureur quasi démente flambait dans ses yeux. Tout son visage crispé disait qu’elle était au bord d’une crise nerveuse ou d’une folie.
— Votre récompense ? Elle peut attendre. Pensiez-vous sérieusement que j’allais perdre, à faire l’amour, un temps précieux alors que la Reine dort sur un tonneau de poudre ? Il faut que je m’en aille. Pourtant, Dieu m’est témoin que j’ai encore bien des choses à apprendre de vous, bien des questions à poser qui me tiennent à cœur mais ce n’est pas le moment…
— Que veux-tu faire ? Rejoindre le bateau ? Tu as tout le temps. Il est amarré pour cette nuit à Corbeil et ne sera pas à Sainte-Assise avant la fin de la matinée. D’ailleurs, tu ne pourrais pas y pénétrer. Il est bien gardé… et tu es mort ! Viens avec moi, je t’en supplie ! Nous n’irons pas loin… rien qu’au pavillon de chasse du feu roi qui est au bout de l’allée. Je ne te retiendrai pas longtemps non plus. Une heure ! Rien qu’une heure…
— Pas une minute ! Mais, je le jure, quand j’aurai fini ce que j’ai à faire, je reviendrai.
— Tu mens ! Si tu pars maintenant, je sais que tu ne reviendras pas. Pourquoi le ferais-tu, d’ailleurs ? ajouta-t-elle avec amertume. Tu as appris tout ce que tu voulais savoir.
— Pas tout, non ! Sur mon honneur, je reviendrai dans le pavillon mais à quelle heure je n’en sais rien. Vous n’aurez qu’à m’attendre.
Mais elle était au-delà de tout raisonnement. Fouillant vivement dans son corsage, elle en tira un objet qu’elle porta vivement à ses lèvres. Un coup de sifflet strident fit retentir les échos de la forêt et, instantanément, plusieurs hommes armés surgirent des buissons, tombèrent des arbres.
— J’ai dit tout de suite ! fit-elle d’une voix redevenue étrangement calme. Dans une heure tu seras libre, pas avant ! Soumets-toi de bonne grâce si tu veux que, justement, dans une heure je te rende ta liberté.
Il eut une moue méprisante.
— Et vous appelez ça aimer ?
Elle eut un petit rire sans gaieté.
— Peut-être que je ne sais pas encore très bien. Mais j’ai trop faim de toi. On ne peut pas demander un raisonnement sain à quelqu’un qui meurt de faim, n’est-ce pas ? Ne me pousse pas à bout, je t’en supplie. Fais ce que je te demande si tu ne veux pas que ces hommes t’emmènent de force au pavillon…
La repoussant brutalement, il sauta en selle pour tenter une percée dans le front de l’ennemi quand une voix placide et nasillarde qui couvrit sans peine un gémissement de la comtesse, déclara en anglais :
— Besoin d’un coup de main, on dirait ?
Retenant son cheval qui allait s’élancer, Gilles éclata d’un rire torrentiel qui emporta sa colère. Anne de Balbi se débattait furieusement entre les pattes d’une sorte de géant coiffé d’un bonnet de castor. Tim Thocker était en train d’effectuer, à sa manière toujours imprévue, sa rentrée dans l’existence de son ami Gilles.
— Salut à toi, mon frère ! ajouta-t-il avec bonne humeur. On s’embrassera après. Pour le moment, dis à ta petite amie qu’elle renvoie ses corniauds si elle ne veut pas que je lui fasse sauter sa tête de linotte.
Tournemine vit alors qu’en effet la gueule d’un pistolet venait s’appuyer sur la tempe de Mme de Balbi, une seule main suffisant amplement à Tim pour maîtriser une faible femme.
— Inutile ! ragea celle-ci. Je parle anglais moi aussi.
Puis, élevant encore la voix, elle ordonna à ses domestiques de se retirer et d’aller l’attendre « à la maison… »
— Voilà qui est parler ! remarqua Gilles.
Se penchant brusquement, il cueillit la femme d’un bras, la hissa jusqu’à sa hauteur, lui mangea la bouche d’un baiser vorace puis, la laissant retomber sur ses pieds :
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